Intervention de Évelyne Didier

Commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire — Réunion du 16 octobre 2012 : 1ère réunion
Assistance portuaire et cabotage maritime — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Évelyne DidierÉvelyne Didier, rapporteure :

Oui ! Le règlement prévoit également que l'Etat peut, pour assurer la continuité territoriale avec ses îles, imposer des obligations de service public aux entreprises de navigation, ou passer avec elles des délégations de service public.

Selon le règlement de 1992, à compter d'une certaine date, reculée jusqu'à 1999 pour la France et 2004 pour la Grèce, le cabotage n'est plus national mais européen, ouvert à la concurrence des armateurs communautaires exploitant des navires immatriculés dans tout Etat membre. Toutes les questions relatives à l'équipage relèvent de l'Etat dans lequel le navire est immatriculé, l'Etat du pavillon - sauf pour le cabotage avec les îles et les petits navires, où elles sont définies par l'Etat d'accueil.

Pourquoi cette exception ? Parce que les règles sociales et fiscales varient d'un pavillon à l'autre : tel pays exonère ses marins d'impôt sur le revenu, tel autre aide fiscalement l'armateur et accepte sous son pavillon des marins non communautaires pour des salaires internationaux, soit 520 dollars par mois. Les Etats membres en concurrence utilisent tous les leviers pour rendre leur pavillon plus compétitif, c'est-à-dire moins cher.

Est-ce ce bien cela que l'Europe a voulu sur son marché unique ? Les pays européens, leurs institutions communes, n'ont pas fini le travail : ils avaient prévu d'harmoniser les conditions de concurrence, avec un seul pavillon. Ce projet a échoué dès les années 1980, faute d'entente politique. Il n'est resté qu'une régulation par à-coups et par coups tordus : il a fallu des catastrophes comme l'Erika, en 1999, pour que des normes communes soient enfin adoptées en matière de sécurité, au-delà des normes internationales de l'Organisation maritime internationale.

Cependant, du côté du social et de l'emploi comme du côté industriel, l'Europe n'a pas fait grand-chose : elle s'est contentée d'appliquer la concurrence aux transports maritimes, plutôt que soutenir une politique maritime ambitieuse. Le résultat ? Une réduction du coût des transports - mais à quel prix social et environnemental...

Depuis l'ouverture à la concurrence, des entreprises de transports n'ont cessé de tester ce système européen assez lâche. Le droit européen prescrit-il que l'Etat d'accueil définit des règles pour l'équipage ? Telle entreprise les enfreint, sans être inquiétée : qui peut garantir l'effectivité du contrôle ? Il y en a si peu. Un Etat-membre met-il en place, avec beaucoup d'efforts, une délégation de service public pour assurer une continuité territoriale avec une île ? Les mêmes règles européennes autorisent une entreprise maritime low cost à tailler des croupières à l'entreprise délégataire, l'été, quand le trafic est dense, puis à repartir à la fin de la belle saison avec des bénéfices, résultant d'un prix si bas qu'ils restent dans les mémoires comme devant être la norme, alors qu'ils tiennent à l'emploi de marins à 520 dollars le mois, sans protection sociale. Et certaines de ces entreprises touchent des aides publiques : il faudra nous pencher sur cette question.

On nous objectera que c'est la loi du pavillon, qu'on ne peut rien faire... Les Etats européens sont-ils parfaitement libres lorsqu'ils immatriculent les navires ? Ils doivent respecter le droit européen, soit un ensemble de normes de sécurité, de salaire minimal et de protection sociale. Le font-ils seulement ? Nous en doutons, avec nos marins, car le pavillon national fonctionne comme un abri que les Etats côtiers contrôlent d'autant plus difficilement que les navires ne font que toucher le port. Cette lutte du pot de fer contre le pot de terre durera tant que manquera la volonté européenne d'harmoniser les conditions de concurrence : à ce jeu, la régulation est toujours en retard et nous en payons les conséquences.

Cette toile de fond donne tout son sens au travail réalisé en relation avec les administrations, et qui me conduit à vous proposer d'écarter la première solution que nous avons envisagée pour une autre, à débattre en séance publique.

Le coeur du dispositif que nous avions déposé au mois de mars dernier - l'article 3 - réserve au pavillon du premier registre français, celui qui offre de bonnes conditions de travail à nos salariés, les quatre catégories de transports maritimes exclues du registre international français (RIF) en 2005 : les services portuaires, le cabotage national, les navires de pêche et les lignes régulières depuis la France vers d'autres pays de l'Union européenne et de Méditerranée. Le RIF regroupe des navires français sur lesquels on peut employer jusqu'à 75 % de marins non communautaires, à 520 dollars par mois. Si, en 2005, nous avons interdit ces transports à ces navires français, c'était pour préserver l'emploi en France, pour refuser qu'on y travaille dans ces conditions, sans protection sociale. Le RIF nous permet d'affronter la compétition internationale, en haute mer, sans importer des conditions de travail dont nous ne voulons pas.

A l'article 2, nous précisions qu'un armateur communautaire pourrait constituer ou gérer une entreprise maritime en France, « dans les conditions prévues par la législation française pour ses propres ressortissants » et sous réserve d'être en conformité avec la législation relative aux capitaux et aux paiements définies par le Traité.

Nous proposions à l'article 5 de faire coïncider le cabotage national avec la navigation entre les ports de la France métropolitaine et ses îles, et de l'étendre à la navigation entre les ports ultramarins, ainsi qu'entre ceux-ci et les ports métropolitains.

Nous ajoutions, à l'article 6, que les conditions d'emploi des équipages, pour ces quatre catégories de navigation, seraient celles des marins français.

Après avoir consulté des gens de mer et des juristes, j'ai conclu que nous risquions de contredire des principes européens. Afin que le vote de ce texte ne soit pas contreproductif, j'ai cherché d'autres solutions pour parvenir au même but.

L'immatriculation obligatoire au premier registre français aurait présenté bien des avantages : chaque membre d'équipage aurait été inscrit à la sécurité sociale des marins, l'ENIM (Etablissement national des invalides de la marine), et couvert par l'ensemble de notre droit social. L'obligation faite à nos concurrents de constituer et de gérer leur entreprise « dans les conditions prévues par la législation française pour ses propres ressortissants » aurait offert une garantie mécanique. Cependant, une réservation de pavillon encourrait les poursuites de la Commission et la sanction du juge européen. Le règlement de 1992 établit que, pour le cabotage dit continental, les questions relatives à l'équipage relèvent de l'Etat du pavillon. Comme il est ouvert à la concurrence entre les pavillons européens, comment pourrions-nous le réserver au pavillon national sans contrevenir au règlement européen ?

De même, prétendre que l'armateur communautaire doit exploiter son entreprise dans les conditions d'un Français en France contredirait l'équivalence juridique établie entre les armateurs communautaires : il suffit que l'armateur ait établi son activité « conformément à la législation de son Etat membre ».

Nous sommes au coeur du sujet : que pouvons-nous faire avec la loi nationale, pour rétablir des conditions loyales de concurrence, dès lors que le régulateur européen ne joue pas suffisamment son rôle ? Pouvons-nous obliger nos partenaires européens à s'immatriculer chez nous ? Ce serait toucher à la pluralité des concurrents, au principe d'équivalence et de reconnaissance mutuelle. D'ailleurs, dès lors que nous obligerions nos partenaires à s'immatriculer chez nous pour accéder à nos trafics, ils feraient de même chez eux. Dans le trafic transmanche, par exemple, l'emploi de nos marins y perdrait beaucoup !

J'ai pesé le pour et le contre : les solutions que nous avions envisagées initialement me sont apparues très risquées à l'égard du contentieux européen et de la construction européenne. J'en ai donc envisagé une autre, avec le même objectif : que le travail réalisé en France se déroule dans des conditions dont nous n'ayons pas à rougir, qu'il soit décent, et que les salariés soient correctement payés et protégés.

Des juristes m'ont aidée à identifier la bonne piste : dans l'Union européenne, lorsqu'un salarié est détaché dans un autre pays que le sien, il est possible de lui garantir une couverture sociale équivalente à celle du pays où il travaille : pourquoi ne pas appliquer ce principe au travail maritime ? Cette règle, inscrite dans la directive « Services » est légitime, parce que, dans le projet européen, la concurrence n'est qu'un moyen, pas une fin : son véritable objectif est d'élever le niveau et la qualité de vie des Européens, sur les plans économique, social et environnemental.

C'est pourquoi la nationalité du navire n'est pas toujours un obstacle, ni un abri intangible. La Cour d'appel d'Aix vient de reconnaître que les conditions d'emploi sur un yacht battant pavillon maltais, relèvent du droit français parce que, la plupart du temps, ce beau bateau mouille dans un port de la Côte d'Azur.

Nous avons composé un ensemble de treize articles à insérer dans le code des transports, qui établissent ou renforcent au bénéfice des marins des passerelles avec le code du travail. Dès lors que le travail maritime se déroule dans nos eaux territoriales, il faut que les armateurs, quelle que soit la nationalité du navire, respectent les conventions collectives applicables aux salariés de la branche. La règle vaut sur la terre ferme, elle s'applique déjà pour le cabotage avec les îles, elle vaut aussi pour les services réguliers de remorquage et de lamanage, nous l'étendons aux eaux territoriales.

Cette obligation, qui figure dans l'amendement que je vous proposerai d'adopter, couvre des matières aussi importantes que les libertés individuelles et collectives dans la relation de travail, la durée du travail, la santé et la sécurité au travail, l'âge d'admission au travail, le salaire minimum et le paiement du salaire, le travail illégal ou encore l'exercice du droit de grève.

Cette innovation élargit considérablement le champ de contrôle par l'Etat du port. La réalité des contrôles, bien sûr, dépend des moyens que l'Etat y consacre, ainsi que des techniques qu'il utilise. Donnons à ce contrôle l'assise juridique la plus large et la plus fiable possible. Le renvoi aux conventions collectives de branche me paraît le plus pertinent. Il nous faudra revenir un jour sur les conditions d'exercice de l'inspection maritime. Au-delà du nombre des agents qui y sont affectés, il y a lieu de nous préoccuper de la qualité et du savoir-faire spécialisé qu'elle requiert.

Les articles que je vous proposerai d'insérer dans le code des transports renforcent les conditions de l'Etat d'accueil, réglées par un décret de 1999. Je vous inviterai à supprimer les six articles de notre proposition initiale. Nous ferons oeuvre utile en retenant ces 13 articles pour les examiner en séance la semaine prochaine. Les marins, comme ils l'ont fait savoir hier à la presse marseillaise, attendent beaucoup de nous !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion