Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je profite de notre première réunion de l'année pour vous souhaiter une bonne année 2022. Le programme de nos auditions sera particulièrement intense en janvier et février.
Je rappelle que la commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et David Assouline en est le rapporteur.
L'ordre du jour de notre réunion est consacré à la presse régionale. Nous accueillons en effet M. Nicolas Théry, président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale, et M. Philippe Carli, président du groupe Est Bourgogne Rhône Alpes (EBRA), avant de recevoir M. Louis Echelard, président du directoire du groupe Société d'investissements et de participations (SIPA) - Ouest-France.
Peu en ont conscience, mais le premier acteur de la presse en France est le Crédit mutuel, actionnaire unique du groupe EBRA. Ce groupe possède en effet dix-huit titres et rayonne sur tout l'est de la France, à travers, par exemple, L'Alsace, Le Bien public, Le Dauphiné Libéré, Les Dernières Nouvelles d'Alsace (DNA), L'Est Républicain, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès, Le Républicain Lorrain et Vosges Matin. En 2019, il représentait 9,4 % des tirages nationaux de presse et près de 18 % de la presse quotidienne. Il s'agit donc d'un acteur majeur de la presse régionale, qui illustre bien la problématique de la concentration des médias au coeur de notre commission d'enquête. Il est en outre le seul groupe bancaire à être fortement présent dans les médias.
Monsieur Théry, monsieur Carli, nous sommes heureux de vous recevoir pour que vous exposiez les racines de l'engagement du Crédit mutuel dans la presse, qui remonte à 2004, date de la vente par le groupe Dassault de ses titres de presse régionale. Vous nous présenterez votre vision de la situation de la presse et vos perspectives pour les années à venir.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure. ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Théry et M. Philippe Carli prêtent successivement serment.
Je vous présente tout d'abord mes voeux de bonne année. Je vous remercie de nous avoir invités. C'est pour nous un honneur de nous trouver devant une commission parlementaire et de pouvoir lui expliquer les actions que nous essayons de conduire dans nos rôles respectifs d'actionnaire et de dirigeant, à travers neuf titres de presse régionale.
Je m'exprime ici en qualité de président de Crédit Mutuel Alliance Fédérale, actionnaire du groupe EBRA, et non en tant que président de la Confédération nationale du Crédit mutuel.
Le Crédit mutuel entretient avec la presse une longue histoire qui remonte à 1972, date de l'intégration du journal L'Alsace, journal qui connaissait alors des difficultés, dans le Crédit mutuel Alsace Lorraine Franche-Comté.
Comme vous l'avez souligné, à partir de 2004, pour des raisons conjoncturelles, mon prédécesseur a progressivement proposé la prise de contrôle de neuf titres de la presse quotidienne régionale, via les acquisitions successives de journaux détenus par le groupe Dassault et du groupe L'Est Républicain. Ces titres sont désormais regroupés au sein du groupe EBRA, sous la présidence de Philippe Carli.
Je ne vous parlerai pas des raisons de l'acquisition de ces journaux, car je n'étais pas dans le groupe à l'époque, mais de la raison de la confirmation de la présence des titres de presse au sein du groupe Crédit Mutuel Alliance Fédérale, en 2017.
Au moment de ma prise de fonctions, il y a six ans, la presse régionale constituait un cas dilemme. Elle perdait entre 50 et 60 millions d'euros par an, couverts par les sociétaires, et était marquée par un certain retard en matière de numérisation et de rajeunissement. Une forte pression s'est exercée à l'époque en faveur de la vente ou de la fermeture de ces titres. Or le directeur général et moi-même avons souhaité procéder tout d'abord à un audit de la situation, que nous avons confié à Philippe Carli, alors consultant extérieur, qui avait conduit le redressement remarqué du Parisien et de L'Équipe.
Au terme de cette analyse, rendue en avril 2017, nous avons acquis trois convictions qui ont été soutenues et votées par notre gouvernance mutualiste.
La première est que le redressement était possible. Les activités de presse écrite régionale pouvaient être à l'équilibre moyennant des mesures exigeantes. Celles-ci ont été conduites par un nouveau dirigeant, Philippe Carli, dans le but de parvenir à un équilibre financier fin 2020. Cet objectif a été atteint avec trois mois de retard du fait du covid-19, ce qui constitue une superbe performance. Le résultat d'exploitation du groupe de presse est désormais positif.
La deuxième conviction était que les responsabilités de dirigeant et d'actionnaire devaient être clairement distinguées. Je suis président de Crédit Mutuel Alliance Fédérale, je ne suis pas président du groupe EBRA. Nous avons avec Philippe Carli une relation fondée sur le lien normal qui unit un actionnaire et un responsable d'entreprise, et centrée sur l'idée selon laquelle le groupe de presse et chacun des titres doivent être placés sous une stricte autonomie éditoriale, et disposer de ce point de vue d'une stricte responsabilité. Dans ce cadre, nous avons fait le choix fondamental de maintenir chaque titre.
La troisième conviction est que notre groupe est un groupe mutualiste. Le statut d'entreprise à mission qu'il détient désormais a formalisé son engagement, de longue date, d'être un groupe complètement mutualiste et non coté - engagement dont témoigne la décision prise en 2017 par le directeur général et moi-même de retirer le Crédit industriel et commercial (CIC) de la cote.
L'intégralité de nos résultats est mise en réserve, et ces réserves ont vocation à servir l'économie française, les sociétaires et le développement du groupe.
La presse quotidienne régionale constitue un service de proximité, en ligne avec notre mission d'accompagnement des territoires - inscrite en quatrième position de la liste des missions figurant dans les statuts de l'entreprise à mission Crédit Mutuel Alliance Fédérale -, sa vocation étant d'entretenir le débat démocratique et le lien social dans tous les territoires.
La « saison 1 » du redressement du groupe EBRA a été conduite avec succès. Le Crédit mutuel s'inscrit dans un engagement durable auprès des neuf titres de presse régionale du groupe, l'idée étant de conforter ce redressement et d'assurer leur développement, en ligne avec notre mission de présence dans les territoires, d'information locale et d'entretien de la confiance envers nos titres. La presse quotidienne régionale présente en effet, d'après les enquêtes d'opinion, un taux de confiance élevé, de 62 %. Il s'agit pour nous non seulement d'un témoignage de reconnaissance, mais aussi d'une responsabilité. C'est dans cet esprit que nous souhaitons continuer à agir aux côtés du groupe EBRA.
La presse est importante pour la pluralité politique. Les titres de presse quotidienne régionale du groupe EBRA ont pour objet d'informer le public et mettre en valeur les acteurs du territoire. Nous ne sommes pas là pour avoir des opinions, mais pour apporter des informations importantes.
Par ailleurs, il n'y a pas de pluralité ni de presse sans des équipes de journalistes et des rédactions fortes. C'est pourquoi j'ai souhaité, au lancement de la saison 1 de la transformation d'EBRA, améliorer l'ensemble du fonctionnement de l'entreprise, tout en gardant des rédactions fortes. Nos neuf titres de presse représentent ainsi 1 400 journalistes, sans compter l'ensemble de nos correspondants. Nous aimerions en faire travailler plus mais, malheureusement, avec la crise de la covid et ses conséquences, cela n'a pas été possible. .
La majorité des titres du groupe ne seraient plus là si nous n'avions pas bénéficié du fort soutien de notre actionnaire pour opérer la transformation nécessaire à leur maintien.
La presse quotidienne vit depuis dix ans une transformation sans précédent, liée à la révolution internet, mais surtout aux changements d'usage de l'information. On traite désormais l'information de six heures du matin à vingt-trois heures sous la forme la plus adaptée au moment où le lecteur la consomme.
Nous avons rassemblé nos expertises et nos savoir-faire et mis en oeuvre des synergies pour garder des rédactions fortes. Dans ce but, nous avons rationalisé et mis en commun nos imprimeries, nos studios graphiques et nos centres d'appels clients ainsi que les informations nationales générales et sportives. En revanche, chacun des neuf titres régionaux dispose de sa propre rédaction, les rédactions étant regroupées par territoire - territoires lorrain, alsacien, dauphinois et rhônalpin. Nous avons en outre systématiquement remplacé les journalistes à l'issue des départs.
Nous travaillons à présent sur la « saison 2 » du redressement du groupe. Nos titres ont la capacité de financer eux-mêmes leur croissance. Nous travaillons en particulier dans le but de renforcer les liens de proximité et de confiance avec les citoyens et l'ensemble des acteurs de nos régions. Un vrai problème de confiance se présente en effet à l'égard des institutions et des médias. Nous sommes particulièrement bien positionnés, au travers de nos rédactions fortes, pour répondre à cet enjeu.
