Intervention de Jacques Mézard

Réunion du 16 octobre 2012 à 14h30
Lutte contre le terrorisme — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Jacques MézardJacques Mézard, rapporteur :

Monsieur le ministre, au travers de ce texte, vous avez manifestement visé un objectif principal : donner les moyens nécessaires aux professionnels chargés de la lutte contre le terrorisme, en évitant de créer, d’accumuler de nouveaux textes pénaux dont l’utilité n’aurait pas été démontrée. Nous ne pouvons que partager avec conviction ce choix, ayant toujours considéré que l’accumulation de nouvelles lois pénales, à chaque vague médiatique, ne relevait pas d’une approche raisonnée de la construction de notre édifice juridique. Nous nous félicitons de cette nouvelle approche, qui correspond à la position que nous avons toujours soutenue.

Que nous ont dit les professionnels chargés de la lutte contre le terrorisme ? Je résumerai ainsi leurs propos : en l’état, l’arsenal législatif dont ils disposent est relativement complet, mais subsiste une lacune concernant la difficulté à poursuivre devant les juridictions pénales françaises les Français ayant commis à l’étranger un délit en lien avec le terrorisme, par exemple la participation à des camps d’entraînement terroriste.

Le projet de loi, par son article 2, va combler cette lacune sans créer une nouvelle incrimination, par extension du texte relatif à l’association de malfaiteurs.

Les mêmes professionnels ont exprimé clairement que les dispositions des articles 3, 6 et 9 de la loi du 23 janvier 2006 leur étaient très utiles, la loi du 10 juillet 1991, en l’état, ne permettant pas de couvrir toutes les questions.

À ce stade, il convient de rappeler les grands traits de notre dispositif antiterroriste, qui est, selon les praticiens que nous avons entendus, relativement bien construit et efficace.

D’un point de vue organisationnel, bien qu’en principe les juridictions locales et le tribunal de grande instance de Paris disposent d’une compétence concurrente dans ce domaine, la poursuite des actes terroristes est, en pratique – mais pas de droit –, centralisée au niveau de la juridiction parisienne. Celle-ci comprend en effet un pôle antiterroriste au sein du parquet et au sein du siège, regroupant des juges spécialisés ; nous avons entendu M. Christen pour le parquet et M. Trévidic pour les juges d’instruction. Par ailleurs, le jugement des crimes terroristes relève d’une cour d’assises spécialisée.

Du point de vue de la loi pénale, le terrorisme est défini par la combinaison d’un crime ou d’un délit de droit commun et d’une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur. Surtout, l’efficacité du dispositif repose sur l’infraction d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes terroristes, entrée en vigueur après la promulgation de la loi du 22 juillet 1996. Cette infraction permet en effet de poursuivre facilement des personnes dès l’instant qu’elles ont accompli des actes les associant à d’autres en vue de la préparation d’actes de terrorisme.

Enfin, le dispositif antiterroriste repose sur des instruments spéciaux dont disposent les services enquêteurs, c’est-à-dire, en particulier, la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire, la SDAT, l’unité de coordination de la lutte antiterroriste, l’UCLAT, et la direction centrale du renseignement intérieur, la DCRI, sous le contrôle de l’autorité judiciaire ou, dans certains cas, en amont de l’intervention de celle-ci.

Il s’agit notamment de la possibilité de réaliser des saisies et des perquisitions, de « sonoriser » et de filmer des véhicules et des lieux, de capter des données informatiques.

En amont de la phase judiciaire, les services, essentiellement la DCRI, disposent des outils dont les a dotés la loi du 23 janvier 2006. Ce sont précisément ces outils dont l’article 1er du projet de loi prévoit de proroger l’existence jusqu’au 1er janvier 2015, alors que, sans cette prorogation, ils deviendront caducs à la fin de l’année.

Le premier outil, c’est la possibilité de demander aux opérateurs de communications électroniques et aux fournisseurs d’accès internet les données de connexion des utilisateurs. Ces demandes concernent en particulier les fameuses « fadettes », c’est-à-dire les factures détaillées des abonnés. Il peut aussi s’agir d’une demande de géolocalisation d’une personne. Ces données de connexion constituent aujourd’hui un des principaux outils dont se servent les services enquêteurs pour comprendre le fonctionnement des cellules ou réseaux soupçonnés de préparer des actes terroristes.

Le deuxième instrument, dont vous avez rappelé l’utilité, monsieur le ministre, ce sont les contrôles d’identité dans les trains internationaux.

Enfin, les services de renseignement ont accès à des fichiers administratifs afin de déterminer l’identité complète d’une personne, de vérifier une identité ou encore de retrouver la trace de personnes surveillées parties à l’étranger et qui demandent un passeport.

Ces dispositifs sont étroitement encadrés, chaque utilisateur devant être habilité. S’il y a eu des dérives, y compris du côté de la justice, elles ont été assez peu fréquentes, d’après les acteurs que nous avons entendus, et ne sont pas imputables au cadre législatif. Ces dérives concernent des cas où certains services semblent s’être affranchis de ce cadre légal, comme nous avons pu le voir dans certaines affaires récentes.

Je vous propose donc, mes chers collègues, d’accepter cette prorogation de trois ans, qui me paraît plus pertinente qu’une pérennisation, laquelle nécessite un bilan et vraisemblablement une refonte avec les dispositions de la loi du 10 juillet 1991, qu’il faudra entreprendre un jour.

Par ailleurs, l’article 2 vise à compléter le code pénal afin de prévoir l’application de la loi pénale française aux crimes et délits qualifiés d’actes de terrorisme commis par un Français hors du territoire de la République.

Aujourd'hui, en effet, l’arsenal législatif laisse subsister une lacune : l’impossibilité de poursuivre et de condamner un Français qui, sans commettre aucun délit sur le territoire national, participe à l’étranger à une infraction à caractère terroriste.

Cette difficulté résulte des règles gouvernant l’application de la loi pénale française dans l’espace. Celle-ci n’est en effet applicable à une infraction commise à l’étranger qu’à plusieurs conditions cumulatives.

D’abord, qu’il s’agisse d’un crime ou d’un délit, la compétence de la loi pénale française est subordonnée à deux conditions : l’auteur de l’infraction doit posséder la nationalité française le jour du déclenchement des poursuites ; en vertu de la règle non bis in idem, aucune poursuite ne peut être exercée contre une personne justifiant qu’elle a été jugée définitivement à l’étranger pour les mêmes faits.

Ensuite, s’agissant des délits, deux conditions supplémentaires sont requises : les faits doivent être punis par la législation du pays où ils ont été commis ; la poursuite ne peut être exercée qu’à la requête du ministère public et doit être précédée d’une plainte de la victime ou d’une dénonciation officielle par l’autorité du pays où le fait a été commis.

Si ces conditions n’interdisent pas d’engager des poursuites à l’encontre de l’un de nos ressortissants, elles peuvent en revanche compliquer l’ouverture d’une procédure concernant un Français soupçonné d’un délit commis hors du territoire national. En effet, il est très improbable que les pays qui tolèrent des camps d’entraînement sur leur territoire répondent à l’exigence de réciprocité d’incrimination et procèdent à une dénonciation officielle.

Certes, la qualification d’association de malfaiteurs permet de couvrir des actes commis à l’étranger dès lors qu’ils sont connexes à d’autres faits en relation avec une entreprise terroriste commis en France. Les uns comme les autres forment, selon notre jurisprudence, un tout indissociable.

Cependant, il peut arriver qu’aucun acte préparatoire n’ait été commis en France, soit que l’auteur ait quitté depuis longtemps le territoire national, soit qu’il se soit rendu à l’étranger pour des motifs qu’il n’est pas facile de mettre en relation avec une entreprise terroriste, des motifs familiaux par exemple. L’évolution des modes opératoires en matière de terrorisme rend ces situations de plus en plus fréquentes.

La disposition présentée à l’article 2 permet d’écarter non seulement – comme tel est déjà le cas pour les crimes –l’exigence de réciprocité d’incrimination, de dépôt d’une plainte ou de dénonciation, mais aussi la condition relative à l’absence de condamnation pour les mêmes faits en vertu du principe non bis in idem. Seule demeure la condition de nationalité française du mis en cause.

Cette évolution est cohérente avec la compétence déjà reconnue par l’article 113-10 du code pénal, sans mention d’aucune exception à la loi pénale française. L’infraction commise à l’étranger susceptible de compromettre gravement notre ordre public est traitée de la même manière qu’une infraction commise en France.

La mesure couvre un champ plus large que celle qui avait été envisagée dans le projet de loi présenté en mai 2012, qui, d’une part, ne concernait que la participation à l’étranger à l’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, et, d’autre part, prévoyait de ne déroger qu’à la condition de réciprocité d’incrimination et à celle liée à la dénonciation officielle par l’autorité du pays où l’acte a été commis.

En revanche, contrairement au projet de loi du précédent gouvernement, cette mesure ne vise que les ressortissants français, et non les personnes résidant habituellement sur le territoire français. Après la réunion de la commission de ce matin, je pense que nous pourrons trouver une formule qui contentera tout le monde sur ce point.

Aussi le projet de loi n’a-t-il pas, à ce stade, retenu les nouvelles incriminations spécifiques présentées dans le projet de loi déposé en mai dernier, dans des conditions d’urgence telles que le recul manquait sans doute pour procéder à une évaluation approfondie du droit en vigueur.

Si le cadre juridique actuel est très complet, il peut néanmoins être appelé à évoluer, dans le respect des principes et libertés constitutionnellement garantis, afin de répondre à une menace dont les formes sont à la fois multiples et mouvantes.

