Trois raisons justifient que nous examinions la situation actuelle de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et, au-delà, du Conseil de l'Europe.
Il s'agit tout d'abord de mieux faire connaître la situation de deux institutions encore trop souvent méconnues. La mission protectrice de la Cour est aujourd'hui compromise par la croissance exponentielle des recours individuels et le retard considérable qu'elle accuse dans le traitement de ces affaires, qui confine parfois au déni de justice. C'est ce qui explique notamment que le Premier ministre britannique ait proposé une réforme de la Cour. Il s'agit aussi de présenter les remèdes que le Conseil de l'Europe et les gouvernements des Etats membres ont tenté d'apporter jusqu'à présent à ces difficultés. Enfin, nous avons souhaité dessiner quelques perspectives pour l'avenir, en particulier sur le fonctionnement de la Cour et les mécanismes susceptibles de garantir que les Etats et les juridictions nationales appliquent les décisions de la Cour.
Créés après la deuxième guerre mondiale, le Conseil de l'Europe et la CEDH ont pour mission d'assurer la promotion des droits de l'homme. Saisie par la voie de recours étatiques -de manière exceptionnelle- ou -le plus fréquemment- par la voie de recours individuels, puisque ce droit est ouvert aux 800 millions de citoyens des 47 États membres soumis à sa juridiction, la Cour a pour mission de veiller au respect, par les États parties, des droits reconnus par la Convention européenne des droits de l'homme. Elle n'intervient pas comme un quatrième degré de juridiction mais s'assure de la conformité du droit national aux prescriptions de la Convention. La France, qui a ratifié cette dernière en 1974, reconnaît depuis 1981, à l'initiative de notre ancien collègue Robert Badinter, le droit au recours individuel.
La Cour fait face, depuis quinze ans et l'adhésion des pays de l'ancien bloc de l'Est, à une croissance exponentielle de son contentieux, puisque le nombre de recours a été multiplié par douze. Ces pays ne présentaient pas les mêmes standards que ceux de l'Europe de l'Ouest en matière de droits de l'homme. Le pari a été que leur intégration au sein du Conseil de l'Europe les aiderait, grâce aux procédures de tutelle ou de monitoring, à s'élever au niveau des standards de la Convention. Je rappelle qu'avec 47 Etats membres le Conseil de l'Europe compte 20 Etats de plus que l'Union européenne, dont la Turquie ou la Fédération de Russie : il est utile qu'une institution internationale puisse ainsi dire leur fait à ces pays sur le chapitre des droits de l'homme. Certes le Conseil de l'Europe hésite à prononcer des sanctions contre les Etats membres. Il s'agit de les aider à persévérer dans les progrès qu'ils accomplissent en dépit des retours en arrière que l'on peut regretter comme ceux, récents, de l'Ukraine, de la Hongrie ou de la Roumanie par exemple.
La Cour compte 47 juges, un par Etat membre. Elle ne connaît d'une affaire qu'à la condition que toutes les voies de recours internes aient été épuisées. Elle suit une procédure contradictoire et principalement écrite. Les juges peuvent émettre des opinions dissidentes en marge de la décision rendue, ce qui me paraît très démocratique.
Son greffe compte 640 personnes, dont 160 Français. Il remplit les fonctions d'un bureau d'enregistrement et d'une assistance juridique à destination des juges. Le budget de la Cour, très faible, s'élève à 65,8 millions d'euros, soit 8 centimes par an et par habitant : à peine le budget de notre Cour de cassation.
La Cour européenne des droits de l'homme incarne la conscience de l'Europe. Elle construit une jurisprudence dynamique et finaliste qui interprète la Convention à la lumière des conditions actuelles, ce qui lui permet notamment de statuer en tenant compte de l'évolution des moeurs, par exemple sur la question de l'adoption ou des enfants adultérins.
A de nombreuses reprises, des Etats membres ont dû modifier leur législation pour se mettre en conformité avec les décisions qu'elle avait rendues. Ceci pose une question : bascule-t-on vers un gouvernement des juges comme l'affirme David Cameron ? Sans doute la perception de ce dernier est-elle influencée par le fait qu'en Grande-Bretagne où il n'existe pas de contrôle de constitutionnalité, rien ne commande à la loi. D'ailleurs, deux décisions de la Cour concernant le Royaume-Uni y ont été très critiquées : l'une sur le droit de vote des prisonniers, l'autre sur les conditions d'extradition d'une personne accusée de terrorisme.
Cependant, la Cour applique le principe de subsidiarité et reconnaît aux Etats une marge d'appréciation pour appliquer les droits reconnus par la Convention. Elle en a par exemple fait application récemment dans la décision validant la présence des crucifix dans les écoles publiques en Italie.
Le principe du droit au recours individuel n'est pas remis en cause. Le serait-il, la Cour perdrait toute pertinence car les recours étatiques ne peuvent s'y substituer. Quelques Etats sont les principaux pourvoyeurs de recours individuels : la Fédération de Russie, la Turquie, l'Italie, la Roumanie et l'Ukraine. Nombre de ces recours sont identiques. Dans certains pays, comme la Turquie, des avocats démarchent des villages entiers pour recueillir des centaines de plaintes, les adresser à la Cour et s'en faire payer.
Les recours sont rédigés dans toutes les langues des États membres du Conseil de l'Europe, ce qui impose à la Cour des traductions nombreuses, assurées par des traducteurs défrayés par les États membres. Ce financement alimente certaines suspicions...
Les États membres et la Cour ont tenté de remédier aux difficultés évoquées. Trois conférences internationales se sont tenues à Interlaken, Izmir et Brighton. Les deux premières ont abouti à des protocoles additionnels qui ont permis le développement de nouveaux moyens procéduraux. La Cour a, quant à elle, réformé son fonctionnement en développant une politique de prioritisation qui lui permet de traiter les affaires selon un degré d'urgence qu'elle définit. Elle recourt également à des « arrêts pilotes » pour traiter les affaires répétitives.
A Brighton, le Premier ministre britannique, soutenu par la Suisse, a tenté de limiter le rôle de la Cour. Cependant, ni cette dernière ni le Conseil de l'Europe n'ont soutenu cette initiative. La France a observé une position modérée. La conférence s'est conclue sur une résolution en demi-teinte qui relève toutefois deux points importants. Elle insiste sur la nécessité de garantir une meilleure formation des avocats, des policiers et des magistrats aux droits reconnus par la Convention. Elle abandonne l'idée de sanctionner les Etats qui n'appliquent pas correctement les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme.