Le second élément du coût du travail, ce sont les cotisations sociales et, de manière générique, l’ensemble des cotisations dont l’assiette, ou la valeur de référence, est le salaire brut de chaque salarié.
Ces cotisations sociales ont un double caractère : elles constituent un droit ouvert, pour celui dont le salaire sert de base de calcul, à disposer d’une couverture maladie, à bénéficier de prestations familiales, à recevoir un revenu de remplacement en cas de chômage et à jouir d’une pension de retraite lorsqu’il aura interrompu son activité professionnelle, et un droit agissant, parallèlement, pour tous ceux qui sont alors malades, retraités, sans emploi. Ce sont des droits ouverts et liquidables, à tout moment ou presque, à raison de la situation de chacun.
C’est dire que les dépenses de protection sociale – et vous verrez que nous ne sortons pas du débat sur ce projet de loi organique – sont un élément constitutif du revenu des ménages particulièrement essentiel et que toute réduction du niveau et de la qualité de couverture de ces dépenses conduit, en fait, à une réduction du pouvoir d’achat de ces ménages et de leur capacité d’épargne et d’investissement.
Indexer les retraites sur les prix, en provoquant un quasi-gel du pouvoir d’achat des retraités depuis vingt ans, c’est priver les salariés et leurs familles du juste prix de leur travail !
La raison d’être de notre système de protection sociale, et surtout son caractère mutualisateur, peuvent être ainsi mis en cause ; le présent projet de loi organique ne semble pas devoir sortir de cette logique.
En effet, la protection sociale y est envisagée non pas comme un ensemble de droits attaché à un ensemble de ressources, mais comme un solde comptable qu’il conviendra d’ajuster au fur et à mesure de la réalisation de l’objectif à moyen terme et de la trajectoire de nos finances publiques, tels que définis par le TSCG, et dont nous verrons la traduction concrète lors de l’élaboration de la loi ordinaire.
À un objectif comptable, nous allons donc ajouter une mutation profonde, déconnectant de plus en plus le financement de la sécurité sociale et des autres protections sociales de leur lieu naturel de financement, c’est-à-dire l’entreprise, pour le reporter sur l’impôt. On ne sait pas encore si ce déplacement concernera la TVA, la CSG ou un panier plus large encore d’impôts, mais le fait est que l’objectif est tracé : accroître le taux de marge des entreprises en réduisant les cotisations sociales et en délocalisant de l’entreprise le financement de la sécurité sociale !
Les comptes publics sont profondément dégradés par les multiples adaptations de notre système de prélèvements sociaux et fiscaux aux seules attentes des entreprises. Des dizaines de milliards d’euros, tous les ans, sont consacrés par le budget à l’allégement des cotisations sociales des entreprises. Certaines entreprises, en n’embauchant que des salariés payés au niveau du SMIC, ne versent à la sécurité sociale que la part dite « ouvrière » des cotisations sociales ! De grands groupes de la distribution et/ou de la restauration, absolument pas exposés à la concurrence internationale, champions de France du travail précaire et du temps partiel imposé, y sont particulièrement intéressés, sans que l’emploi, les salaires ou la formation s’en portent mieux pour autant, pas plus d’ailleurs que les créances des fournisseurs de ces groupes, partenaires plus ou moins contraints de relations commerciales déséquilibrées.
Les politiques d’allégement du coût du travail se sont tellement développées, depuis une vingtaine d’années, que l’on en oublierait presque que la France compte désormais 5 millions de chômeurs à temps complet ou à temps partiel, que 3 millions de salariés sont employés à temps partiel imposé, surtout des femmes, et que près de 7 millions de salariés perçoivent la prime pour l’emploi, ce qui, de notre point de vue, constitue sans doute le principal élément structurel de nos déficits publics. Et il reste encore quelques personnes pour dire que notre droit du travail est « rigide » et agit comme un frein à l’embauche !
Un autre élément structurel est le déclin organisé des recettes publiques.
Certains oublient un peu vite que la baisse des recettes fiscales de l’État, au nom d’une incitation globale à favoriser l’épargne longue et les investissements productifs, est tout de même le principal vecteur de l’accumulation des déficits.
De 1982 à 2009, les recettes fiscales de l’État sont passées de 22, 5 % du PIB à seulement 15, 9 %, ce qui constitue tout de même une moins-value équivalant à rien de moins que 130 milliards d’euros en valeur 2009…
Tels sont les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Mon collègue Éric Bocquet reviendra plus en détail sur le texte. Pour ma part, j’insisterai sur quelques points.
La création du Haut Conseil des finances publiques va désormais priver les citoyens et leurs représentants d’une grande part de leur capacité de contrôle de l’action publique ; c’est en tout cas notre analyse. Le fondement de ce projet de loi organique est d’attacher durablement notre pays à l’étroite conception budgétaire qui régit aujourd’hui les destinées de l’Union européenne.
Contre toute logique, alors même que ni la Grèce, ni l’Espagne, ni le Portugal ne pourront cette année tenir les objectifs de réduction des déficits publics qui leur ont été assignés, alors même que, dans un nombre croissant de pays, les tenants de l’ordre des choses connaissent de sérieuses mésaventures électorales, comme en Espagne, en Grèce ou en Belgique, alors même que la menace de tentations populistes, isolationnistes, parfois xénophobes, se fait plus pressante, on nous demande de voter une loi organique dont la finalité est de contraindre les Français à accepter les sacrifices nécessaires au respect des critères européens. La justification économique, sociale, politique de ces critères reste d’ailleurs à donner, ceux-ci s’appuyant sur des choix scientifiques et éthiques parfaitement discutables.
Quel pays a vu sa situation s’améliorer durablement en remettant en cause les garanties des salariés au regard du droit du travail, en développant la flexibilité et la précarité ?
J’en viens à une autre question, celle de la réduction des dépenses publiques. Les mécanismes et mesures de correction des trajectoires de finances publiques sont des obligations posées par ce projet de loi organique. L’article 8 du projet de loi de programmation « ordinaire » dont nous débattrons la semaine prochaine prévoit en effet que « les collectivités territoriales contribuent à l’effort de redressement des finances publiques selon des modalités à l’élaboration desquelles elles sont associées ». On appréciera le sens de la litote dont font ici preuve les concepteurs du projet de loi…
Supportant de 70 % à 75 % de l’investissement public, les collectivités territoriales ne contribuent-elles pas déjà à l’équilibre des finances publiques, en favorisant l’activité productive par leurs dépenses d’équipements ? Ces équipements sont-ils sans effet sur l’activité économique, à commencer par la viabilisation des zones d’activité, la mise à disposition d’infrastructures, de réseaux, d’équipements ? Comment ce qui nous a toujours semblé être un facteur positif, y compris au moment où a éclaté la crise financière, serait-il désormais considéré comme un élément négatif ?
Les pays qui ont le plus été frappés par les derniers développements de la crise économique durable que l’Europe connaît depuis quarante ans, comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal, sont aussi ceux où la part des dépenses publiques était la plus faible.
Ainsi, l’Espagne n’a atteint le taux de 45 % de dépenses publiques que depuis que la chute du PIB du pays, en valeur et en volume, a contracté les données.
La même remarque vaut pour l’Irlande, championne de la faiblesse des dépenses publiques en 2000, avec un taux de 31, 2 % du PIB, qui a atteint le taux de 66, 1 % du PIB en 2010 parce qu’il a fallu renflouer les banques du pays, au bord de la faillite !
Il faut donc parfois se méfier de ce que l’on entend dire quant à la nécessité de réduire les dépenses publiques ! La loi organique, outre sa conception étroite entièrement tournée vers l’austérité et le maintien de la rentabilité du capital, fait référence à une notion tout de même assez douteuse : le « solde structurel ».
Le débat en commission des finances a montré, pour le moins, qu’un accord sur la définition de ce solde structurel, considéré comme le solde budgétaire, déduction faite des mesures de caractère conjoncturel, était suffisamment éloigné pour que la question fût tranchée une bonne fois pour toutes…
Le problème, c’est que la définition à géométrie variable du solde structurel met en question la clef de voûte de l’ensemble du projet de loi organique. Si nous ne sommes pas d’accord sur l’objectif à atteindre, au moins sur sa valeur algébrique, comment voulez-vous mettre en œuvre la loi organique ? À moins – mais nous n’osons y croire – que tout cela ne soit finalement qu’un ensemble de principes dont nous pourrions nous abstraire en tant que de besoin.
En tout cas, les finances publiques sont affaire trop sérieuse pour qu’on leur impose un tel carcan législatif. En cohérence avec notre opposition au TSCG, nous ne pouvons évidemment que voter contre un projet de loi qui en constitue le prolongement s’agissant du travail du Parlement. §