L’efficacité de la lutte contre le terrorisme dépend aussi pour beaucoup des pratiques de ses acteurs. Les affaires récentes, notamment celle qui, au printemps dernier, a profondément ému nos concitoyens, montrent que l’enjeu porte principalement sur le moment où les magistrats sont saisis par les services de renseignement d’une affaire. Cette judiciarisation ne doit intervenir ni trop tôt, afin que les éléments recueillis par les services de renseignements soient suffisamment établis pour constituer l’infraction, ni trop tard, afin que l’attentat puisse être empêché.

À cet égard, la faculté de poursuivre plus facilement les infractions commises à l’étranger ne doit empêcher ni de remonter les filières ni de collecter les informations nécessaires sur les intéressés. En tout état de cause, l’extension de compétence de la loi pénale prévue par le nouvel article 113-13 du code pénal n’exonèrera pas les services spécialisés de réunir les preuves du comportement délictueux à l’étranger.

L’article 3 du projet de loi initial visait à encadrer le délai dont dispose la commission départementale d’expulsion pour se prononcer. Vous avez d’ailleurs eu raison de dire, monsieur le ministre, qu’il y a des cas où la République doit expulser sans faiblesse.

Cette commission doit donner son avis, qui n’est pas un avis conforme. Or, actuellement, lorsqu’il y a un renvoi de séance à la demande de l’étranger, la commission se prononce très largement après le délai d’un mois qui lui est pourtant imposé. Le Gouvernement proposait donc de prévoir dans la loi qu’un décret fixe le délai au-delà duquel l’avis sera réputé rendu.

Nous avons considéré qu’il s’agissait là d’une atteinte, certes justifiée par la sauvegarde de l’ordre public, à la liberté individuelle et que la fixation de ce délai relevait plutôt du législateur. La commission des lois a donc adopté un amendement tendant à inscrire dans la loi le délai d’un mois et à prévoir, en outre, un délai supplémentaire d’un mois lorsque l’étranger a demandé le renvoi pour un motif légitime.

Monsieur le ministre, vous avez bien voulu convenir que notre demande de suppression de l’article 5 était fondée. Dont acte ! Cette suppression était, à mon sens, tout à fait logique, compte tenu du délai très court dont nous disposions.

Quant à l’article 6, il tend à autoriser le Gouvernement à prendre une ordonnance pour inclure dans le code de la sécurité intérieure les dispositions de la loi du 6 mars 2012 relative à l’établissement d’un contrôle des armes moderne, simplifié et préventif. Cette loi doit en effet modifier à compter du 6 septembre 2013, certains articles du code de la défense, dont une partie a été transférée depuis le 1er mai 2012 au code de la sécurité intérieure. Là aussi, le délai très bref entre la promulgation de la loi relative au contrôle des armes et celle de l’ordonnance n’avait pas permis d’intégrer les dispositions de cette loi dans le nouveau code.

L’article 6 tend en outre à habiliter le Gouvernement à opérer l’extension du code de la sécurité intérieure à la Polynésie française et aux autres collectivités d’outre-mer.

Compte tenu de la suppression de l’article 5, le Parlement pourra ainsi ratifier l’ensemble du code de la sécurité intérieure et ses adaptations ou extensions à l’outre-mer lorsqu’il examinera le futur projet de loi de ratification.

Monsieur le ministre, mes chers collègues, la commission des lois a voté à une large majorité le texte qui nous est soumis.

Nos concitoyens sont inquiets, et c’est logique, des menaces terroristes. En effet, les esprits ont été marqués par l’affaire Merah, et le terrorisme frappe aveuglément.

Les récentes arrestations ont fait la preuve de la vigilance et de la compétence des services en charge des missions de sécurité, ainsi que de leur courage, qui va parfois jusqu’à l’abnégation. En la matière, vous avez aussi su faire le ménage là où c’était nécessaire.

Il faut une forte volonté politique. L’État doit agir. L’État doit rassurer. L’État doit être respecté. Cette volonté politique, vous l’avez, monsieur le ministre. Vous le démontrez chaque jour, et les Français y sont sensibles. Préserver la sécurité de nos concitoyens en même temps que sauvegarder les libertés publiques, c’est le fondement même de la République que nous aimons.

Ce faisant, vous vous inscrivez dans le droit fil d’un autre ministre de l’intérieur, Georges Clemenceau, qui sut toujours, dans les pires épreuves, affirmer la puissance de l’exécutif dans le respect des libertés. Vous ne serez donc pas étonné que je conclue par une phrase qu’il prononça ici même, dans cet hémicycle, au cœur de la tourmente : « Il faut que l’éducation des hommes se fasse, elle n’est possible que par la pratique. Nous avons le devoir de leur assurer la liberté contre les envahissements du pouvoir mais aussi contre ceux de l’anarchie ». Aussi, j’invite le Sénat à voter le texte de la commission. §

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