Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous devons reconnaître que ce texte pose une question fondamentale : celle de notre capacité à détecter et à traiter des signaux faibles d’alertes sanitaires ou environnementales.
Le sujet est redoutable, mais il est urgent de le traiter. Les exemples de nos propres doutes abondent. Nous avons récemment débattu de la question du bisphénol A, qui nous renvoie à notre incapacité d’identifier les effets à long terme de faibles doses de pollution.
Nous avons également débattu à maintes occasions des nanomatériaux, des champs électromagnétiques, des ondes radiofréquences et de la téléphonie mobile, des OGM ou encore de l’impact des pesticides, et je pense que nous serrons amenés à en débattre encore très souvent. Ce furent des points majeurs du Grenelle de l’environnement, et le doute l’emportait généralement sur les certitudes.
D’ailleurs, les exemples qui sont pris dans l’exposé des motifs de cette proposition de loi ne sont peut-être pas les bons : pour l’amiante comme pour le Mediator, les pouvoirs publics ne pouvaient pas ignorer. Vous le rappelez en introduction, vingt et un ans se sont écoulés entre la reconnaissance de la cancérogénicité de l’amiante et son interdiction. Autrement dit, ce n’est pas l’expertise qui était défaillante, ce sont les pouvoirs publics qui l’ont été.
Lors du Grenelle de l’environnement, la proposition de créer une haute autorité visait justement à appréhender ces autres risques que sont les risques émergents caractérisés par les effets à long terme des faibles doses, les effets cocktails ou encore les « effets fenêtres », autant de phénomènes qui nous plongent très souvent dans l’incertitude car nous ne disposons que très rarement des expertises concluant clairement à l’innocuité ou la nocivité des produits en cause. Et nous devons décider avec cette marge d’incertitude !
L’enjeu de la Haute Autorité est bien de réduire autant que possible cette marge d’incertitude.
Quelles que soient nos convictions politiques, nous nous efforçons toujours, au sein de cet hémicycle, d’éviter deux écueils : d’une part, la renonciation frileuse au progrès – vous connaissez les arguments, souvent avancés de manière très véhémente, contre l’obscurantisme ou le principe de précaution – et, d’autre part, l’émergence de maladies ou de risques que je qualifierai de planétaires et sur lesquels nous fermerions les yeux ; ce dernier écueil est, à mon avis, particulièrement redoutable.
Je conserve un préjugé positif face aux progrès. Pour autant, celui-ci n’est pas linéaire. Des innovations ont pu engendrer le meilleur comme le pire. Au xxie siècle est apparue une réalité inédite : jamais l’humanité n’aura autant partagé les mêmes biens et les mêmes aspirations. Par exemple, le téléphone portable, notamment celui d’une marque bien connue, est devenu planétaire. Dès lors, ne pas identifier aujourd’hui des signaux faibles de pathologies naissantes reviendrait à prendre le risque d’une épidémie planétaire.
Nous avons donc l’obligation morale de détecter ces signaux faibles.
Notre deuxième défi, et il en a été amplement question cet après-midi, est de fiabiliser l’expertise.
Nous aimerions tous pouvoir nous abriter derrière les certitudes de l’expertise, mais elles n’existent pas. Au demeurant, cette dictature de l’expert serait contraire aux principes démocratiques.
La science est d’autant plus mise en doute aujourd’hui que ces risques émergents remettent en question tous les protocoles traditionnels de l’expertise.
Comme l’un des orateurs qui m’ont précédée, je prendrai l’exemple, risqué, du débat ultramédiatisé autour des travaux du professeur Séralini sur l’OGM NK 603.
Je ne me prononcerai pas sur le fond, mais ce débat pose clairement la question des protocoles d’expertise. Est-il pertinent d’évaluer l’impact d’un produit sur 90 jours et non sur une durée de vie ? À l’évidence, la réponse est négative.
Je me permets d’observer au passage, madame la ministre, qu’on s’inscrit toujours dans la continuité de ses prédécesseurs. Avec Jean-Louis Borloo, dès 2009, nous avions demandé à l’ensemble de nos partenaires européens la révision des conditions de l’expertise de l’EFSA. La Commission européenne devait d’ailleurs nous faire des propositions. Probablement attend-elle le bon moment pour formuler celles-ci… C’est regrettable !
Je ne comprends d’ailleurs pas, madame la ministre, que la France se soit abstenue lors du dernier Conseil européen sur le vote portant autorisation du maïs NK 603. Nous aurions beaucoup gagné à voter contre cette autorisation.
La deuxième question posée par l’étude du professeur Séralini est celle de l’indépendance des expertises.
