Comme vous le savez, l'enseignement professionnel connaît depuis 2008 une réforme extrêmement profonde, que j'avais qualifiée dans un précédent rapport d'onde de choc, sans pouvoir déterminer jusqu'où porterait la déstabilisation.
La refonte n'a quasiment rien épargné de la carte des formations, de la construction des parcours et des modalités pédagogiques d'enseignement. J'estime donc nécessaire aujourd'hui d'en faire un premier bilan afin d'envisager les premiers correctifs.
En juin 2012, pour la première fois, les candidats au baccalauréat passés par le nouveau cursus en trois ans étaient nettement majoritaires. C'est aujourd'hui que l'épreuve de vérité commence pour les nouveaux bacheliers professionnels, qui doivent s'insérer sur un marché du travail très dégradé. Ou s'engager dans des études supérieures, dont tout laisse à penser qu'ils y sont mal préparés, j'y reviendrai.
Pour mémoire, je n'étais pas opposée par principe au bac professionnel en trois ans pour les meilleurs élèves. En revanche, j'ai toujours plaidé pour le maintien en parallèle de l'ancienne voie en quatre ans, via le BEP, parce que je m'inquiétais du sort des élèves les plus fragiles et des risques de multiplication des sorties sans qualification. Malheureusement, mes craintes se confirment.
Certes, il convient de noter un point positif. En volume, jamais il n'y aura eu autant de bacheliers professionnels que cette année. Ils sont près de 190 000, soit environ 35 000 de plus qu'en 2011. Cela s'explique par une forte augmentation du nombre de candidats.
Pour partie, c'est un effet de la réforme qui a attiré, de façon limitée, de nouveaux publics vers la voie professionnelle.
Mais surtout, il faut rappeler qu'un tiers encore des candidats en 2012 ont suivi l'ancien parcours en quatre ans, via le BEP.
Ce bourrelet dû aux doubles cohortes parallèles est censé s'éteindre définitivement en 2014. Dès l'année prochaine, le nombre de candidats et le nombre de bacheliers professionnels va se réduire fortement, de façon mécanique.
Il y a d'autant moins lieu d'être satisfaits que le taux de réussite au bac pro a chuté en 2012 de 5,6 points par rapport à 2011. C'est la troisième année de baisse consécutive du taux de réussite. La baisse concerne tous les secteurs, aussi bien la production que les services.
Le taux de mentions délivrées au bac pro diminue également de 3 points. Le ministère veut y voir la contrepartie de l'effet volume : plus de candidats présentés entraînerait moins de reçus en proportion.
Je crains, comme les professionnels, qu'il faille aussi s'inquiéter plus sérieusement de l'organisation de la scolarité en trois ans, qui est à la racine des échecs aux épreuves finales.
La certification intermédiaire et le contrôle en cours de formation cristallisent une grande partie des écueils de cette réforme.
La progression pédagogique est perturbée, la charge de planification et d'organisation est démesurée, la fiabilité des évaluations est très incertaine, l'articulation avec l'accompagnement personnalisé et les périodes de formations en entreprise est déficiente.
Autre sujet d'inquiétude : le nombre des sorties du système scolaire demeure très élevé.
Pour l'année 2011, sont concernés 18,4 % des élèves à la fin de la première année de CAP, 13,6 % en seconde professionnelle et 12,8 % en première professionnelle. On peut considérer que 60 000 élèves quittent la voie professionnelle avant même d'être entrés en dernière année de formation.
Et même si le suivi statistique est loin d'être efficient, il fait peu de doute que ces sorties débouchent très peu sur un contrat de travail, même en apprentissage, étant donné les réticences des entreprises à embaucher dans le contexte économique actuel. Il s'agit donc bien de décrochage.
C'est certainement là l'échec majeur de la réforme de la voie professionnelle, qui demanderait à lui seul d'en revoir profondément l'architecture. Plusieurs de mes interlocuteurs lors des auditions ont avancé par exemple l'idée d'ouvrir des cursus plus souples en quatre ans. A minima, il faudrait construire des passerelles effectives entre les cursus de bac et de CAP.
En revanche, j'avoue être très réticente à l'ouverture de parcours mixtes entre le statut scolaire et l'apprentissage. Par exemple, des parcours dits « 1+2 » ou « 2+1 » : un an sous statut scolaire puis un contrat d'apprentissage sur deux ans ou bien deux ans en lycée professionnel et un an en alternance.
Pourquoi mes réticences ? Je perçois deux risques majeurs. D'abord, le risque que les employeurs débauchent vers l'apprentissage les « meilleurs » élèves dès la fin de la seconde ou de la première, avec la perspective d'un salaire immédiat pour le jeune. Dans ce cas, les « meilleurs » iraient tous vers l'apprentissage, en renonçant d'ailleurs sans le savoir à toute poursuite d'études, quand dans le même temps, les autres élèves resteraient dans l'éducation nationale, qui accumulerait les difficultés sans accroître parallèlement ses moyens financiers.
Deuxième élément de réticence : le développement annoncé de l'apprentissage au sein des lycées professionnels.
Cette option ne me semble pas constituer une bonne piste, qui nécessiterait de toute façon, de prime abord, d'apporter des réponses à certaines interrogations de fond. Les cohabitations entre publics différents et parcours différents posent, en effet, des problèmes pédagogiques et d'organisation très lourds. Comment compte-t-on procéder ?
Il faudrait aussi revoir la répartition du produit de la taxe d'apprentissage, qui, selon le dernier chiffrage disponible en 2010, représente 1,9 milliard d'euros. Comme le taux d'imposition est proportionnel à la masse salariale, la montée du chômage fait baisser mécaniquement le produit. Pour mémoire, 52 % de taxe d'apprentissage, le « quota » revient obligatoirement à l'apprentissage, via des versements calibrés aux CFA, à un fonds national et au Trésor public. Les 48 % restants, le « barème », sont en réalité des versements libératoires des entreprises vers les formations technologiques et professionnelles de leur choix. Aujourd'hui, les lycées professionnels pâtissent d'un affaiblissement alarmant des contributions des entreprises. La construction de la taxe et l'affectation des fonds par les organismes collecteurs désavantagent très nettement les élèves de l'enseignement professionnel public.
Ainsi, au niveau de l'ensemble du second degré, le public reçoit à peine plus que le privé alors que ce dernier scolarise cinq fois moins d'élèves. Et plus finement, au sein du second degré public, les lycées généraux et technologiques reçoivent environ 5 % du produit contre moins de 3 % pour les lycées professionnels.
Plus fondamentalement, je m'interroge sur la façon dont le gouvernement entend tenir les deux objectifs qu'il promeut. En effet, comment à la fois développer l'apprentissage, notamment au niveau V et élever le niveau de qualification globale de la population ? C'est à dire comment concilier dans le même temps l'objectif d'insertion professionnelle rapide et celui d'élévation du niveau de qualification ?
A ce stade, les auditions que j'ai réalisées pour cet avis budgétaire ne m'ont pas permis d'obtenir des réponses concrètes. Ce dilemme reste donc encore à trancher.
Il me semble que si l'on favorise trop l'apprentissage, on renonce alors à l'élévation du niveau de qualification au profit de l'insertion rapide.
A long terme, cela risque de n'être profitable, ni individuellement, ni collectivement.
En effet, pour la carrière professionnelle du jeune, une insertion rapide, avec les plus bas diplômes possibles, sera synonyme de moindre faculté d'adaptation, de moindre capacité à la reconversion et donc au final de moindre progression de carrière. Pour la compétitivité globale de l'économie, si d'actualité de nos jours, renoncer à l'élévation du niveau de qualification paraît à rebours des enjeux posés et affichés.
Dans les discours qui ont accompagné la réforme, et qui ne sont pas remis en cause aujourd'hui, la possibilité de poursuite d'études dans le supérieur a été mise en avant.
Elle a d'ailleurs séduit bon nombre de familles, si bien que les demandes de poursuite dans le supérieur, vers le BTS notamment, explosent.
Pour autant, aucun dispositif concret d'accompagnement des bacheliers professionnels n'a été mis en place. Les résultats ne sont évidemment pas bons à l'université mais aussi en BTS.
Nous devons donc réfléchir aux moyens de soutenir les bacheliers professionnels au cours de leur transition vers le supérieur. Les lacunes dans les matières générales et dans l'acquisition des méthodes de travail, nécessiteraient la mise en place d'un sas, peut-être d'une année, d'une sorte de propédeutique, de remise à niveau avant l'entrée en BTS ou en DUT.
Tant du point de vue de la capacité d'insertion sur le marché du travail que des poursuites d'études, la réforme commence à susciter de la frustration dans les familles et chez les élèves qui ont cru au discours de revalorisation de la voie professionnelle.
Ce sont bien sûr les milieux populaires et les moins favorisés qui sont les plus exposés. Je rappelle en effet que la moitié des élèves en voie professionnelle sont enfants d'ouvriers, de chômeurs ou d'inactifs, alors qu'ils ne représentent qu'un tiers de l'effectif global du second degré. Nous ne pouvons donc pas nous contenter de l'existant. C'est pourquoi je plaide pour que des corrections interviennent impérativement.
Enfin pour conclure, j'aimerais dire un mot sur les divers projets de régionalisation.
Un possible transfert aux conseils régionaux de la compétence sur les lycées professionnels, y compris les personnels enseignants, est semble-t-il écarté. Je m'en félicite, car les ressources financières des régions sont trop minces et leur expertise pédagogique trop faible.
Cependant, il est prévu de transférer aux régions la fixation de la carte des formations professionnelles et de leur laisser la maîtrise du service public territorialisé d'orientation. Les détails et même les contours exacts de ces projets ne sont pas encore connus.
Je me contenterai donc de vous faire part de quelques interrogations, qui ont notamment été soulevées lors de mes auditons : quelle répartition des rôles entre les présidents de conseils régionaux et les recteurs ? Comment éviter l'aggravation des inégalités sociales et territoriales entre les élèves ? Quelles garanties pour les personnels, notamment pour les conseillers d'orientation-psychologues ?
Autre point qui m'interroge : la transformation des GRETA en GIP. Le délai imposé par la loi Warsmann II arrive à échéance en 2013 et ne sera pas tenu en tout état de cause. Une modification législative est nécessaire au moins pour repousser l'échéance. Dans quelle mesure pouvons-nous aller plus loin et proposer des garanties statutaires aux personnels ? Ne pourrions-nous d'ailleurs pas revenir tout simplement sur le principe même de la transformation en GIP ? Des négociations sont ouvertes entre le ministère de l'éducation nationale et les personnels, mais il est difficile d'en prévoir l'issue, d'autant que ce dossier dépend également du ministre de la fonction publique.
Telles sont les observations et interrogations que je voulais vous soumettre. Et sous les réserves que j'ai formulées, je vous propose de rendre un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Enseignement scolaire ».