Au demeurant, les auditions que j’ai pu mener en vue de la rédaction de ce rapport n’ont pas effacé ce sentiment. Les agences de sécurité sanitaire elles-mêmes ne sont pas hostiles à ce principe : elles sont conscientes de l’intérêt d’un avis indépendant et respecté, extérieur à elles et garantissant, en définitive, la qualité de leur travail.
La discussion de cette proposition loi, qui ne se conclura que dans les prochaines semaines puisque nous ne pourrons pas la prolonger aujourd’hui, devrait nous donner l’occasion d’améliorer cette articulation entre les lanceurs d’alertes, les agences et la Haute Autorité de l’expertise, afin d’accroître l’efficacité et la lisibilité des dispositifs. En tant que rapporteur, j’ai d’ailleurs déposé en commission de nombreux amendements allant dans ce sens. J’ai notamment proposé, à l’article 1er, une modification rédactionnelle destinée à gommer une légère ambiguïté du texte initial, concernant la capacité de la Haute Autorité à mener elle-même des travaux d’expertise.
Comme vient de le rappeler clairement Marie-Christine Blandin – et ce point ne doit pas faire débat entre nous – cette Haute Autorité ne doit être ni une assemblée de super-experts ni une nouvelle agence chargée de mener ses propres travaux d’expertise : sa mission est de définir des règles déontologiques et d’émettre des avis quant au respect de ces règles ; ce n’est pas la même chose !
Si la commission du développement durable a adopté la totalité des amendements qu’elle a eu à examiner, le vote négatif de l’opposition sur l’ensemble de la proposition de loi n’a pas permis d’intégrer ces modifications, ce que je regrette profondément pour la lisibilité du débat. J’espère néanmoins que nous ne nous égarerons pas dans de faux débats.
Je ne crois pas trahir les échanges que nous avons eus en commission – je parle sous le contrôle de son président – en signalant que ce rejet s’est notamment appuyé sur l’argument : « une structure supplémentaire, donc des dépenses supplémentaires et des processus administratifs supplémentaires ». La création de la Haute Autorité irait donc à l’encontre de l’efficacité de l’action publique et de la nécessaire maîtrise des dépenses publiques.
L’existence de nombreuses agences de sécurité sanitaire et leur coordination constituent, certes, un vrai sujet, qu’Yves Bur, ancien vice-président UMP de l’Assemblée nationale et auteur d’un rapport en 2010, avait déjà étudié. Je le cite : « La multiplication des organismes, le chevauchement de leurs compétences, et l’insuffisance de coordination, contribuent au manque de lisibilité du dispositif des agences. » Il étayait son propos d’une citation de Thierry Tuot, conseiller d’État : « Le paysage des agences n’a pas été pensé dans sa globalité selon un schéma d’ensemble structuré mais résulte d’un empilement d’institutions créées au gré des crises, d’où cette impression de dispositif manquant de lisibilité. »
Yves Bur soulignait la présence de « zones grises » : des domaines de santé publique où l’on ne savait pas très clairement quelle agence devait intervenir. Il constatait aussi la multiplication des missions d’inspection, pouvant être diligentées par plusieurs ministères à la fois, mobilisant du temps et de l’énergie au sein des agences.
On peut rejoindre Yves Bur dans son constat, examiner avec intérêt les propositions de fusion et de rapprochement d’agences qu’il a préconisées, mais ce n’est pas, en tout état de cause, le sujet qui nous intéresse aujourd’hui puisque nous créons non une nouvelle agence d’expertise mais une Haute Autorité unique, qui a sans doute vocation à s’adosser à la remise à plat de l’architecture globale des agences.
Néanmoins, notre proposition va dans le sens du rapport Bur sur au moins trois points.
En premier lieu, nous entendons éviter la multiplication des processus de contrôle interne, car on voit bien que les agences elles-mêmes sont en train de se doter de comités de déontologie sans aucune harmonisation des règles entre agences sur le rôle de ces comités, leur intervention dans le processus de décision ou encore la transparence de leurs débats.
La présence d’une Haute Autorité unique va être ici obligatoirement facteur de cohérence, et donc d’économie de moyens publics, ainsi que de moyens associatifs ou syndicaux, car on demande de plus en plus aux acteurs de la société dite « civile » de rejoindre ces comités, suscitant ainsi, là encore, la multiplication des réunions et des sollicitations.
La Haute Autorité de l’expertise est, par conséquent, un élément de rationalisation des procédés et donc une source d’économies substantielles pour l’État. Comme, par ailleurs, il subsiste, au sein de l’État, un certain nombre de petites structures de prévention et d’évaluation sans grand impact, nous pouvons, me semble-t-il, sans nul doute créer cette Haute Autorité, dont les effectifs administratifs seront modestes, à moyens constants pour l’État et avec la promesse de réelles économies d’échelle.
En deuxième lieu, il s’agit d’éviter le maintien de ces « zones grises » où l’alerte peut échapper à la vigilance de l’État. Ce point est essentiel. À partir du constat du rapport Bur sur l’existence de ces zones grises, dès lors qu’existe une Haute Autorité qui assure le suivi des alertes qu’elle reçoit, il devient quasi impossible que ces alertes ne soient pas traitées.
En troisième lieu, il faut absolument garantir l’indépendance des décisions de l’expertise par rapport à l’État, et donc au pouvoir politique en place, de manière que ses conclusions soient totalement admises par la société.
À cet égard, le rapport Bur est tout aussi explicite, parlant d’autonomie artificielle des agences : « L’autonomie dont bénéficient les agences est relative, tant la tutelle est présente dans les instances de gouvernance et conditionne leurs ressources financières. » Ou encore : « L’élaboration du budget de chaque agence avec le ministère du budget ne laisse que peu de marge de négociation aux responsables des agences. » Enfin : « Un autre inconvénient tient à la compétition entre administrations centrales dans la commande d’études ou d’avis, la principale contributrice budgétaire faisant valoir sa prééminence dans le traitement des demandes. »
La Haute Autorité de l’expertise renforcera donc l’autonomie des agences, gage de leur efficacité, d’obligation de réponse aux alertes essentielles et d’acceptabilité des conclusions de l’expertise.
J’insiste tout particulièrement sur ce dernier point : l’acceptation, dans la société, des résultats de l’expertise.
Il y a sans doute, dans les raisons de l’opposition à ce texte – je note au passage que l’opposition est peu présente aujourd'hui –, l’idée selon laquelle il va ajouter encore de l’« émotionnel » dans le traitement de l’alerte et du risque en France, qu’il s’agira d’un appel d’air pour les polémiques, peut-être l’irrationnel, dans le débat public sur les enjeux de santé publique.
Je tiens à dire que c’est exactement à l’inverse que nous entendons aboutir avec cette proposition de loi, et je vais à nouveau partir d’un exemple concret, celui des OGM.
Je ne me prononcerai pas au fond sur l’étude du professeur Gilles-Éric Séralini, ni sur ses choix méthodologiques, ni sur ses choix en termes de communication. Mais il ne fait aucun doute que le débat médiatique n’aurait pas été ce qu’il a été si nous avions eu à notre disposition une Haute Autorité de l’expertise.
Celle-ci aurait, par exemple, depuis longtemps, interpellé l’État pour qu’il demande à une de ses agences de mener elle-même les études nécessaires à la clarification du débat. La Haute Autorité se serait alors saisie de l’avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, l’ANSES, sur les maïs ou les colzas OGM ; de nombreux avis sont disponibles sur le site de l’ANSES. La Haute Autorité de l’expertise scientifique et de l’alerte serait partie de ce simple avis de l’ANSES que je cite : « Pour 55 % des OGM étudiés, l’Agence estime que les données fournies par l’industriel ne sont pas suffisantes pour conclure sur la sécurité sanitaire liée à la consommation de l’OGM. » Elle aurait aussi pu reprendre des avis plus détaillés comme celui qui concerne le colza MON 88302. J’en citerai deux, portant sur les interactions avec les herbicides.
« Étant donné que ce colza MON 88302 a été développé pour résister à un traitement glyphosate tardif, il aurait été nécessaire de réaliser une analyse de composition sur du colza MON 88302 traité tardivement et de fournir les teneurs résiduelles en glyphosate et ses métabolites dans les graines et les huiles. » Je précise que le glyphosate est l’herbicide.
Voici maintenant ce que dit l’ANSES sur les durées des études de toxicité, thème très débattu aujourd'hui dans les médias : « L’objectif de l’étude de toxicité subchimique de 90 jours n’étant pas de démontrer uniquement l’absence de toxicité de la protéine CP4EPSPS, mais surtout d’écarter le risque d’effets inattendus liés à l’insertion du transgène dans la matrice végétale, la seule documentation de la sécurité de la protéine est considérée par le comité d’experts spécialisé comme insuffisante. »
Logiquement, avec ces conclusions, qui ont amené l’ANSES à émettre un avis négatif sur ces produits, y compris quant à la sécurité sanitaire liée à leur consommation, la Haute Autorité aurait pu se saisir de la question.
Aujourd'hui, les études du professeur Séralini répondent donc clairement à une absence d’action publique de recherche – je répète que je ne me prononce pas ici sur les méthodologies retenues, l’ANSES étant saisie par l’État pour émettre un avis avant la fin du mois –, et une Haute Autorité aurait certainement permis d’éviter cette situation, en demandant à l’État de diligenter lui-même, à partir des conclusions de l’ANSES, les études nécessaires. La création même d’une Haute Autorité indépendante irait donc dans le sens d’un débat apaisé et de décisions de l’État mieux acceptées par la société, car adossées à des expertises dont la validité serait garantie, précisément, par les représentants légitimes de la société – haute instance administrative, associations agréées, syndicats –, dans le cadre d’un processus délibératif transparent.
Bien sûr, cette Haute Autorité répond à des enjeux de santé publique, face à des risques non encore parfaitement identifiés ou insuffisamment pris en compte, mais elle répond aussi aux difficultés de l’État à développer ces actions, à autoriser des aménagements, à assumer ces décisions, car on conteste aujourd'hui et on contestera de plus en plus, dans le nécessaire débat public, la légitimité d’expertises considérées comme non indépendantes de lui-même.
La Haute Autorité de l’expertise peut ainsi permettre à l’État de mieux défendre certains de ses choix, y compris, parfois – j’espère que vous allez savourer la phrase ! –, contre des contestations dites « écologistes ». §
Dans la même logique, l’amendement adopté en commission à l’article 8, mais non intégré au texte pour les raisons déjà exposées, soulignait l’intérêt de la création d’une chaîne d’alerte complète associée à un principe de confidentialité. Il s’agit là – et ce dispositif est complété par l’article 21 de la proposition de Marie-Christine Blandin, relatif à la condamnation de la diffamation – de protéger aussi l’entreprise, pour éviter que le battage médiatique ne soit la seule possibilité de créer une alerte. Pour les entreprises également, la création d’une Haute Autorité de l’expertise scientifique et de l’alerte en matière de santé et d’environnement serait donc, sans nul doute, un vrai progrès.
Je ne reviendrai pas ici sur le titre II, sur lequel nous avons entendu les remarques des syndicats : simplifications de procédure possibles ; disparition de la cellule d’alerte au profit du renforcement du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail et de la protection solide du salarié lanceur d’alerte, tout simplement par extension de la loi Bertrand relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, qui avait suivi le scandale du Mediator. Ces amendements vont être détaillés par ma collègue Aline Archimbaud, rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales, qui reviendra sur l’intérêt que les syndicats ont manifesté à l’égard de cette proposition de loi.
Cet exemple montre bien la place laissée, dans le processus engagé, à un dialogue constructif avec les parlementaires, le Gouvernement et les acteurs de la société. Nous voulons arriver à un texte partagé, compris par tous, que nous avons le temps de mettre au point.
Chers collègues, nous sommes confrontés à des enjeux majeurs de santé publique, que nous ne pouvons régler au coup par coup, comme c’est aujourd'hui le cas : initiatives parlementaires se traduisant par des amendements de séance trop peu discutés en amont, comme on l’a vu encore la semaine dernière à propos du texte sur le bisphénol A ; création d’agences ; vote de nouvelles lois censées répondre au dernier scandale en date. Eu égard aux enjeux, nous ne pouvons plus fonctionner ainsi !
Cette loi est une loi de modernisation démocratique, qui doit permettre à l’État et à la société d’avoir une approche rigoureuse des risques émergents, de se doter de nouvelles capacités de décision, autant pour mieux se protéger que pour mieux assumer l’ensemble de ses propres décisions.
J’espère, chers collègues, que nous aurons entre nous, à partir d’aujourd’hui – cette discussion générale n’est qu’un début –, un temps de débat et de travail commun, sans posture politicienne, pour aboutir à une loi qui soit à la hauteur de ces enjeux majeurs.