Intervention de Marc Daunis

Commission des affaires économiques — Réunion du 25 juillet 2012 : 1ère réunion
Loi de finances pour 2013 — Nomination de rapporteurs pour avis

Photo de Marc DaunisMarc Daunis, rapporteur :

Le 22 février dernier, nous avons décidé de créer un groupe de travail sur l'ESS, dans un contexte de crise économique et sociale propice à la redécouverte et à la défense des valeurs et de l'action de ses acteurs. Je rappelle en effet que de nombreux organismes, associatifs notamment, du secteur de l'ESS remplissent une fonction de « réparation sociale » : l'aggravation sans précédent de la précarité, du chômage et de la pauvreté rend particulièrement cruciale l'action qu'ils mènent, en complément du système de protection sociale, pour soutenir les personnes les plus exposées.

Plus généralement, l'ESS constitue un secteur économique à part entière, qui a pris une importance croissante ces dernières années et participe pleinement à la création de richesse, tout en étant concentré sur un nombre limité de secteurs d'activité. D'après les statistiques officielles, l'ESS représente 10 % du total des salariés en France mais 69 % des effectifs dans l'action sociale, 57 % dans les activités récréatives, sportives et de loisir, 55 % dans l'hébergement médico-social ou encore 46 % dans l'assurance.

L'ESS présente aussi l'avantage essentiel d'être fortement territorialisée et d'offrir une importante ressource d'emplois non délocalisables. En relation beaucoup plus étroite avec son environnement territorial que l'économie capitaliste, elle se caractérise par un maillage serré de petites et moyennes entreprises (PME) qui contribuent à la dynamique de ses territoires. La distribution géographique de l'ESS témoigne d'une répartition harmonieuse et non pas d'une concentration dans la région-capitale. Ainsi, 75 % des plus grandes sociétés coopératives françaises ont leur siège en région alors que 91 % des sociétés de capitaux sont implantées en Île de-France. Par ailleurs, l'ESS représente dans chaque région une part non négligeable de l'emploi total. A l'exception de la Haute-Normandie, toutes nos régions ont des effectifs salariés dans le secteur de l'ESS qui représentent entre 9,6 % et 13,6 % du total de leur main-d'oeuvre. L'Île-de-France, avec 6,9 % de ses salariés relevant de l'ESS, arrive en dernière position de ce classement.

Émanation directe des territoires, l'ESS a une logique de création et de développement tout à fait spécifique et distincte de l'économie dominante tout en entretenant avec cette dernière des relations plus ou moins étroites, comme en témoigne l'exemple des pôles régionaux d'innovation et de développement économique solidaire (PRIDES) en région Provence-Alpes-Côte d'Azur. Je rappelle que ces réseaux régionaux regroupent des très petites entreprises (TPE) et PME, des laboratoires de recherche, des centres de formation et des associations à vocation économique travaillant autour d'une même chaîne de valeur, une même filière ou un même marché. Basés sur une stratégie partagée et adossés à une structure de gouvernance propre, ces réseaux développent des projets collaboratifs et mettent en place des services innovants pour leurs membres.

Au-delà de la reconnaissance consensuelle du rôle économique, social et territorial de l'ESS, la crise économique actuelle est particulièrement propice à une réflexion sur son rôle sociétal. De plus en plus de citoyens, d'entrepreneurs et de responsables politiques analysent en effet cette dernière, non pas comme une parenthèse, mais plutôt comme une alternative d'avenir à un modèle économique fondamentalement déséquilibré, qui a imposé la suprématie de la recherche opportuniste et individualiste des gains financiers de court terme. Son développement nécessite donc impérativement d'être encouragé et facilité par les pouvoirs publics.

L'intérêt de l'ESS réside principalement dans sa capacité à produire des idées et des pratiques réconciliant performance et solidarité, croissance et justice, prospérité et développement durable. Les organisations qui composent ce secteur constituent d'ores et déjà un facteur de régulation et d'humanisation du fonctionnement de l'économie : si elles ne remplacent pas l'entreprise capitaliste ni d'abolissent la recherche du profit, elles contribuent à la modérer et à la réguler.

La crise économique étant générale, la prise de conscience de la nécessité de replacer l'humain au centre des préoccupations économiques concerne l'Union européenne dans son ensemble. La Commission européenne affiche désormais un objectif de « croissance inclusive, plus juste socialement et écologiquement durable » et multiplie les initiatives depuis quelques mois en faveur de ce qu'elle appelle « l'entrepreneuriat social ». Dans sa communication du 13 avril 2011 relative à l'Acte pour le marché unique, elle en a fait l'un des douze leviers de la croissance en Europe. Dans le cadre de cette stratégie de soutien à l'entrepreneuriat social, la Commission a mis en place un programme de travail dont les axes principaux ont été rendus publics dans sa communication du 25 octobre 2011. Elle entend tout d'abord, au cours des prochains mois, améliorer l'accès aux financements, notamment grâce à la création d'un nouveau label permettant aux investisseurs d'identifier les fonds d'investissement dont l'objet principal est d'investir dans des entreprises sociales. Elle prévoit la mise en place d'un instrument de financement doté d'environ 90 millions d'euros, intitulé « programme pour le changement social et l'innovation social ». La Commission européenne souhaite, en second lieu, l'amélioration du cadre juridique de l'économie sociale, ce qui passe par la simplification du règlement européen sur les coopératives, la création d'un statut de la fondation européenne et un renforcement des critères sociaux ou environnementaux dans la passation des marchés publics.

Je note que ce regain d'intérêt dont fait l'objet l'ESS de la part des acteurs de la société civile et des instances européennes, n'a, jusqu'à une date très récente, pas suffisamment trouvé d'écho dans l'organisation institutionnelle et l'agenda de travail des pouvoirs publics français. L'ESS a été plutôt marginalisée au cours des dix dernières années, tant dans le travail parlementaire que gouvernemental. Au sein du Gouvernement, aucun ministre ou secrétaire d'État n'avait ce domaine dans son portefeuille jusqu'à la création, en mai dernier, d'un ministère de l'ESS et à la consommation, directement rattaché au ministère de l'économie et des finances et confié à M. Benoit Hamon. Quant à l'administration centrale, elle prenait en compte l'ESS uniquement au niveau de la direction générale de la cohésion sociale, semblant ainsi réduire ce vaste secteur d'activité à sa seule fonction de « réparation sociale » - ce qui excluait notamment la majeure partie des coopératives ! C'est pourquoi notre groupe de travail a décidé de consacrer une partie spécifique de ses travaux aux coopératives, confiée à Mme Marie-Noëlle Lienemann.

Certes, la mission conduite par le député Francis Vercamer, entre 2008 et 2010, à la demande du précédent Premier ministre, a eu le mérite de recréer une instance de concertation nationale à travers le Conseil supérieur de l'ESS (CSESS) mais les suites concrètes données au rapport Vercamer sont restées limitées. Il était donc urgent de combler ces lacunes institutionnelles et de redonner à l'ESS la place qu'elle mérite au sein des politiques publiques. A ce titre, on ne peut que saluer la création d'un ministère de l'ESS rattaché au ministère de l'économie. On doit également se féliciter des annonces faites par le Gouvernement s'agissant des mesures législatives et financières qu'il entend faire passer dans les mois à venir, ainsi que de sa volonté de mettre en place un dialogue renforcé avec l'ensemble des ministères concernés et des instances représentatives.

Je rappelle que, lors de sa réunion constitutive, le groupe de travail a défini sa stratégie, en décidant que ses travaux suivraient deux axes : appréhender globalement la situation de l'ESS et, de façon plus circonscrite, établir un diagnostic précis du système coopératif en France, l'objectif étant dégager des propositions concrètes en faveur du développement des entreprises coopératives. Conformément à cette feuille de route, nous avons procédé au cours des deux derniers mois à une trentaine d'auditions.

Avant de passer la parole à ma co-rapporteure, pour vous présenter nos recommandations sur les coopératives, il me revient de brosser un rapide tableau des conclusions qui se dégagent de la consultation transversale menée auprès des acteurs de l'ESS et de présenter la feuille de route que se fixe le groupe sénatorial de travail pour les prochains mois. Quatre axes se dégagent.

Tout d'abord, les frontières de l'ESS sont parfois difficiles à cerner. Le coeur de l'ESS est en effet constitué aujourd'hui par les organismes qui se rattachent à l'une des quatre grandes familles statutaires : coopératives, mutuelles, associations et fondations. Ils emploient près de deux millions de salariés, soit environ 10 % du total des emplois, et leur part est en augmentation continue. Autour de ce noyau dur, on trouve cependant un grand nombre d'entreprises qui, bien qu'empruntant la forme juridique d'une société classique, revendiquent leur appartenance à l'ESS du fait des valeurs de désintéressement, de solidarité et de démocratie auxquels elles se réfèrent et des objectifs d'utilité sociale qu'elles cherchent à promouvoir. Faut-il inclure ces organismes dans l'ESS ? D'un côté, il n'y a pas de raison de penser que les quatre statuts qui définissent aujourd'hui les frontières officielles de l'ESS constituent l'horizon ultime du secteur : l'ESS pourrait ainsi avoir vocation à intégrer toutes les formes de production qui se développent en-dehors de la logique capitaliste. Toutefois, la référence aux valeurs qui sont celles de l'ESS ne saurait constituer à elle seule un critère d'appartenance suffisant, d'autant que toutes les entreprises communiquent désormais sur le thème de la responsabilité sociale et environnementale. Il convient donc d'identifier ce qui, aujourd'hui, peut constituer un critère objectif d'appartenance à ce secteur : dès lors que l'on met en place des politiques publiques assortis d'outils fiscaux ou financiers spécifiques, il importe de désigner avec précision les bénéficiaires de ces actions publiques. Jusqu'à présent, la réflexion sur cette question des frontières s'est structurée dans un débat sur la création d'un nouveau label. Il serait intéressant de penser aussi aux moyens d'inclure de manière statutaire les nouveaux acteurs dans l'ESS soit en leur donnant la possibilité d'opter pour l'un des quatre statuts juridiques historiques si leur activité peut se développer dans ce cadre, soit en élaborant de nouveaux statuts juridiques, adaptés aux caractéristiques spécifiques de leur activité.

La seconde question importante sur laquelle il convient de se pencher est celle du financement de l'ESS. Même lorsqu'elles évoluent dans la sphère marchande, les structures relevant de l'ESS ont en effet beaucoup de mal à trouver des financements externes, car leur logique de profit limité et leurs principes de gouvernance démocratique les rendent peu intéressantes pour les investisseurs financiers. Il faut donc réfléchir aux moyens d'orienter l'épargne vers l'ESS en créant des outils et des circuits de financement spécifiques. Mobiliser l'épargne solidaire et l'épargne populaire, mettre en place des mécanismes de co-financement ou de garantie publics, utiliser plus largement les fonds européens ou encore le mécénat, favoriser le renforcement des fonds propres par des règles, notamment fiscales, propices à l'auto-accumulation : il s'agit là d'un vaste chantier. D'autant plus complexe que les attentes des acteurs sont très différentes selon leur statut juridique ou leur domaine d'activité, de sorte qu'il n'y a pas de réponse uniforme. La création de la future banque publique d'investissement (BPI), avec un compartiment dédié au financement de l'ESS, est un élément de réponse pragmatique à ces difficultés. De même, la facilitation de l'accès aux marchés publics pour les entreprises de l'ESS constitue l'un des objectifs prioritaires du ministère de l'ESS, qui permettra de répondre au besoin de fonds propres clairement exprimés par ces mêmes entreprises.

Parallèlement aux questions de financement, vos rapporteurs soulignent les apports du secteur de l'ESS en termes d'emploi. Conformément aux engagements pris par le ministre Benoît Hamon devant les représentants de l'ESS lors de la séance plénière du CSESS du 3 juillet 2012, il convient de veiller à la mobilisation des emplois d'avenir prioritairement au bénéfice du secteur non lucratif.

Enfin, le dernier axe du travail qui attend le groupe sénatorial est de participer au dialogue institutionnel en cours en vue de réformer le cadre normatif relatif à l'ESS. Le thème de la gouvernance de l'ESS devra nécessairement être abordé à cette occasion. Ce secteur d'activité se caractérise en effet par son importance quantitative, mais aussi par la grande diversité de statut de ses acteurs et par l'absence d'une représentation réellement unifiée ou institutionnalisée.

A l'issue de cette brève présentation des enjeux de l'ESS, je souligne que nous avons préconisé la création d'un groupe d'études sur l'ESS, c'est-à-dire une instance visible, pérenne et ouverte à tous les sénateurs intéressés par ce sujet majeur. Tout comme le ministère de l'ESS est rattaché au ministère de l'économie, ce groupe d'études sénatorial serait rattaché à la commission des affaires économiques. Ce groupe aurait principalement pour objet de sécuriser la reconnaissance de l'ESS, de contribuer à la mise en place d'un cadre juridique et financier, et de mettre en oeuvre des outils de promotion et d'accompagnement du secteur. Le Parlement doit en effet être présent le plus en amont possible du vote des lois, au moment où s'opèrent les choix stratégiques.

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