Nous reprenons nos auditions en entendant Mme Marie-Christine Lepetit, cheffe du service de l'Inspection générale des finances.
Notre commission d'enquête porte sur les mutations dans la haute fonction publique et leurs incidences sur le fonctionnement des institutions. L'Inspection générale des finances suscite beaucoup d'interrogations, comme d'autres grands corps, par exemple le Conseil d'État, ou de grandes écoles, par exemple l'École nationale d'administration.
Quel regard portez-vous sur le départ vers le privé de certains membres de l'Inspection générale des finances ? On a avancé le chiffre de 60 % : est-il juste ? Pourquoi est-il préférable à vos yeux de pourvoir des postes à l'Inspection des finances à la sortie de l'ENA plutôt que de faire de l'Inspection exclusivement un corps de nomination après quelques années d'expérience dans le secteur public ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Christine Lepetit prête serment.
Mon propos liminaire n'aura d'autre but que de planter le décor pour éviter toute ambiguïté.
L'Inspection des finances, ce sont en réalité deux choses assez différentes : un service, placé sous la tutelle du ministre chargé de l'économie et des finances (en l'occurrence de deux ministres dans la configuration gouvernementale présente), et un corps au sens du droit de la fonction publique, c'est-à-dire un ensemble de personnes régies par un statut particulier qui crée des droits et des devoirs. Il existe parfois une certaine confusion entre ces deux aspects.
L'Inspection en tant que service compte environ une centaine de personnes, fonctionnaires appartenant à toute une série de corps. Elle a pour fonction de procéder à des missions de vérification, d'audit, de contrôle, d'évaluation, de conseil etc. Je vous renvoie à notre site internet pour une description des missions et des méthodes et pour la composition de notre service.
Concernant le corps, qui fait couler tant d'encre et auquel vous faisiez plus spécifiquement référence, une partie de ses membres travaillent dans le service de l'Inspection générale des finances avec d'autres fonctionnaires, tandis que d'autres travaillent ailleurs, dans la fonction publique ou dans le secteur privé.
Actuellement, combien le service compte-t-il de personnes appartenant au corps ? Quelle est la proportion ?
Au sein du service, nous sommes environ une centaine, dont environ 75 inspecteurs et inspecteurs généraux. Parmi eux, il faut distinguer deux catégories de personnes : d'une part, les personnes de la « Tournée », plutôt les jeunes, inspecteurs qui ne sont pas forcément membres du corps, mais nommés inspecteurs, car ils font « fonction de », et, d'autre part, les inspecteurs généraux. Les uns et les autres sont régis par des mécaniques de recrutement différentes.
Non. Les dénominations « inspecteur » et « inspecteur général » sont trompeuses : l'une et l'autre peuvent désigner des fonctions (quand on parle du service) ou bien des personnes titulaires d'un grade (quand on parle du corps).
La « Tournée » compte 43 personnes. Sur cet ensemble, 42 % sont issues de l'ENA, 40 % sont ce qu'on appelle des mobiles, c'est-à-dire des administrateurs civils, des ingénieurs, des administrateurs de l'Insee, parfois des magistrats et, de temps à autre, des personnes issues du privé, 14 % sont issues du tour extérieur (statutairement, un fonctionnaire sur trois), 4 % sont des militaires, puisqu'il existe un tour extérieur qui leur est spécifique.
Et parmi ceux qui sortent de l'ENA, combien intègrent l'inspection des finances chaque année ?
Quatre ou cinq.
Chez les inspecteurs généraux, la situation n'est pas plus simple. Contrairement à une idée répandue, les voies d'accès sont assez variées. Parmi les inspecteurs généraux qui travaillent dans mon service, certains sont issus de l'ENA et y achèvent leur carrière. Mais il y a aussi des inspecteurs généraux issus du tour extérieur, qui ne sont pas énarques. D'autres inspecteurs généraux ont été nommés directement au tour extérieur. En outre, il m'arrive de recruter des « faisant fonction », issus d'horizons divers soit en tant que de besoin, soit sous un statut commun avec d'autres grandes entités (les inspecteurs généraux en service extraordinaire). Dans cette catégorie on compte des préfets, des ambassadeurs, des administrateurs civils, etc. Parmi eux, certains ont fait l'ENA, mais sans avoir intégré l'Inspection à l'issue de leur scolarité, tandis que les autres ont fait autre chose. Cette variété des parcours se retrouve aussi parmi les inspecteurs généraux des finances.