Il n’existe pas d’expertise indépendante en soi. Certes, les lobbies exercent sans doute des pressions, mais certains experts ont aussi parfois des convictions très affirmées. La meilleure garantie d’indépendance, c’est le caractère pluraliste, contradictoire et transparent des expertises ; du reste, le professeur Séralini le souligne lui-même.
La troisième question posée par cette étude est la prise en compte des enjeux sociétaux. Elle est fondamentale. L’expertise ne peut pas être uniquement scientifique.
Ainsi, un OGM peut présenter un risque environnemental et, en même temps, répondre à une urgence humaine. Certes, nous attendons toujours cet OGM miracle, mais peut-être apparaîtra-t-il un jour…
Aussi, je veux affirmer – sans doute plus à titre personnel qu’au nom de mon groupe – que cette proposition de loi part d’un constat que je fais mien et pose des principes que je partage. Pour autant, elle n’est pas acceptable en l’état.
Je vous renvoie aux débats du Grenelle de l’environnement, qui n’ont pas abouti à un consensus sur ce sujet. Le groupe 5 du Grenelle a bien conclu à la nécessité de créer une haute autorité indépendante de médiation des conflits sur l’expertise et l’alerte, mais il n’y a eu consensus ni sur le rôle de cette autorité ni sur l’encadrement de l’alerte, deux points qui sont au cœur de notre débat d’aujourd'hui.
S’agissant du rôle de cette autorité, nous avons tous souligné la nécessité que cette instance ne soit pas une agence d’expertise supplémentaire qui se superposerait aux autres. Même si je sais que telle n’est pas l’intention des auteurs de la proposition de loi, une certaine confusion subsiste.
L’autre point d’interrogation porte sur l’alerte.
Fort heureusement, l’idée d’une structure nouvelle au sein des entreprises a été écartée, mais les débats en commission ont souligné la difficulté de prévenir les alertes abusives et la capacité même de cette future Haute Autorité à traiter toutes les alertes. Ce point reste obscur dans la mesure où, faute d’étude d’impact, on ignore le volume potentiel de dossiers à traiter, le nombre de personnes qui pourraient y être affectées et le montant précis de son budget.
Un autre point mérite d’être encore clarifié : la confidentialité de l’alerte. Nous en avons longuement débattu, mais le droit doit poser clairement le principe que l’alerte est donnée dans la plus stricte confidentialité et que rendre publique une alerte n’est pas le meilleur moyen d’en garantir la bonne fin.
Ces deux réserves ont interdit le consensus sur la haute autorité lors du Grenelle. Elles l’interdisent encore.
Vous comprenez donc que le choix du législateur fut à l’époque de demander un rapport au Gouvernement – le fameux article 52, déjà mentionné – afin de mieux tracer les contours de cette haute autorité. Il est effectivement regrettable que ce rapport n’ait jamais été produit parce que les questions demeurent.
Le Gouvernement a fait part de son intention de reprendre l’initiative d’un tel rapport. À cet égard, il me semblerait opportun que l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques puisse, lui aussi, expertiser cette haute autorité, les conditions de la prise en compte de l’alerte. Son président, Bruno Sido, y est d’ailleurs très favorable.
Pour toutes ces raisons, et compte tenu des exigences budgétaires, mon groupe votera contre cette proposition de loi. Il a exprimé sa grande préoccupation face aux risques de dérives du droit d’alerte et du recours abusif au principe de précaution.
Pour ma part, monsieur Dantec, je ne renierai ni ce que j’ai dit, ni ce que j’ai fait voter, ni ce en quoi je crois. Néanmoins, je suis réservée sur la forme. Cette proposition de loi laisse trop de questions en suspens, même si je partage l’objectif de ses auteurs.
Nous avons besoin d’une instance qui définisse clairement les protocoles d’expertise face aux risques émergents. Les protocoles existants ne sont plus adaptés et nous ne disposons toujours pas de solutions de remplacement. Nous avons besoin d’une instance qui harmonise les exigences des comités déontologiques des différentes agences et il ne serait pas aberrant – je sais que les présidents de ces agences n’y sont pas opposés – de regrouper ces comités afin qu’ils se prononcent sur l’indépendance des expertises et, surtout, qu’ils finalisent la charte de l’expertise.
Nous avons besoin d’un encadrement du droit d’alerte. Un premier pas a été franchi avec la loi sur le médicament de décembre dernier. Nous devons encore clarifier la loi afin d’interdire les alertes médiatiques abusives. Je reprendrai la formule de Mme Blandin : « À l’émotion, nous devons préférer la raison. »
C’est un bon débat de fond qui est posé, un débat qui ne doit pas tomber sur une opposition inutile entre l’accusation de pression des lobbies, d’une part, et l’accusation d’obscurantisme, d’autre part. Nous devons approfondir cette initiative pour en clarifier les contours.