J'ajoute que notre groupe vient d'être labellisé « Responsabilité sociétale des entreprises » (RSE) par Positive Workplace et constitue le premier groupe de presse quotidienne régionale à se voir attribuer cette distinction.
Vous êtes à la tête d'un groupe de presse géant. Or la diversité intrinsèque à la presse quotidienne régionale et son maillage territorial, qui sous-tend la confiance qui lui est accordée par les citoyens, diminuent au fil de la constitution de grands groupes et des mutualisations de moyens décidées par souci de rationalisation économique, qui réduisent la proximité des rédactions, donc l'originalité et la liberté éditoriale de chaque titre. Cette situation soulève des interrogations légitimes.
Quelle part le groupe EBRA représente-t-il dans l'ensemble des activités du Crédit mutuel ?
Pourquoi avez-vous jugé nécessaire de développer l'activité de presse ?
Nous faisons et tenons le pari de la diversité démocratique dans l'unité économique. Ne sont donc mutualisées que les fonctions situées « derrière le comptoir » de la démocratie, relevant de la régie ou de l'imprimerie. En revanche, les 1 400 cartes de presse, les rédactions, les titres et leur identité sont maintenus, dans toute leur dimension d'information régionale et locale.
Cette activité représente un chiffre d'affaires de 470 millions d'euros, sur un chiffre d'affaires total de 14,5 milliards d'euros pour Crédit Mutuel Alliance Fédérale. Il s'agit donc d'une activité significative, mais non majoritaire. Si nous nous réjouissons par ailleurs que le groupe EBRA affiche un résultat d'exploitation positif et sommes très reconnaissants aux équipes d'y être parvenues, l'exigence qui a été fixée est que cette activité soit à l'équilibre et puisse financer son développement, pour que les sociétaires du Crédit mutuel ne se retrouvent pas tenus de combler des pertes. Ce pari économique me semble sain.
Nous avons décidé de conserver cette activité, car elle répondait à la véritable identité de notre groupe, qui est d'être un groupe mutualiste local. Notre groupe rassemble en effet 1 550 établissements de crédit de plein exercice que sont les caisses locales du Crédit mutuel. Nous voulons être très présents auprès du milieu associatif, des citoyens, des professionnels, des commerçants et des artisans, et contribuer également à l'information locale.
Notre choix répond à une mission mutualiste territoriale. Nous l'assumons, car nous croyons à la vitalité territoriale. Mais le corollaire de ce choix, qui répond à la critique consistant à se demander pourquoi une banque contrôle des journaux, est de dire que nous sommes redevables de garanties de gouvernance et de fonctionnement relatives à l'indépendance éditoriale et à l'autonomie de gestion du groupe EBRA.
L'indépendance éditoriale est difficile à tenir pour de petits titres comme Vosges Matin ou L'Alsace. Nous avons investi plus de 40 millions d'euros pendant la saison 1 pour remettre à plat nos sites internet, nos applications, produire des contenus adaptés aux usages, etc. Le fait de former un groupe permet de financer ces opérations pour l'ensemble des titres, alors que les petits titres seuls seraient incapables de les assumer - ou le feraient aux dépens de la force journalistique.
Les possessions de votre groupe s'étendent sur presque toute la partie Est de la France, où une diversité de titres est donc détenue par un seul propriétaire.
Un responsable du syndicat national des journalistes (SNJ) que nous avons reçu nous a fait part de son émotion à l'annonce de votre décision de constituer un bureau d'informations générales chargé de produire de l'information censée être reprise localement par tous les titres, qui contrevenait, selon lui, à la liberté éditoriale et allait au-delà du seul objectif de rationalisation logistique. Que répondez-vous à cela ?
La principale raison d'être du bureau d'informations générales, basé à Paris, est de traiter l'information nationale, dont beaucoup d'acteurs se trouvent en région parisienne et qui fait beaucoup appel aux dépêches de l'Agence France-Presse (AFP).
Les titres régionaux doivent effectivement reprendre l'information nationale générale et sportive. Ces reprises sont coordonnées par les rédacteurs en chef, qui se réunissent régulièrement pour décider de la façon dont sont traitées les informations. Tout ce qui relève de l'information régionale est en revanche distinct de ce bureau.
Le bureau d'informations générales produit des pages aux formats adaptés à chaque titre, et peut éventuellement proposer un traitement différent à la demande d'un rédacteur en chef local.
Les éditoriaux sont propres à chaque titre. Chaque titre a sa propre ligne éditoriale.
La décision de mettre ou non un sujet en avant est prise par le rédacteur en chef du quotidien, non par le bureau d'informations générales.
Le traitement d'une information nationale par une agence centrale fournit un angle de vue, une ligne éditoriale, qui s'applique forcément à tous les titres. De plus, le traitement de l'actualité nationale par le biais local avait son originalité, y compris pour des événements sportifs. Considérez-vous que ces débats de fond sont secondaires, que les mutualisations effectuées ont permis de sauver ces titres et qu'il n'y a pas d'autre modèle possible ?
Il ne s'agit pas d'un débat secondaire. Il nous a conduits à des propositions d'organisation très claires, notamment concernant le maintien de titres, l'articulation des rédactions, et le rôle non hiérarchique du bureau d'informations générales. Nous avons été soucieux d'éviter toute domination du bureau d'informations générales sur les titres. Il s'agit d'un contributeur.
Si la réponse que nous avons apportée peut vous paraître critiquable, cette question importante n'a donc pas été traitée de manière secondaire.
Les titres de la presse quotidienne régionale disposent souvent de petites équipes pour l'information nationale. A contrario, le bureau d'informations générales rassemble une équipe de trente journalistes focalisés sur l'information nationale. L'AFP constitue par ailleurs une source d'information importante à la qualité reconnue.
La décision que nous avons prise de disposer d'une force journalistique à Paris pour traiter l'ensemble des sujets nationaux, tout en conservant des forces en région pour traiter les informations concernant directement les territoires, nous a paru un bon équilibre.
Cette organisation impliquant la formation d'une équipe dédiée à l'information générale et sportive et le maintien d'équipes au niveau régional constituait-elle un élément important du retour à l'équilibre financier du groupe ?
Sans en être l'élément unique, cette organisation participe à l'équilibre des titres. Elle a en outre du sens du point de vue éditorial. Nous traitons beaucoup mieux l'information nationale depuis que le bureau d'informations générales s'en occupe. Nous avons renforcé également les contenus éditoriaux régionaux, et prenons beaucoup plus de temps pour mettre en valeur l'information régionale.
Auparavant, le temps manquant pour envoyer quelqu'un à Paris, les titres se contentaient souvent de reprendre telles quelles les dépêches de l'AFP. Il n'en va plus de même aujourd'hui. Le groupe EBRA lance même parfois des informations nationales avant la presse quotidienne nationale.
Vous gagnez là ce que vous perdez en traitement de proximité et en vision originale de l'information nationale par la presse quotidienne régionale, qui était complémentaire de ce qui existait par ailleurs.
La presse quotidienne régionale traite donc toutes les questions nationales, qui concernent tous les Français, de manière unique et non plus à travers la diversité de titres qui faisait pourtant son originalité.
Estimez-vous que les conditions imposées par l'Autorité de la concurrence à l'occasion de l'autorisation du rachat par votre groupe de titres de L'Est Républicain - relatives notamment à la diversité des contenus, au maintien de rédactions en chef dédiées et à la garantie de la diffusion des titres de presse quotidienne régionale concernés - sont remplies au moyen de la pratique des mutualisations ?
Ces conditions sont respectées. Les informations produites par le bureau d'informations générales sont mises dans chaque journal sur la décision du rédacteur en chef local. En outre, si un sujet national a un impact régional fort, la rédaction locale peut le traiter en lien avec les journalistes du bureau d'informations générales.
Des journalistes ont-ils déjà été incités à ne pas traiter tel ou tel sujet susceptible de concerner le Crédit mutuel ?
Le meilleur moyen pour qu'un sujet explose dans la presse est d'expliquer aux rédactions ce qu'elles doivent faire ! C'est quelque chose qui n'existe pas. Du reste, les journaux ont tendance à hésiter à parler de leur actionnaire, plutôt qu'à essayer de valoriser ses actions.
Nous recevons des communiqués de presse de la part d'acteurs de la banque. Lorsque de tels sujets sont traités, c'est la rédaction qui décide de ce qu'elle en fait.
C'est la deuxième fois en six ans que je parle publiquement du groupe de presse. La première fois, c'était à l'occasion d'un entretien que Philippe et moi avons accordé au Figaro, en septembre dernier, pour annoncer que le redressement du groupe EBRA était effectif.
La règle est très claire, et les six années écoulées l'ont fait accepter par tous : je n'interviens pas, je n'ai aucune demande, aucun souhait, aucune remarque, en aucune manière. C'est une question de pratique. Une pratique constante produit aussi une forme d'apaisement de la relation, où chacun fait son métier en toute responsabilité, sans interférence. Je m'en porte mieux, et je pense que les 1 400 journalistes de même que Philippe Carli s'en portent mieux également.
Je prends acte de ce que vous dites. Les témoignages concernant votre prédécesseur faisaient état d'une tout autre réalité.
Les titres détenus par votre groupe sont très variés, notamment s'agissant de leur implantation - en agglomération, ou rurale. Chaque titre a-t-il une indépendance totale en matière de stratégie à déployer localement, sur le plan du tirage par exemple, ou cette décision est-elle prise au niveau global ?
Tous les journalistes qui traitaient l'information générale dans les titres régionaux avant la création du bureau d'informations générales ont-ils été gardés par le groupe, au moyen, par exemple, d'une reconversion ?
Chaque rédaction dispose-t-elle d'une charte de déontologie ?
Chaque titre a-t-il un fonctionnement totalement indépendant, décidé à la discrétion de son rédacteur en chef et qui diffère forcément de celui des autres titres en fonction de son environnement ?
Les titres ne fonctionnent pas complètement indépendamment les uns des autres, sinon ce n'est pas la peine d'avoir un groupe.
Nous travaillons beaucoup ensemble pour les outils informatiques, les plateformes, les studios graphiques, la distribution, etc. Mais nous travaillons également avec les autres titres de la presse quotidienne régionale, notamment à travers la régie nationale 366, qui constitue un interlocuteur unique pour tous les grands donneurs d'ordre souhaitant placer des publicités dans la presse quotidienne régionale.
La presse répond à un marché, comme d'autres environnements économiques. Il existe donc un prix marché pour les abonnements papier. Il faut des méthodes de marketing direct particulières pour aller chercher des abonnements digitaux. Or ces méthodes ne varient pas d'un titre à un autre. Nous échangeons d'ailleurs beaucoup avec le reste de la presse pour identifier les meilleures pratiques. Ces méthodes requièrent en outre des expertises très pointues difficiles à trouver. Or le groupe a l'avantage de nous conférer une attractivité suffisante pour recruter les meilleurs talents dans ce domaine.
Nos titres mettent en oeuvre une stratégie groupe, qui est évidemment adaptée en fonction de leurs particularités. Ainsi, si les DNA comptabilisent 92 % d'abonnés papier, Le Dauphiné Libéré n'en compte que 50 % à 55 %. Ces deux réalités n'appellent donc pas la même stratégie d'approche. Ainsi, en réponse à une baisse de diffusion importante que nous subissions sur la vente au numéro du Dauphiné Libéré, une campagne a été lancée, à l'initiative du journal, pour ouvrir des points de vente supplétifs.
L'approche des marchés varie effectivement selon que l'on se trouve en ville ou à la campagne. Les agriculteurs, les viticulteurs ou les artisans ont ainsi l'habitude de recevoir leur journal en portage avant sept heures du matin, alors que nous avons développé des applications, notamment l'application ASAPP, pour les lecteurs de Strasbourg ou de Lyon, dont les usages de consommation sont différents. Le fait de former un groupe nous a d'ailleurs permis de mener une étude marketing éditoriale dans les grands centres urbains de Strasbourg, Grenoble, Lyon, ou encore Metz, où l'on rencontre des problématiques similaires.
Nous menons aussi des démarches avec les groupes Sipa Ouest-France, Rossel ou encore Sud Ouest. Ainsi, l'information étant aujourd'hui très consommée sous format vidéo, peu connu historiquement de la presse quotidienne régionale, nous avons pris des participations croisées dans des sociétés qui nous apportent ce savoir-faire.
Il y a une indépendance pour mettre en oeuvre la stratégie groupe localement et l'adapter en fonction des réalités des territoires. Le fait d'être un groupe a en outre du sens, car cela nous permet de fédérer nos actions et d'amortir le coût du développement des outils dont nous avons besoin.
Enfin, le côté industriel des métiers de la presse se retrouve en Allemagne et en Italie, où un certain nombre de choses sont progressivement mises en commun. La presse est un métier en grande transformation qui a besoin d'investissements majeurs que les titres n'ont pas la capacité de financer seuls.
Que seraient devenus les neuf titres détenus par le groupe EBRA si le Crédit mutuel n'avait pas investi en leur faveur ?
Leurs lignes éditoriales sont-elles très différentes ou finalement assez proches ?
Comptez-vous sur la saison 2 pour parvenir à un retour sur investissement ?
Une saison 3 est-elle prévue ? Avez-vous d'autres ambitions, dans d'autres médias comme la radio ou la télévision ?
Vous nous croyez vraiment sans limites ! Nous ne sommes pas des papivores.
Indépendance éditoriale et indépendance financière vont de pair. Nous avons besoin d'une presse régionale vivante, active et diverse, nourrie par des coopérations entre les différents titres, pour maintenir une présence territoriale.
Il faut que l'indépendance et l'équilibre économiques soient assurés pour garantir le maintien de 1 400 cartes de presse et permettre aux neuf titres de se développer.
Nous n'avons pas de saison 3 prévue ni d'ambition de rachat ou d'extension. Nous avons des ambitions de développement du groupe EBRA sur les nouveaux vecteurs - applications, vidéos - appuyées sur des investissements très lourds, et vers de nouveaux publics, notamment les jeunes.
En 2016, à mon arrivée, un grand nombre de personnes plus ou moins intéressées m'ont dit qu'il fallait se débarrasser de l'activité de presse, car elle était source de problèmes. Ma conviction est que trois ou quatre titres auraient réussi à s'en sortir sans notre soutien, quand cinq autres auraient fermé.
Les marques d'intérêt ont été très claires à l'époque. Il y avait au moins cinq titres qui n'intéressaient rigoureusement personne.
Il se trouve que le Crédit mutuel était actionnaire de neuf titres. Dans la ligne de notre positionnement de banque territoriale, nous ne souhaitions pas mettre en difficulté cinq d'entre eux. Cela a fait partie du choix que nous avons posé.
Nos titres ne sont pas des titres de presse papier, mais des titres de presse plurimédias. Nous distribuons 900 000 exemplaires par jour, sommes lus sur le papier par 3,7 millions de personnes par jour et comptabilisons entre 4,9 millions et 5,5 millions de visiteurs quotidiens sur nos applications et nos sites internet.
Nous avons terminé l'année 2021 avec 80 000 abonnés numériques, alors que nous n'en avions aucun au lancement du plan cette même année. Nous produisons 200 podcasts et 1 500 vidéos par mois, soit une augmentation de 153 % en trois ans. Nous avons en outre augmenté nos audiences de 70 %.
Notre actionnaire nous a donné les moyens de faire les réformes que les titres individuellement n'étaient pas capables de mener. Nicolas Théry n'a pas mentionné le coût que ce plan de transformation de trois ans a représenté pour le Crédit mutuel.
Exactement. C'est le montant de l'investissement effectué par le Crédit mutuel pour transformer ces titres. De plus, si le groupe EBRA est bien à l'équilibre, certains titres, notamment les titres lorrains, continuent à perdre de l'argent. Ils partaient en effet d'une telle situation que beaucoup d'actionnaires intéressés par de futurs dividendes auraient depuis longtemps déposé le bilan.
Grâce au Crédit mutuel, nous avons réussi à garder une pluralité de presses quotidiennes régionales, notamment dans l'est de la France. Nos lecteurs parcourent tous les jours nos titres lorrains avec grand plaisir. Pendant la pandémie de la covid-19, particulièrement pendant le premier confinement, la presse quotidienne régionale était le seul lien social existant, car nous nous sommes débrouillés pour continuer à imprimer et distribuer nos titres tout en protégeant nos salariés, notamment les porteurs.
La participation des salariés et journalistes au sein des instances dirigeantes de votre groupe va-t-elle croissante ?
Les rédacteurs ou rédactrices en chef - je ne sais pas si cette profession est très paritaire - sont-ils élus par leurs pairs au sein du comité de rédaction ou désignés par une instance dirigeante ?
Toute notre transformation s'est faite sans aucun départ contraint, appuyée sur des accords signés de manière majoritaire par les partenaires sociaux. Cela montre que nous avons su développer un véritable dialogue. L'obtention du label RSE dépendait d'ailleurs du résultat obtenu à l'issue de l'envoi d'un questionnaire à l'ensemble de nos salariés, fournisseurs et clients.
Les partenaires sociaux sont associés à nos actions. Nous avons en outre investi un peu de plus de 2 millions d'euros par an dans la formation sur les trois dernières années et poursuivons cet effort par la création de l'EBRA Academy pour former l'ensemble des salariés et rendre également nos partenaires sociaux encore plus pertinents dans nos discussions.
Nous avons aussi mis en place des mesures pour améliorer la parité. Notre comité exécutif comprend ainsi 40 % de femmes, et le rédacteur en chef du bureau d'informations générales vient d'être remplacé par une femme. Nous poursuivons plusieurs objectifs dans le cadre de la RSE pour rendre l'entreprise représentative de la population française.
Les journalistes ne participent pas à la nomination des rédacteurs en chef. Cette décision de recrutement est prise par le directeur du titre concerné en lien avec la direction des ressources humaines. Je rencontre également les rédacteurs en chef pour me faire ma propre opinion sur leur éthique.
Enfin, nous avons des chartes éditoriales et venons de signer un accord de qualité de vie au travail pour le groupe, incluant une charte de savoir-vivre.
Comment en êtes-vous arrivés au périmètre qui est celui de vos possessions de titres de presse ? Des raisons économiques vous ont-elles conduits à considérer que cette échelle était la bonne ou vous êtes-vous heurtés à la frontière constituée par les possessions d'autres groupes ?
Vous sentez-vous protégés de la concentration ? Pensez-vous que certains pourraient avoir des velléités d'empiétement sur votre groupe ? Selon vous, à quelle échelle la concentration devient-elle nécessaire dans la presse quotidienne régionale ?
Quelles ont été les recettes du succès du retour à l'équilibre pour les titres qui y sont parvenus : s'agit-il des ventes, de la publicité, des abonnés, du portage ou de la vente en kiosque ? De manière générale, d'où vos coûts et vos ressources proviennent-ils ?
Les moyens mutualisés que vous avez évoqués sont-ils utilisés par d'autres que vous ? Avez-vous des rapports avec le reste de la presse quotidienne régionale ou avec la presse nationale, et, le cas échéant, ces rapports obéissent-ils plutôt à une logique de mise en commun ou à une logique de concurrence ?
L'extension des années 2006-2011 a été une affaire d'opportunités, lorsque des groupes étaient cédés. Le Crédit mutuel a décidé au coup par coup.
Les sociétaires du Crédit mutuel ont payé, à coup de prix d'acquisition et de déficits récurrents, 1 milliard d'euros pour ce développement dans la presse. Il fallait soit tirer un trait sur ces activités, soit trouver les moyens d'assurer à ces titres un avenir durable.
Sommes-nous à la bonne échelle ? À mon sens, oui. Grâce à Philippe Carli, aux équipes, aux partenaires sociaux, à la mobilisation collective et au soutien du Crédit mutuel, nous avons trouvé une voie pour arriver à un équilibre durable.
Nous ne nous sentons pas menacés par la concentration. Nous ne sommes pas acheteurs ou en croissance, mais nous voulons développer nos titres, y compris sur des nouveaux publics et avec de nouveaux moyens, notamment en coopérant avec d'autres groupes.
Détenir neuf journaux nous donne une taille critique pour amortir efficacement les investissements. La transformation est globale : les sites sont différents, mais l'outil est le même. Lorsqu'on réalise un investissement ou qu'on noue un partenariat avec un fournisseur de contenus comme Taboola ou Outbrain, nous avons la force du groupe. Nous sommes le premier acheteur de papier en France. D'ailleurs, nous sommes fortement impactés par l'augmentation du prix du papier, qui génère un surcoût de 8 millions d'euros pour EBRA.
Lorsque nous développons un outil CRM pour nos équipes de vente, nous l'amortissons sur l'ensemble des titres. Actuellement, nous réalisons 500 millions d'euros de chiffre d'affaires, ce qui donne un fort potentiel de rationalisation.
Nous pouvons réaliser des économies supplémentaires en travaillant avec la presse quotidienne régionale - nous n'avons pas vraiment de concurrence, puisque nous sommes sur des territoires différents - ou avec la presse quotidienne nationale, dans le cadre du plan filières. Nous négocions actuellement sur la mise en commun de l'impression, vers Lyon. Nos imprimeries sont très chargées et ont été modernisées. Pour la diffusion, nous avons commencé à porter des titres de la presse quotidienne nationale, ce qui remplit mieux les véhicules, réduit le coût à l'exemplaire du portage et permet à la presse quotidienne nationale d'être encore distribuée dans de nombreux endroits où elle ne pourrait plus l'être sinon, notamment pour ses abonnés.
Nous sommes très reconnaissants au Sénat pour son action sur les grandes plateformes technologiques. Nous voulons offrir une information diversifiée sans être pillés. La législation sur les droits voisins est un élément très important de l'équilibre durable de la presse écrite, notamment régionale.
Pourquoi les grands groupes industriels investissent-ils dans les médias ? Quel retour en ont-ils ?
Vous êtes un peu atypiques, car vous êtes une banque et surtout, dans les autres grands groupes, il y a une logique économique associée à une petite touche personnelle du président du groupe, qui peut être une volonté de reconnaissance ou d'influence.
On ne peut pas vous mettre sur le même plan. Chez vous, la logique économique prédomine, avec une volonté de rationalisation et de mutualisation.
Quel est le retour économique attendu de vos médias ? Plusieurs fédérations régionales sont couvertes par l'un de vos médias, d'autres pas du tout. Y a-t-il une différence en matière de chiffre d'affaires, de public visé dans les fédérations régionales ayant une presse régionale du Crédit mutuel et celles n'en ayant pas ? Quel est l'impact sur les activités des fédérations régionales du Crédit mutuel ?
La clientèle traditionnelle du Crédit mutuel, ce sont notamment les artisans et les associations. Avez-vous établi un lien entre vos titres de presse régionale et ce public ? S'il n'y avait pas d'intérêt commercial du Crédit mutuel, seriez-vous moins intéressé par la presse régionale ?
Vous en êtes à la saison 2 ou 3. L'actionnaire, M. Théry, vous donne-t-il un objectif en matière de bénéfices ? Un taux de rentabilité de 2 à 3 % par exemple ?
Je ne suis pas actionnaire, mais le Crédit mutuel que je préside l'est.
C'est bien un choix collectif, que j'ai proposé et que j'assume. Les instances du Crédit mutuel ont voté le plan de redressement de M. Carli à l'unanimité. En novembre 2021, il a présenté les résultats de cette stratégie. J'ai demandé à tous les administrateurs une minute d'honnêteté, pour savoir qui y croyait vraiment il y a quatre ans. Aucune main ne s'est levée... C'est un choix collectif, important, issu d'un mouvement mutualiste, collectif, estimant, à la fois dans le domaine bancaire, de l'assurance, des services aux concitoyens, qu'il est un acteur des territoires.
À titre personnel, je suis convaincu que tous, nous devrions plus souvent, dans nos choix collectifs, nous demander quel est l'impact de décisions prises au nom d'intérêts consuméristes, financiers, prudentiels, de régulation, etc., sur les territoires. En ce qui nous concerne, le choix pour la presse, c'est de contribuer au maintien d'une presse quotidienne régionale de qualité sur les territoires où nous investissons, reflet de ces territoires, contribuant à leur développement et à leur vitalité.
L'objectif fixé, c'est l'équilibre - y compris les investissements. C'est un objectif ambitieux, compte tenu de la hausse du prix du papier notamment, mais ce n'est pas un objectif conditionnel. S'il faut décaler l'objectif en raison d'un souci de ce type, nous réaliserons un accompagnement en confiance et en exigence.
Il n'y a aucun lien entre les fédérations régionales et les journaux. L'indépendance d'EBRA est totale. Les fédérations régionales sont parties prenantes de Crédit Mutuel Alliance Fédérale qui réunit quatorze fédérations régionales. À ce titre, elles suivent l'ensemble des filiales et des activités, mais sans intervention.
Il en est de même pour les associations ou les artisans : nous n'avons pas de lien commercial, pas d'interférence ou d'intérêt économique en lien avec la presse. Nous veillons, et c'est un choix stratégique assumé, à un objectif d'équilibre des activités de presse, sans excès. Le mutualisme, c'est être capable de tenir des choix stratégiques de changement dans un souci d'efficacité opérationnelle. Voilà l'équilibre que nous recherchons.
L'objectif de l'actionnaire, c'est que les sociétaires du Crédit mutuel portent cette structure sans qu'elle leur coûte comme dans le passé. Cette partie de l'histoire est terminée : depuis cinq ans, c'est une nouvelle aventure. Nous savons désormais pourquoi le Crédit mutuel a souhaité rester actionnaire de ce groupe, et conforter sa présence et son développement dans une contrainte économique, mais dans un accompagnement durable.
Je ne parlais pas d'un lien de personnes ou de structures, mais d'un lien géographique : le chiffre d'affaires des fédérations du Crédit mutuel est-il plus important dans les zones géographiques où vous détenez des titres de presse ?
Non, il n'y a aucun impact d'aucune sorte. Le Crédit mutuel est un groupe multiservices. Les activités de presse ne sont pas proposées sur les applications bancaires.
Une commission d'enquête est un outil puissant de contrôle parlementaire, afin d'éclairer le débat public.
Sans être d'un scepticisme absolu, n'avez-vous pas d'autre intérêt que le bien commun, pour posséder tous ces titres ? Si nous acquiescions sans vous interroger, nous ferions preuve de peu de vigilance.
Dans l'ensemble de votre groupe, la valorisation du Crédit mutuel ou de ses activités dans vos titres n'est-elle pas l'objet d'une bienveillance ou d'un regard acritique ? Ce ne serait pas une touche personnelle, mais un intérêt d'influence et de rayonnement du propriétaire, qui investit dans la presse et prend des risques.
Si ce n'est pas le cas dans votre propre groupe de presse, nous avons entendu devant notre commission d'enquête, ici même, une accusation portée contre le Crédit mutuel. En 2015, le Crédit mutuel a été accusé d'avoir fait pression sur Vincent Bolloré et son groupe Canal Plus, et du chantage à la publicité et à des relations apaisées, pour ne pas diffuser un documentaire de Nicolas Vescovacci, consacré à l'évasion fiscale, qui mettait en cause le Crédit mutuel. M. Vescovacci a réitéré ses propos devant nous. Cela avait fait scandale. Canal Plus, après avoir investi dans ce documentaire, l'a retiré de la diffusion. Le service public l'a diffusé. Il se dit - je demanderai confirmation à Delphine Ernotte - que les crédits de publicité de votre groupe vers le service public auraient été supprimés pour sanctionner la diffusion du documentaire sur le service public. Que répondez-vous à cela, sachant que ce n'était pas durant votre mandat, qui a débuté en 2016 ? Tout ceci n'est-il que mensonge ? N'en savez-vous rien, ou le confirmez-vous ?
Je répondrai d'abord à la question la plus pertinente : contribuons-nous au bien commun ? Il n'y a pas que l'argent dans la vie : c'est notre conviction en tant que mutualistes.
Je trouve surprenante l'autre question, dans une institution ayant en charge l'intérêt public. Nous n'avons pas en charge le bien commun ni l'intérêt public, mais une fonction d'utilité collective. Notre décision d'investir dans la presse est une décision d'utilité collective, au même titre que la suppression du questionnaire de santé pour les emprunteurs immobiliers il y a quelques semaines, ou que la soumission de nos portefeuilles de crédits corporate, gestion d'actifs et d'assurance aux accords de Paris, au même titre que nous avons pris des mesures en faveur des clientèles fragiles ou des professionnels, des artisans et des commerçants, lors de la crise du coronavirus - des décisions claires et sans contreparties. Cela vous surprendra peut-être, mais nous n'avons aucun regret et nous sommes même joyeux de faire cela.
Le scepticisme, c'est bien, les interrogations sont nécessaires, le débat est utile. Par contre, le soupçon et le complotisme ne sont pas de mise.
Je suis désolé de vous le dire, mais il n'y a pas de logique complotiste ; il n'y a pas de logique d'influence ; il n'y a pas d'exercice d'un pouvoir caché dans notre décision. Cette décision est collective et assumée. Elle n'a pas été facile à prendre pour un certain nombre d'élus mutualistes. Mais elle a été prise, elle est assumée et elle sera maintenue. Ce n'est pas l'expression d'une personne devant vous, mais l'expression d'une institution qui a une vraie fierté mutualiste et une vraie fierté d'utilité collective. Notre investissement dans la presse peut vous surprendre, dans une logique complotiste ou sceptique, mais il relève bien d'une logique d'utilité collective.
Me concernant, ou concernant Daniel Baal pour les prises de parole, vous constaterez peut-être que nous intervenons beaucoup plus souvent dans d'autres médias que dans ceux du groupe EBRA, justement pour qu'il n'y ait pas de soupçons. En revanche, nous sommes très heureux de répondre aux journalistes du groupe EBRA lorsque nous sommes interviewés, à leur demande. Cette simplicité de relation et de fonctionnement est notre meilleur atout. Quelquefois, faire simple, c'est aussi juste faire démocratique, faire transparent, et faire efficace - je vous le dis avec beaucoup d'engagement et de passion. Ce petit système interne qui consiste à porter les questions et à les faire tourner en se demandant ce que cela cache, ce que cela veut dire... Non ! À un moment, on peut poser les débats de manière simple.
Vous parlez de pressions et de chantage ? Ce n'est pas rien ! J'entends les dires des auteurs du documentaire. Nous avons consulté les faits allégués, qui ne portent pas sur le Crédit mutuel, mais sur une filiale, qui, à l'époque, avait été déjà aux trois quarts cédée : la banque Pasche. Aucun des faits allégués n'a été confirmé nous concernant. Je constate que rien, depuis, n'a modifié ce jugement. Aucune suite judiciaire n'est intervenue sur ces faits. Le groupe Canal Plus a démenti cette réalité. Nous restons l'un des principaux annonceurs du service public. Vous pouvez le vérifier. Nous l'avons été de manière continue.
À un moment, il faut se dire simplement les choses. Ce reportage a eu lieu, je n'ai pas de jugement à porter. Je constate juste que les faits allégués ne sont pas confirmés nous concernant ; à ce stade, ils n'ont pas été repris sur le plan judiciaire. Ils ont été démentis par le groupe Canal Plus. Nous avons eu des conflits du travail avec certains salariés qui s'exprimaient dans ce reportage. Ils ont été déboutés par la justice. Je m'en tiens là, la page est tournée. À un moment, l'ère du soupçon et du « oui, mais quand même » doit avoir un terme. Les choses ont été claires ; nous les avons dites à l'époque, je le répète. Nous avons une part de fierté à contribuer à l'existence d'une presse qui se porte bien.
M. Lafon a bien souligné que nous avons le souci de l'équilibre économique, mais au service d'un engagement durable - j'insiste sur ce point. Personnellement, j'ai constaté que lorsqu'une activité est structurellement et fortement déficitaire, la question de sa pérennité se pose. Je veux éviter cette question dans nos débats, en interne, pour que nous assumions ce choix collectif.
Parlementaire à ce stade de ma vie politique, je déteste le complotisme par-dessus tout. Je sais ce qu'il charrie. J'admire, dans le joyau qu'est le parlementarisme, qu'il nous donne les outils pour combattre les bruits, les allégations non fondées, grâce à l'outil puissant de la commission d'enquête. Celle-ci permet que les choses soient dites, claires et nettes, sous serment. Ensuite, le citoyen peut juger et se faire une opinion le plus précisément possible. Voilà ce à quoi nous travaillons.
Les éléments étaient publics. Il était de mon devoir, justement, dans cette commission d'enquête, de vous interroger sur ce sujet. Vous vous êtes exprimé, ainsi que le documentariste qui a porté cette accusation. Si nous n'avions pas abordé franchement ce sujet, et ne vous avions pas permis de répondre, alors nous aurions laissé les choses circuler, sans débat démocratique.
C'est bien parce que le complotisme, le populisme, et l'antiparlementarisme sont des fléaux actuellement, en France et à l'étranger, que cette commission d'enquête, avec ses questions franches, permet de donner confiance dans nos institutions et dans notre démocratie, où le débat peut être organisé et éclairé de la façon la plus approfondie possible.
Merci de votre intervention.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Après avoir reçu les représentants du premier groupe de presse avec EBRA, nous recevons le deuxième, avec M. Louis Échelard, président du directoire du groupe SIPA Ouest-France, que je remercie de sa venue. Mais peut-être êtes-vous le premier groupe, ai-je lu récemment dans un article de presse ?
Nous appartenons à la même famille, c'est l'essentiel.
Le groupe SIPA Ouest-France rassemble 85 titres, dont le premier tirage de la presse, Ouest France, avec 625 000 numéros chaque jour. Votre groupe représentait 8,7 % des tirages nationaux en 2019 et 14,5 % de la presse quotidienne.
Le groupe SIPA possède une structure originale, sur laquelle vous pourrez peut-être nous éclairer, puisqu'il est détenu en totalité par une association loi 1901, l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste, constituée en 1990 autour d'Ouest France. Le démocrate-chrétien que je suis y est sensible.
Le groupe possède des titres dans tout l'Ouest, comme Le Maine Libre, La Presse de la Manche, ainsi que des radios locales.
Nous sommes donc impatients de vous entendre nous exposer la structure et la philosophie d'ensemble de SIPA Ouest-France, un acteur majeur d'une presse régionale qui participe si bien à notre vie démocratique.
Cette audition est diffusée sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.
Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Échelard prête serment.
Je vous remercie de votre invitation à contribuer à vos travaux. J'espère que mon témoignage vous sera utile.
SIPA Ouest-France est organisé de manière originale. Il est né autour du journal Ouest France, créé en 1944, à la Libération. Ce groupe, ancré dans la presse écrite, s'est constitué par la voie du développement organique, mais également par des acquisitions, afin de répondre à des sollicitations de dirigeants n'ayant plus de solutions pour poursuivre leur action. Nous avons engagé un processus de rationalisation et de mutualisation de leurs moyens et de leurs activités. L'urgence était de les sauver, et de leur proposer une viabilité économique à moyen et long termes.
Nous détenons 5 quotidiens, 77 hebdomadaires payants, 15 hebdomadaires gratuits, et le quotidien 20 Minutes contrôlé avec le groupe Rossel. Tous ces titres acquis ont conservé leur raison sociale - j'insiste sur ce point. Ils disposent toujours de leur rédaction. Ils sont en équilibre économique ou proches de l'être.
Certes, nous avons été confrontés à l'érosion de la diffusion ; grâce à une politique de portage dynamique, 85 % de nos quotidiens sont portés au domicile de nos lecteurs avant 7 h 30 le matin. Grâce à une politique de prix le plus bas possible et à d'importants investissements commerciaux, nous avons pu limiter cette érosion par rapport à d'autres confrères, mais elle se poursuit.
La prise en compte de l'évolution des usages nous a conduits à engager une politique numérique, et à développer de nouveaux services, complémentaires des journaux papier.
Avec nos deux plateformes Ouestfrance.fr et Actu.fr, nous constatons que la fréquentation cumulée classe cet ensemble au premier niveau dans le paysage numérique français de l'information.
La menace du numérique pourrait s'avérer en définitive une opportunité, surtout si nous savons proposer des informations de qualité, équivalentes à la qualité exigée dans les journaux papiers - j'y insiste. Bien évidemment, il faut convaincre les internautes de s'abonner.
Le défi numérique exige aussi de collecter des revenus publicitaires suffisants pour maintenir le prix des abonnements au niveau le plus bas possible. Nous tenons à notre positionnement populaire, qui exige que l'abonnement soit peu coûteux. Le défi est difficile, car les petites annonces sont parties vers les grands acteurs spécialisés et la publicité commerciale continue d'être ponctionnée par les géants du numérique. Malheureusement, les droits voisins, malgré l'avancée majeure obtenue, monsieur Assouline, sont bien loin de compenser cette perte de revenus.
Le pluralisme, l'accès du plus grand nombre à l'information et l'indépendance éditoriale de la presse écrite ne seront garantis que si les revenus publicitaires participent à l'équation économique. Des garde-fous doivent être prévus ; ils devront tenir compte du profil particulier du modèle économique de la presse écrite, bien différent de celui des grands groupes de médias, notamment de télévision.
C'est dans un contexte compliqué, mais enthousiasmant que nous évoluons. Le groupe SIPA Ouest-France avance.
Qu'est-ce qui nous anime ? Quel sens donnons-nous à notre action ? Nous sommes là par conviction, pour accomplir une mission : elle découle des valeurs de notre actionnaire unique, l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste. Cette mission est simple : informer et relier les citoyens, pour faire progresser le bien commun. Pour y parvenir, nous nous sommes dotés d'une structure et d'une gouvernance adaptée, à trois niveaux : l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste, association loi 1901, à but non lucratif, dont les membres ne perçoivent aucun dividende : ce sont des bénévoles. Cette association est l'actionnaire du groupe, qui contrôle à 100 % les médias d'information, à l'exception de 20 Minutes. Cette association porte les valeurs et les engagements éthiques du groupe, et garantit juridiquement son indépendance. Dans le paysage juridique français, l'association est un outil très intéressant pour protéger les actifs.
SIPA est la holding du groupe, dont je suis cogérant. Elle s'assure du respect des valeurs promues par l'association actionnaire. Elle garantit l'indépendance économique et s'assure de la réalisation de la mission.
Les médias - dont Ouest France -, entités opérationnelles, déploient leur projet éditorial dans le respect des valeurs de l'actionnaire et dans le respect de leur propre charte éditoriale. Cette organisation a été conçue pour nous mettre à l'abri des convoitises et des pressions. Je dis souvent aux journalistes du groupe qu'ils ont la chance de vivre dans un certain confort pour exercer leur profession, puisque les pressions externes n'ont aucun effet sur nos activités et sur notre manière de présenter l'information.
Notre mission prévoit aussi que nous devons relier les citoyens. Par nos articles dans nos journaux et nos publications numériques, nous contribuons à l'animation des communautés, au premier rang desquelles la commune. Notre rôle consiste aussi à rassembler nos lecteurs et tous les citoyens pour échanger avec eux, et qu'ils échangent entre eux. Les nombreuses invitations que nous lançons tout au long de l'année vont en ce sens. Par exemple, l'événement « Vivre ensemble » rassemble habituellement - hors pandémie - 5 à 6 000 personnes à Rennes, durant deux jours, pour débattre. Nous organisons aussi des événements rassemblant des filières professionnelles : les assises de l'économie de la mer, celles de la pêche, de l'automobile, de l'outre-mer... Nous réunissons, en temps normal, 30 à 40 000 personnes chaque année.
Les engagements éthiques du groupe apportent des réponses concrètes aux intentions suggérées par les valeurs de l'actionnaire. Nous organisons des opérations d'aide aux victimes de conflits ou de catastrophes initiées par Ouest France solidarité, grâce à la générosité de nos lecteurs, lors de collectes, et nous rendons compte de l'utilisation des fonds.
Nous mettons à disposition des journaux gratuits auprès de tous les détenus des prisons de l'ouest, et dans les structures sociales : Secours populaire français, Secours catholique, La Croix-Rouge française, pour que les plus défavorisés accèdent à l'information.
Enfin, mesure importante pour la profession et pour la vitalité démocratique de notre pays, nous faisons de l'éducation aux médias, via l'Association pour les journaux des lycées, qui aide les lycéens à élaborer leur journal avec le soutien de journalistes.
- Présidence de M. Michel Laugier, vice-président -
Merci de cette présentation.
Vous êtes en situation de quasi-monopole sur l'ouest de la France, et êtes un grand groupe de presse. On pourrait imaginer que vous soyez très contestés ; or beaucoup disent du bien de vous - quelles que soient les opinions de votre groupe - pour la qualité du travail fourni par les journalistes et le pluralisme des lignes éditoriales.
Récemment, vous avez eu le courage d'annoncer que vous ne publierez ni ne commenterez les sondages, car les citoyens devront décider. Selon vous, les sondages ne doivent pas influencer l'opinion. C'est à contre-courant de la tendance actuelle, avec un sondage par jour depuis trois mois.
Vous êtes en monopole, on pourrait craindre pour la diversité. Mais vous semblez ne pas abuser de cette situation et rassurer les acteurs locaux. Cependant, la possession de nombreux titres sur de nombreux territoires sans concurrence ne nuit-elle pas à la diversité et à la démocratie ? Que faites-vous pour contrecarrer ou atténuer de tels risques ?
Un « quasi-monopole » ? Si l'on prend en compte les journaux physiques d'information, nous avons une position importante, avec, toutefois, un concurrent de qualité, le Télégramme, sur notre territoire. Mais si l'on prend en compte l'accès à l'information des citoyens, quel que soit le support, nous n'atteignons pas plus de six personnes sur dix dans cette région.
Il en reste encore quatre sur dix éloignées de l'information. C'est important que nous fassions les meilleurs efforts pour aller vers ces personnes. Elles ne nous lisent pas pour plusieurs raisons. J'ai évoqué la question du prix : même un abonnement numérique coûte cher pour un budget difficile à boucler. Peut-être aussi que notre manière d'aborder l'information ou nos sujets ne leur convient pas. En permanence, nous devons nous interroger : pourquoi des citoyens restent-ils éloignés de l'information ? Si nous ne prenons pas toute notre place, vous savez où ils vont et ce qui se passe : les réseaux sociaux atteignent plus de six personnes sur dix, quelle que soit leur formule. C'est un exercice de tous les instants.
Pour éviter un certain endormissement, nous devons tous les jours échanger avec nos lecteurs, et être sur le terrain, partout. C'est pourquoi nous avons toujours un maillage important sur les douze départements de l'Ouest. Nous employons 1 000 journalistes, utilisons les services de 4 000 correspondants de presse, et avons 70 rédactions. Ce maillage nous permet d'être au plus près des citoyens, qui nous critiqueront chaque jour, car ils ne seront pas d'accord avec ce qu'ils ont lu. C'est ainsi que nous bougeons.
Comment faites-vous pour gérer un groupe unique et une diversité de titres ? Êtes-vous satisfait de l'indépendance des rédactions de chaque titre ? Quel lien y a-t-il entre le groupe, à l'échelon central, et la ligne éditoriale, indépendante, de chaque titre ?
Chaque titre, qu'il ait été créé par le groupe ou qu'il ait été acquis, est toujours en place avec son nom et sa rédaction. Chaque journal, qui alimente aussi un site internet, a un rédacteur en chef, en relation avec un directeur de la publication. Ce dispositif évolue chaque jour dans le cadre d'une charte éditoriale qui lui est propre.
EBRA a créé un bureau d'informations générales à Paris traitant l'information nationale pour la fournir à chaque titre local. Avez-vous un tel dispositif, ou chaque titre traite-t-il l'information nationale et locale de façon autonome ?
Chaque ensemble de titres traite l'information nationale et internationale dans le cadre de son projet éditorial.
Quel est le rôle de la société d'investissement et de participation Sofiouest, dont vous êtes actionnaire majoritaire, et qui investit dans de nombreuses entreprises ? En 2010, un article accusatoire de L'Express la qualifiait de « machine à cash » du groupe. Qu'en dites-vous ?
Malheureusement, ce n'est pas une machine à cash ! Sofiouest investit pour conforter l'indépendance économique du groupe ; elle est chargée de constituer un patrimoine pour que le groupe puisse faire face à une difficulté ou réalise un projet important. Historiquement, cette société a reçu la contrepartie du prix du journal Ouest France lorsqu'il est passé sous propriété de l'association. Les actionnaires minoritaires ont été désintéressés et les capitaux provenant de la « vente » à l'association sont gérés par Sofiouest. C'est pourquoi le groupe ne détient que 51 % de cette société ; 49 % sont détenus par les descendants des personnes qui, à la Libération, ont créé Ouest France.
J'aurais trois questions. La gouvernance d'Ouest France a été modifiée l'an dernier. Quelles en sont les raisons, et dans quel but ?
Ouest France a toujours revendiqué une grande indépendance. Vous déclarez vouloir vous protéger de l'« entrisme capitalistique ». Qu'entendez-vous par ces termes ?
La presse est un secteur dans lequel l'on perd beaucoup d'argent. Êtes-vous parvenu à un modèle économique équilibré ? Avez-vous des créanciers auxquels vous seriez redevable ?
La gouvernance d'Ouest France n'a pas été modifiée l'an dernier, contrairement aux statuts et à la gouvernance du groupe. Le dispositif juridique était mis en place en 1990. Trente ans plus tard, dans un contexte différent, avec des outils juridiques nouveaux, une concurrence nouvelle, nous avons fait le point pour vérifier que cette structure originale pourrait nous accompagner dans les trente prochaines années. Après 18 mois de travaux, avec le concours d'experts, nous avons conforté ce dispositif en allant plus loin sur la formalisation de notre fonctionnement : nous avons mis en place des limites d'âge, des incompatibilités de fonctions. Nous confortons ce modèle. La singularité d'un actionnaire associatif va perdurer, même si nous avons étudié les alternatives possibles : fonds de pérennité, les fonds de dotation, les fondations... Nous allons au bout de notre projet avec cet actionnariat associatif qui n'a qu'un seul objet : l'information. En cas de cessation d'activité, il cèderait la valeur de ses actifs à des oeuvres d'intérêt général.
Notre indépendance est totale. L'entrisme capitalistique n'est pas possible. Aucune personne morale ou physique ne détient une partie du capital du groupe. Lorsqu'il y a des associés capitalistiques, c'est à des niveaux inférieurs, dans des outils ou dans un média, comme au niveau du journal 20 Minutes, partagé avec Rossel.
Si notre modèle économique n'était pas équilibré, nous ne serions plus indépendants. Le premier élément clé pour l'indépendance éditoriale des médias est d'obtenir des résultats pour éviter d'aller vers de généreux donateurs qui vous veulent du bien, avant de vous demander des services. Ces résultats nous permettent de continuer à investir. Nous n'avons jamais autant investi, car il est nécessaire, a fortiori avec le numérique, mais aussi dans nos activités traditionnelles, comme pour toutes les entreprises, d'investir chaque année. C'est pourquoi notre modèle économique est bénéficiaire. Il sollicite parfois des concours bancaires, mais nous permet d'investir en toute indépendance.
J'aimerais mieux comprendre la composition de vos instances dirigeantes. Comment est constitué le holding SIPA ? Quelle est la part des salariés et des journalistes ? La charte des valeurs de l'actionnaire a le mérite d'exister, même si elle n'est pas extrêmement contraignante. N'est-ce pas par la présence massive de journalistes et de salariés dans ces instances dirigeantes que cette charte aurait une valeur plus importante, non seulement symboliquement et éthiquement, mais aussi une portée effective ?
Le holding SIPA est une société civile. Elle fonctionne grâce à une gérance. Deux gérants sur trois - dont moi - sont des professionnels. Les membres de SIPA sont des membres de l'association, donc des représentants de la personne morale actionnaire de l'ensemble du groupe. Il n'y a pas des salariés. Selon nos textes, la représentation des salariés se fait dans les structures opérationnelles, comme Ouest France. Il n'y a pas de salariés dans les instances dirigeantes - SIPA - ni comme membres de l'association. L'implication des salariés se fait au niveau des médias.
En revanche, nous avons des échanges réguliers entre membres de l'association et les salariés sur des thèmes de réflexion. Début février, s'il n'y avait pas eu la crise sanitaire, nous aurions dû échanger, durant toute une journée, sur le thème de la confiance, au regard de nos activités.
Ouest France est mon quotidien régional. Je le connais bien, ainsi que l'association. Nous avons regretté le décès de François-Régis Hutin, modèle atypique d'une histoire familiale, qui a contribué à la création de l'association, où restent des descendants de la famille. On parle d'influence, de modèle spécifique. Je salue la qualité du journal. Quels sont les membres de cette association qui porte les valeurs du journal ?
Vous avez cité l'indépendance éditoriale et économique. Ouest France a parié sur une stratégie visant à développer le numérique, et c'est heureux. Nous échangions précédemment avec les représentants d'un autre groupe. Le coût du papier impacte la presse. Porter chaque matin un journal dans des endroits reculés est aussi une stratégie. Pour garantir votre indépendance, pariez-vous vraiment sur le numérique ? Comment voyez-vous l'évolution de ce quotidien qui a une histoire singulière et un modèle particulier ? Alors que le contexte et difficile, il réussit à garantir cette indépendance.
L'association était initialement composée de personnes présentes lors de la création en 1944. C'est le journal Ouest France qui a créé le groupe. Beaucoup de ces personnes sont décédées. Actuellement, c'est plus une famille d'esprit qu'une famille génétique. La cinquantaine de membres de l'association est cooptée ; ils sont intéressés par l'information, réfléchissent sur le sujet, ou ont des activités diverses. Nous veillons à une répartition équilibrée de toutes les spécialités. Ils ont des engagements personnels, sociaux ou autres. Nous ne pouvons pas parler d'actionnariat familial, sauf à parler d'une famille d'esprit.
Nous avons accéléré le développement du numérique, mais il ne s'agit pas d'un pari, qui serait aléatoire. Nous avons apporté des réponses aux demandes de nos concitoyens, dont certains veulent lire leurs articles sur un support papier, ou numérique, tout le temps ou à certains moments... La proposition du numérique à tous nos lecteurs est due à une raison de service.