Bref, tant parmi les inspecteurs que parmi les inspecteurs généraux qui effectuent les missions, les évaluations, les audits, on retrouve une certaine forme de diversité, comme c'est le cas dans d'autres administrations ou établissements publics. Nous ne sommes pas figés autour de l'énarchie triomphante. L'intégration à la sortie de l'ENA joue plutôt le rôle de locomotive.
Globalement, les sorties d'ENA sont minoritaires dans le service. Il existe d'assez nombreuses opportunités, en proportion, pour venir travailler en tant que conseil ou évaluateur au sein de l'Inspection générale sans avoir intégré celle-ci à la sortie de l'ENA.
Dans la pratique, la souplesse est plus importante qu'on pourrait le penser, ce qui est une bonne chose. Cela crée de la plasticité, ouvre des opportunités à différents âges, permet de varier la composition des équipes, d'accueillir des talents différents. Pour le responsable d'un service lui-même responsable de la fabrication de rapports, cette possibilité d'ajuster la composition de ses équipes est très précieuse. Je ne suis pas condamnée à puiser dans un vivier unique.
On trouve les membres du corps, à savoir l'ensemble des personnes qui possèdent le grade d'inspecteur ou d'inspecteur général, un peu dans le service (plutôt parmi les jeunes), un peu dans les administrations centrales, dans les établissements publics, les entreprises publiques, et un peu dans le privé. L'effectif global du corps est d'environ 205 personnes.
À ce jour, 38 % de ces 205 personnes sont dites « dans les cadres » (c'est-à-dire exerçant au sein du service de l'inspection ou mis à disposition d'une administration). Les autres sont en service détaché et hors cadre, ou en disponibilité. Les ordres de grandeur sont de trois tiers.
Dans les administrations centrales, quand vous êtes chef de bureau, vous êtes membre de l'inspection mis à disposition ; c'est seulement parvenu à un emploi fonctionnel (sous-directeur, chef de service, directeur) que vous êtes détaché.
Oui. Ensuite, il est possible d'être détaché dans une entreprise selon la part de capital détenue par l'État. Par exemple, il est certainement possible d'être détaché chez EDF ou à La Poste, non auprès d'Air France. Mais, la plupart du temps, ceux qui partent travailler dans les entreprises du secteur concurrentiel, y compris celles dont l'État détient une part du capital, sont placés en disponibilité.
Nous vous ferons parvenir des chiffres. Je précise néanmoins qu'il restera des « trous » dans le questionnaire puisque nous ne disposons pas des moyens informatiques pour reconstituer automatiquement les carrières. Ainsi, je ne peux vous indiquer le temps passé par telle personne dans telle entreprise au cours de sa carrière. En tendance, on note une très grande permanence au cours des dix dernières années et la répartition en trois tiers que j'ai mentionnée reste à peu près constante.
Il y a de moins en moins d'endroits où être placé en situation de détachement, le secteur concurrentiel relevant beaucoup plus qu'autrefois du privé.
Ces migrations ne sont pas tellement nouvelles. Ces pratiques sont un peu constitutives de ce corps. C'est ce qui peut expliquer cette permanence.
Le Dictionnaire historique des inspecteurs des finances, qui retrace la carrière des inspecteurs des finances depuis l'origine du corps jusqu'en 2009, contient une série d'articles sur des sujets connexes : le pantouflage, la guerre, les finances, les banques, les femmes, les polytechniciens. Parmi les thèmes étudiés, l'un porte sur la relation avec la sphère privée. En effet, dès le XIXe siècle, les inspecteurs des finances ont déployé leur carrière dans d'autres univers. Ce n'est pas très surprenant : compte tenu du rôle de l'Inspection des finances en tant que service, de son positionnement, de son organisation, il n'existe pas de possibilité de carrière à proprement parler pour les inspecteurs au sein du service, puisque le modèle des missions est très pyramidal (des jeunes et un petit nombre de seniors, dont très peu sont issus de l'ENA, un peu sur le modèle des grandes entreprises de conseil dans la sphère privée). Il n'existe pas de carrière naturelle ; il existe uniquement une série d'opportunités. Une fois les quatre premières années accomplies, on essaime. Comme vous le savez, les carrières de fonctionnaire au sein du ministère des finances sont assez courtes. Les inspecteurs n'y ayant pas une place liée aux métiers qui sont les leurs historiquement, ils partent en assez grande proportion. C'est une conséquence mécanique de la manière dont les hauts fonctionnaires sont gérés globalement.
Il y a trois ou quatre ans, l'Inspection générale de l'administration, le Conseil général de l'environnement et du développement durable et le Contrôle général économique et financier ont produit un rapport sur la démographie de la haute fonction publique et sur la façon dont sont gérés ces hauts fonctionnaires. Celui-ci montrait très clairement ce problème de pyramide d'effectifs : on a beaucoup recruté au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, sans qu'on sache très bien employer ces fonctionnaires dans la troisième partie de leur carrière. Cela vaut pour les ingénieurs des Ponts, mais aussi chez les administrateurs civils.
Quel est le bon étiage en matière de recrutement aujourd'hui des énarques et des ingénieurs ? Il est très difficile d'y répondre. Cela renvoie à plusieurs questions : à quoi sert l'ENA ? Quelle est la vocation de ces fonctionnaires ? Comment gère-t-on un parcours assez long ?
Alors pourquoi recruter systématiquement des inspecteurs des finances ? L'État a-t-il pour fonction d'organiser la formation de cadres d'entreprise ?
Selon les statistiques publiées par la Direction générale de l'administration et de la fonction publique, l'Inspection des finances et le corps des mines sont confrontés à cette situation. S'agissant des administrateurs civils, corps interministériel, certaines directions essaiment beaucoup elles aussi, en particulier les administrateurs civils de Bercy.
Pourquoi recruter ? Pour faire le job ! Cette fonction est originale dans le paysage administratif français comme elle l'est assez largement dans le paysage international. Le service de l'IGF est le seul, ayant comme profession d'auditer, de conseiller, etc., dont la proportion respective des jeunes et des moins jeunes est celle que j'évoquais tout à l'heure. Et il est très jalousé pour cette raison. Même à l'Inspection générale des affaires sociales, la proportion de seniors est plus importante. C'est donc notre pyramide des âges qui est la plus semblable à celle qu'on retrouve parmi les consultants du privé. Pourquoi est-ce très utile ? C'est parce qu'ils sont bien plus doués pour faire ce pour quoi l'on compte sur eux ! La touche particulière de l'Inspection, c'est sa capacité à faire du neuf avec du vieux, à sortir des sentiers battus, à porter un regard différent, disruptif, dérangeant, sans se laisser enfermer par le préexistant, en remettant constamment l'ouvrage sur le métier. Les jeunes ont davantage cette capacité à porter un regard neuf. En outre, ils ne sont pas gênés par leurs ratages ni par leurs réussites, ce qui est très important pour renouveler notre logiciel de pensée. Accessoirement, les jeunes sont un peu plus à l'aise avec les outils du moment.
Pourriez-vous donner quelques exemples ? Par ailleurs, pourquoi ne pas recruter différemment ? Par exemple sur le modèle de l'École de guerre, qui s'intéresse à des personnes disposant d'expériences diverses. Il est tout de même curieux de recruter des gens en sachant qu'ils ne pourront pas faire carrière !
Nous avons justement développé une politique de recrutement complémentaire à l'ENA. La proportion d'énarques au sein de l'IGF s'établit de fait seulement à 42 %. Désormais, chaque année, pour cinq énarques, l'IGF accueille six fonctionnaires pour une mobilité de deux ans.
Les énarques demeurent efficacement sélectionnés et formés. En outre, le concours garantit l'équité - l'objectivation diraient les consultants du secteur privé - du recrutement.
Quel en est l'intérêt si la moitié de vos recrues quittent l'IGF pour le secteur privé ?
Ils ne sont pas pour autant perdus...
Une mobilité dans le secteur privé peut parfaitement se comprendre dans le cadre d'un parcours professionnel. Constatez-vous néanmoins une plus grande impatience des jeunes générations d'inspecteurs à vouloir travailler en entreprise ? Font-ils plus rapidement qu'autrefois le tour de la fonction publique ? L'IGF représente-t-elle toujours la voie royale vers les meilleurs postes de l'administration ? Accompagnez-vous les inspecteurs au long de leur carrière ?
Vous avez évoqué la difficulté, pour les jeunes fonctionnaires, à progresser professionnellement. Dans nos départements existent des directions des finances publiques. Constitueraient-elles, pour les inspecteurs, un débouché possible, voire intéressant, après avoir oeuvré auprès de l'administration centrale ?
Imaginez que nous recrutions des généraux chargés de diriger une armée étrangère ! Absurde ! L'IGF engage de jeunes énarques, dont les carrières se déroulent plus rapidement que celles d'autres fonctionnaires et nous nous étonnons ensuite que l'accès aux postes à responsabilité soit encombré... Peut-être conviendrait-il de réfléchir à une telle curiosité...
Mon objectif est de disposer de jeunes parfaitement formés pour livrer au Gouvernement des rapports de qualité ; ma mission consiste à déployer leurs talents, qu'ils essaiment dans le secteur privé ou qu'ils demeurent au sein de la fonction publique. En ce sens, l'IGF représente, pour les jeunes qui y entrent, une opportunité autant qu'un privilège. Les changements fréquents de missions les font entrer dans une logique apprenante, proche de celle des cabinets de consultants, et de développement de leur intelligence situationnelle. L'expérience personnelle s'en trouve bien entendu enrichie, que l'inspecteur soit ou non issu des rangs de l'ENA. Les jeunes fonctionnaires ne s'y trompent pas ! Je reçois ainsi désormais chaque année davantage de demandes de mobilité au sein de l'IGF qu'il n'y a d'élèves dans une promotion de l'ENA.
Je m'évertue à dialoguer avec chaque inspecteur. La quasi-totalité de l'effectif fait montre d'un goût incroyable pour l'intérêt général, d'un appétit de réforme et d'un engagement personnel sans faille. Je suis chaque fois étonnée de constater combien les jeunes inspecteurs ont le goût du service public ! Ils portent à la fois une exigence professionnelle et une volonté d'engagement. Certains, rarement, peuvent être déçus par la réalité de leur métier. Les employeurs publics manquent - il est vrai - parfois d'agilité par rapport au secteur privé. Au sein de l'administration, les processus de recrutement apparaissent lents, peu organisés et trop rigides, alors que rôdent autour des inspecteurs des finances des chasseurs de tête d'une effroyable efficacité. Nous vivons - et j'en suis heureuse - dans un monde ouvert, qui n'enferme pas ses talents. N'oublions pas toutefois que le privé peut également servir l'intérêt général...
Vous avez, madame, un grand courage et portez un bel engagement ! En réalité, à leur arrivée à l'IGF, les jeunes fonctionnaires ne savent pas travailler. Vous représentez le prolongement de l'ENA pour peaufiner leur formation. Quelle est la durée minimum d'une carrière au sein de l'IGF ?
Vous estimez que le recrutement via l'ENA garantie la qualité de la formation. Nous nous interrogeons toutefois sur l'opportunité du concours de sortie. En l'absence de classement de fin de scolarité, vous pourriez recruter des éléments de qualité sur la base d'une vocation, d'un talent, d'une envie. Le fait de figurer dans la « botte » apparaît, certes, prestigieux mais il attire également les recruteurs extérieurs. Enfin, la difficulté à bénéficier d'une carrière ascendante concerne malheureusement l'ensemble de la fonction publique. Voyez les enseignants...
La tournée, soit le temps dû à l'IGF en y entrant, dure quatre ans. Toutefois, désormais, elle va être réduite pour que les jeunes fonctionnaires des grands corps aillent servir prioritairement dans les ministères en tension.
C'est une question d'allocation des moyens. Le temps des tournées à l'IGF sera de facto réduit mais il sera complété par une expérience professionnelle à l'extérieur. Le délai minimum aujourd'hui est de quatre ans mais cela peut changer.
S'agissant des mobiles, j'ai reçu 90 dossiers de candidatures excellents, de profils variés, pour pourvoir six postes. Il est très difficile de choisir. Comment être sûre de faire le bon choix ? Je ne suis pas à l'aise avec ces systèmes de recrutement laissés à l'appréciation subjective : c'est la porte ouverte au népotisme, aux relations de copinages, etc. Je préfère les systèmes qui objectivent les choses. Le concours a beaucoup de défauts, mais les autres solutions sont pires ! J'ai cherché des profils permettant d'assurer la complémentarité de nos équipes avec des énarques, des ingénieurs, des personnes issues des collectivités territoriales, etc. Encore une fois je ne suis pas à l'aise avec un système aussi subjectif. Le classement de sortie est la locomotive qui permet d'attirer les meilleurs. C'est la pierre angulaire de notre système.
L'origine sociale des énarques est similaire à celle des autres grandes écoles ; en revanche, si l'on regarde l'origine sociale de ceux qui intègrent les grands corps, on constate que les jeunes d'origine populaires, déjà peu nombreux, y sont encore moins représentés. Il y a donc une sélection sociale qui s'opère à l'intérieur de l'ENA.
À vous écouter, je constate que l'IGF joue le rôle d'une école pratique. Ne serait-ce pas à l'ENA, pourtant, de jouer ce rôle ? N'est-il pas paradoxal de recruter peu de gens, pour leur dire au bout de quelques années qu'ils n'ont pas de perspectives de carrière et qu'ils doivent partir ?
Il en va de même dans toute la haute fonction publique. L'État n'est pas organisé pour gérer les carrières de ses cadres supérieurs.
Que lui manque-t-il à cet égard pour organiser des perspectives de carrières en conservant la motivation des personnes ?
De la souplesse peut-être. On a empilé les règles pour protéger, encadrer, réguler, garantir l'égalité...Finalement, plus personne ne s'y retrouve. Lorsque l'on veut faire différemment pour mener un projet ou confier une mission à une personne disponible, il faut parfois modifier des règles nécessitant de consulter le conseil supérieur de la fonction publique. Il faut des mois de procédures pour changer les règles d'intégration dans les corps. Il faut aussi s'assurer de pouvoir payer l'agent, etc. Le processus de décision est long et complexe. Ce fatras de règles empêche les directeurs d'administration ou d'établissements publics de trouver les bons profils, de gérer les situations particulières, parce que les parcours sont variés. Cela empêche les dirigeants de s'adapter, d'utiliser leurs cadres au mieux. Il conviendrait de desserrer les contraintes.
Cela revient à introduire plus de subjectivité ! Les règles ont été instaurées pour garantir l'égalité de traitement, lutter contre le favoritisme, au risque finalement de brider les initiatives... Le choix est simple : soit on donne de la liberté aux responsables, soit on les enferme dans des règles étroites.
Les postes de directeur départemental des finances publics constituent-ils un débouché intéressant pour les inspecteurs des finances ? Certains inspecteurs des finances occupent ces postes.
Il peut y avoir des arbitrages métier-rémunération. J'ai vu des inspecteurs, arrivés dans le dernier tiers de leur carrière, qui préfèrent rester à l'IGF car ils privilégient leur liberté de pensée, en contrepartie d'une rémunération un peu moins élevée. Ils apprécient de travailler avec des jeunes, sur des sujets sans cesse renouvelés, de transmettre leur expérience, dans un cadre où la liberté de pensée est garantie et même valorisée car elle fait la spécificité de l'IGF, appelée à intervenir sur des missions de consultants. D'autres fonctionnaires, au contraire, préfèrent rejoindre la Direction générale des Finances publiques (DGFiP), pour un salaire supérieur, mais avec une diversité de missions moindre, dans des postes où la chaîne hiérarchique est plus forte. Chacun fait ses arbitrages en fonction de sa vocation ou de ses intérêts personnels. C'est aussi une question d'opportunité. La Direction générale des Finances publiques a aussi la particularité de proposer des postes en province.
Un tiers des membres du corps de l'IGF ont fait un ou plusieurs passages dans la banque. Vous nous dites que servir l'intérêt privé peut aussi contribuer à servir l'intérêt général. Mais lors de la dernière crise financière, lorsqu' il a été envisagé de séparer les banques de dépôt des banques d'affaires, on a bien vu que les points de vue divergeaient ! Les banques voulaient conserver le système de banque universelle. Le régulateur, et notamment M. Barnier, voulait assurer la stabilité du système et le retour d'une crise. Finalement le projet a été enterré... Les intérêts peuvent donc diverger de manière substantielle entre le privé et le public. Le fait qu'autant d'inspecteurs des finances passent dans le secteur bancaire ne constitue-t-il pas un problème ? Cela favorise-t-il vraiment l'intérêt général ?
Je prolonge la question : faut-il limiter les allers-retours entre le public et le privé ? En particulier, si un fonctionnaire a déjà fait une mobilité dans le privé, doit-on l'autoriser à y repartir de nouveau ? Enfin, faut-il réduire le temps cumulé qu'il est possible de passer dans le cadre des mises en disponibilité ?
Plutôt que de conflit d'intérêts, je préfère parler de conflit d'influences. La question est importante. Il s'agit d'apprécier le degré de liberté que l'on a pour décider lorsque l'on intervient dans différents univers. Je répondrai de manière indirecte. Ce que l'on recherche et cultive à l'IGF, c'est l'indépendance d'esprit. Pour l'obtenir - car il n'est pas toujours facile de se détacher de son milieu social d'origine, de son appartenance à l' association des anciens élèves de telle ou telle son école, de son ancien patron parfois, etc. -, on demande aux jeunes inspecteurs de commencer par faire des vérifications, qui consistent à arriver à l'impromptu dans un service pour en auditer tous les rouages. Cela contraint à s'en remettre aux faits, sans a priori, sans fioritures. Les inspecteurs doivent savoir appréhender le réel et le restituer dans des présentations robustes, de manière contradictoire. Nous leur apprenons aussi à se comporter, à l'égard de leurs interlocuteurs et des personnes auditées, de manière neutre, attentive, respectueuse et en même temps rigoureuse et scrupuleuse. Les conclusions doivent résister à la contradiction, être objectives, solides. Tout cela concourt à forger l'indépendance d'esprit. Ainsi, contrairement à ce que l'on entend souvent dans les médias, la pensée unique, à l'IGF, cela n'existe pas ! D'ailleurs, il y a des querelles vives entre inspecteurs des finances. On le voit par exemple dans le monde des affaires, par exemple lors d'OPA, ou sous la forme d'échanges d'éditoriaux dans la presse !
Ensuite on trouve des inspecteurs des finances des deux côtés, aussi bien dans les banques que chez le régulateur, qui s'efforcent de trouver les meilleures solutions de manière argumentée et indépendante. Je connais les interprétations que les sociologues ou les journalistes peuvent faire de cette situation. Pour ma part, en tant que directrice de l'Inspection, je vois des individus qui ont chacun leurs particularités, leur personnalité, et qui tous jouent leur partition individuelle, chacun dans son registre.
Il est vrai aussi que le risque de conflits d'influences existe. Il convient à cet égard de trouver le bon équilibre. Deux écueils sont à éviter : celui lié à l'incompétence technique, l'ignorance, la méconnaissance d'informations essentielles à la prise de la décision, qui naîtrait de l'érection de murailles de Chine étanches entre les secteurs - et qui n'existent d'ailleurs nulle part dans le monde ; et inversement, celui lié à un laxisme excessif dans le processus de décision, qui rendrait possibles des décisions biaisées en raison des intérêts ou des relations des décisionnaires. Il est bon que le législateur se soit emparé du sujet, édictant des règles qui permettent de continuer de dialoguer, d'échanger, de préserver la symétrie d'information entre le régulateur public et le secteur régulé, tout en veillant à ce que l'intérêt privé ne l'emporte pas sur l'intérêt général et qu'aucune influence extérieure n'interfère avec le processus de décision. C'est l'objet des règles de déport, de transparence, des déclarations d'intérêts, des procédures de décision collectives, etc. Nous avions un peu de retard en la matière par rapport aux anglo-saxons. Ces matières sont plus difficiles à traiter que la corruption. En tout cas, tout est affaire d'équilibre entre l'exigence de connaissance du secteur sur lequel on intervient et l'exigence d'équité et d'indépendance. Lorsque j'étais à la tête de la direction de la législation fiscale à Bercy, le pouvoir politique a envisagé de taxer le trading à haute fréquence. C'était très difficile. Personne n'était capable ou désireux de nous montrer comment les choses fonctionnaient... Évitons ces situations ! De ce point de vue il est judicieux d'organiser le dialogue entre le privé et le public, de donner la possibilité aux uns et aux autres de se parler et de se comprendre. C'est ainsi que l'on peut trouver les meilleurs équilibres possibles pour tous.