C'est aussi une raison économique : le modèle économique fondé uniquement sur le papier, compte tenu de l'érosion de la diffusion papier, conduisait à une impasse. Nous devions trouver de nouvelles sources de financement, toujours fondées sur l'abonnement. Il y a eu quelques années d'errements avec la gratuité. Désormais, l'abonnement est au centre de notre stratégie.
La deuxième ressource du numérique, c'est la publicité. Il faut les deux ressources, c'est indispensable.
Lorsqu'on réfléchit à la concentration des médias, il faut évoquer le sujet de la publicité, dans son ensemble, et notamment numérique. Il ne faut pas regarder uniquement ce qui se passe avec les médias français, mais mettre en place des règles nécessaires pour réguler l'activité des géants, arrivant avec de nouvelles règles et sans vergogne.
Vous avez évoqué l'abonnement, mais votre groupe détient à la fois des titres de presse payants et gratuits. Comment articulez-vous ces deux stratégies différentes ? Y a-t-il une répartition géographique spécifique ? Je viens du Sud-Ouest : je vois bien 20 Minutes, et ce n'est pas toujours pour les beaux yeux de Sud Ouest...
Prenez-vous en compte les risques d'ubérisation des correspondants de presse et du portage, acteurs de la presse, dont le statut est précaire ? Les correspondants locaux sont très utiles pour assurer de la proximité. Cela pose d'autant plus problème quand on a une charte éthique...
Quand on appartient à un groupe, avec les mêmes fondements, on devrait voir émerger au sein du groupe une communauté éditoriale. Y a-t-il vraiment une politique autour de ces valeurs communes ? Y a-t-il une communauté de journalistes passant d'un titre à l'autre, et qui façonnent l'identité ?
Quand on a un objectif de responsabilité sociétale, mener des actions de solidarité ne suffit pas. La responsabilité sociétale se mesure dans la gouvernance interne d'une entreprise, notamment en termes de participation et de conditions sociales.
Nous avons une politique d'information fondée sur deux supports : le papier et le numérique, pour lesquels nous proposons du gratuit et du payant. C'est une nécessité pour nous adresser aux personnes éloignées de nos idées et loin de l'information. On ne peut leur demander immédiatement un abonnement payant. Sur le numérique et le papier, nous avons une politique de gratuité qui a pour objet aussi de nourrir le développement des abonnements payants. Par exemple, durant le confinement de 2020, nous n'avions plus de commerciaux dans les galeries marchandes, à domicile ou par téléphone, pour convaincre nos concitoyens de s'abonner. Nous avons continué à recevoir des souscriptions d'abonnement, par la plateforme numérique. Tout cela est complémentaire et ne s'oppose pas.
20 Minutes est un cas particulier, s'intéressant aux jeunes actifs urbains et aux étudiants. Cette population ne dépense pas son budget à la souscription d'un abonnement, et ce n'est pas nouveau ! Nous allons vers elle avec des supports gratuits financés par la publicité. C'est une politique délibérée : ainsi, nous créons une relation avec l'information qui sera utile plus tard.
Ce n'est pas un pari, mais une politique.
Atout de notre association, actionnaire désintéressé, nous pouvons travailler à long terme, et aborder l'avenir en le construisant pas à pas. Le résultat immédiat est encourageant et crée une forme d'émulation. Mais avec 20 Minutes, nous ne gagnons pas d'argent et en perdons même significativement en ce moment. Il faut appréhender l'ensemble, qui progresse en diffusion : nous atteignons de plus en plus de personnes. Cela génère des résultats et permet de continuer à investir. Nous n'avons pas de dividendes à verser. Nous créons de la richesse pour nous-mêmes.
Je vous remercie. J'aimerais avoir quelques précisions.
Lorsque nous vous avons interrogé sur la fabrication de l'information et l'indépendance des journalistes, vous avez répondu en parlant d'« ensembles de titres. » Quelle est la différence entre un titre et un ensemble de titres ?
Quels bénéfices faites-vous chaque année ?
Vous avez évoqué les moyens pour faire vivre votre groupe. Dans vos ambitions, vous parlez beaucoup d'investissements. Avez-vous envisagé le rachat de nouveaux titres ? Il y a encore des trous dans la raquette dans l'Ouest.
Durant l'audition précédente, nous avons vu le fonctionnement d'un groupe avec des investisseurs financiers importants. Votre groupe est associatif. Un groupe indépendant est-il encore viable ?
Nous n'avons pas d'acquisitions programmées. Nous conduisons une politique de développement qui nous axe fortement sur le numérique, ce qui est une politique de développement organique. Les acquisitions faites sont des outils. Par exemple, notre expertise vidéo et radio était insuffisante. Nous avons acquis de petites structures, partagées avec nos confrères de la presse écrite. Nous n'avons pas d'ambition précise d'acquisition de nouveaux titres.
Des titres indépendants sont-ils viables ? Oui, nous en sommes la démonstration. Nous équilibrons nos comptes et nous continuons à investir, car le résultat de notre excédent brut d'exploitation, en période normale, est d'environ 35 millions d'euros. Par comparaison à des médias audiovisuels, nous sommes à une échelle bien plus réduite, allant de 1 à 15. Mais c'est un résultat suffisant pour maintenir l'indépendance à long terme, car nous continuons à investir.
Notre groupe est organisé avec plusieurs familles de titres : Ouest France, les journaux de Loire, les hebdomadaires et 20 Minutes. Chaque ensemble a sa propre charte éditoriale. Nous n'avons pas cherché à fédérer ou à créer un consensus aboutissant à une seule charte éditoriale, car chacune des familles de presse évolue dans un environnement différent et va vers des publics différents, d'où la multiplicité des chartes ayant toutes un point commun : elles respectent les valeurs de l'actionnaire.
Existe-t-il un bureau d'information nationale pour l'ensemble des titres d'une même famille ? En disant qu'il n'y avait pas de mutualisation de ligne éditoriale entre les différents ensembles de titres, cela signifie-t-il que les différents titres d'une même famille ont un bureau mutualisé ? Votre réponse est donc positive ?
Chaque famille de titres a sa charte éditoriale et sa rédaction s'intéressant à l'actualité nationale et internationale. Ouest France est seul, avec sa rédaction nationale et internationale et son réseau de correspondants. Les journaux de Loire ont aussi leur propre bureau. Les hebdomadaires sont seuls avec leur propre bureau d'actualités nationales surtout, plus qu'internationales.
Vous détenez des journaux à la diffusion très locale comme La Dépêche d'Évreux, Les Alpes Mancelles Libérées, L'Éveil de Lisieux, pour lesquels vous touchez des aides publiques. Quelle est l'importance de ces aides pour ces titres ? Plus généralement, le système des aides à la presse vous semble-t-il juste, ou doit-il être réformé ?
Le sujet est souvent débattu. Nous recevons des aides à la presse pour les investissements, mais comme nous sommes dans un groupe, ces aides sont plafonnées : chacun des titres ne peut pas recevoir des aides conduisant à dépasser le plafond.
Environ 2,5 millions d'euros.
Ce doit être l'ordre de grandeur. Il y a aussi l'aide au portage, qui vient d'être réformée, et qui aide les organes de presse à développer le portage à domicile.
Nous souhaitons aider le portage, mais surtout aider le citoyen à accéder aux journaux, à l'information et au portage. Nous l'avions proposé, sans que cela ne soit retenu. C'est en aidant le citoyen que la presse écrite se développera. Les budgets des familles sont soumis à des arbitrages entre les différents postes. Il faut trouver des solutions pour rapprocher le citoyen et l'information.
Il me semble, mais nous devons centrer nos efforts sur les aides aux citoyens.
Comment ? On avait imaginé un passeport culture pour les jeunes. Envisagez-vous un dispositif fiscal ou une aide pour que le citoyen achète de la presse ?
C'est une possibilité. L'Australie est allée dans ce sens. Cela peut être aussi de qualifier le portage de presse à domicile de service à la personne. Des citoyens avec un budget plus serré pourraient souscrire un abonnement à un prix plus réduit.
Vous acceptez en échange un abonnement à prix réduit, et vous seriez remboursé de la différence par l'État ?
Le citoyen serait remboursé par un crédit d'impôt, au titre des services à la personne. On considérerait que le citoyen emploie le porteur, et on l'aiderait lui plutôt que les journaux. Il y a un souci autour du portage. Nous avons de plus en plus de mal à trouver des porteurs. Leurs conditions financières sont insuffisantes. Si nous voulons maintenir l'arrivée du journal tous les matins dans les boîtes aux lettres des Français, nous devons revaloriser les conditions des porteurs.
Je vous remercie de votre intervention.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 10.