ministre déléguée auprès du ministre du redressement productif, chargée des petites et moyennes entreprises, de l'innovation et de l'économie numérique. - Nous partageons le même objectif. Monsieur Marini, vous contribuez depuis des années à la prise de conscience, par le Parlement et par nos concitoyens, du changement radical que connaît notre économie et de la nécessité d'adapter notre fiscalité à ces bouleversements. Votre engagement est ancien, votre expertise reconnue. En 2010, vous faisiez adopter par le Parlement la « taxe Google ». Dans la foulée du rapport Zelnik, vous aviez déposé un amendement au collectif budgétaire en février 2010, puis à nouveau en décembre afin de taxer à 1 % les investissements publicitaires en ligne réalisés en France. Cela étant, la taxe a finalement été abrogée avant d'entrer en vigueur. Depuis, vous vous êtes attaché à trouver d'autres moyens de faire contribuer les géants du Net aux recettes fiscales.
Il est en effet urgent d'assujettir les grands acteurs internationaux du numérique aux impôts acquittés par toute entreprise qui commerce en France. La fiscalité est un facteur structurant, non seulement pour préserver les recettes de l'Etat mais aussi pour protéger notre tissu économique et la compétitivité des acteurs européens du numérique face aux distorsions de concurrence. De fait, les grands opérateurs du Net, américains notamment, échappent à la fiscalité de droit commun grâce à des montages juridiques.
Dès juillet 2012, j'ai donc demandé à Pierre Collin et Nicolas Colin de réaliser un constat objectif des impôts et taxes qui pèsent aujourd'hui sur les acteurs de l'économie numérique. Il fallait cesser de centrer le débat sur les problématiques culturelles, car le glissement de valeur provoqué par la dématérialisation de l'économie touche tous les secteurs. Le Gouvernement a en outre chargé les rapporteurs de formuler des propositions d'évolution du droit afin de taxer les opérateurs fournissant des biens et services à des consommateurs français. Il fallait mettre fin à la rupture d'équité fiscale entre les acteurs.
Le rapport remis le 18 janvier 2013 dresse un panorama inquiétant. Ni notre fiscalité domestique, ni les règles internationales ne répondent aux problématiques de l'économie numérique. Les règles en matière de domiciliation fiscale des entreprises n'ont plus d'accroche sur des entreprises à l'activité dématérialisée, il y a un décalage entre le lieu où se crée la valeur et celui où celle-ci est monétisée. Dès lors, il convient de revenir sur la notion d'établissement stable si l'on veut pouvoir imposer des résultats sur nos territoires.
Les règles en vigueur au niveau européen ne luttent pas davantage contre les comportements d'optimisation. Les entreprises du Net peuvent en effet choisir l'Etat dans lequel elles établissent leur siège tout en commerçant dans d'autres Etats. Faute de règlement pour lutter contre les délocalisations de bénéfices vers les paradis fiscaux, certains membres de l'Union européenne ont facilité les stratégies de délocalisation de multinationales : ce sont les fameux « Etats tunnels », qui n'ont pas de dispositif de rapatriement des bénéfices ou de retenue à la source sur les redevances versées à l'étranger. Ainsi est né le « sandwich hollandais », parfois agrémenté à la sauce irlandaise, qui a été médiatisé ces derniers mois avec l'exemple de Google. Ces pratiques sont légales, sauf à démontrer que les activités sont effectivement réalisées sur notre territoire, ce qui suppose un contrôle fiscal.
Plus encore, le rapport de MM. Collin et Colin démontre que les géants du Net ont mis en place des schémas d'optimisation pour réduire leur taux effectif d'impôt sur les sociétés. De tels comportements, scandaleux et moralement inacceptables, ont des conséquences fiscales et économiques. Ces multinationales peuvent ainsi consacrer tous leurs efforts à l'investissement. L'écart lié à l'absence de fiscalité entraine un véritable écart de compétitivité, qui handicape le développement d'acteurs européens. En période de crise, il est inacceptable que certains tirent de la ressource des citoyens européens sans jamais participer aux recettes fiscales ni au financement des réseaux et des contenus : c'est un avantage comparatif exorbitant.
La volonté d'agir progresse. Après l'opinion publique britannique, d'autres pays se mobilisent, comme l'Italie ou l'Espagne. Une prise de conscience s'opère : derrière la fiscalité se cache un enjeu de souveraineté et de développement de notre propre économie. Les Etats-Unis eux-mêmes sont engagés dans la démarche BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) de l'OCDE pour mettre fin aux stratégies d'évasion fiscale dont ils souffrent également.
Le Gouvernement compte mettre en oeuvre un plan d'action et peser sur les négociations internationales afin de faire émerger une définition de l'établissement stable qui convienne aux entreprises dont l'activité est purement numérique.
La proposition de loi du président Marini instaure une obligation de déclarer et de payer les taxes soit par l'intermédiaire d'un représentant fiscal établi en France, soit selon le régime spécial de déclaration des services par voie électronique. Cette proposition a l'avantage d'asseoir les prélèvements sur notre territoire. Toutefois, la Cour de justice de l'Union européenne exige un motif ayant trait à l'ordre public pour justifier l'obligation de désigner un représentant fiscal. Par ailleurs, je remarque que le portail informatique de déclaration de la TVA pour les prestataires hors Europe n'a pas atteint, loin s'en faut, sa pleine efficacité.
Le rapport de MM. Collin et Colin propose une piste : partir de la collecte des données, sur laquelle repose la création de valeur, pour donner une nouvelle territorialité à l'établissement stable. Notre stratégie de protection des données personnelles pourrait, à terme, justifier d'imposer une représentation en France aux entreprises qui collectent des données. Il faudra toutefois avancer un motif qui dépasse la simple considération administrative pour faire accepter cette obligation au niveau européen - je vous renvoie à la récente décision sur les sociétés d'assurance en Belgique.
M. Marini propose une taxe sur les publicités en ligne, sur le modèle de celle créée par l'article 27 de la loi de finances pour 2011. La nouveauté est de taxer les régies publicitaires et non plus les annonceurs. Ces derniers avaient en effet été à l'origine de la suppression de la taxe Google, car ils estimaient qu'elle pénalisait exclusivement les annonceurs français. Le Gouvernement n'est pas favorable à cette nouvelle taxe, qui sera inévitablement répercutée sur les annonceurs. On risque notamment de frapper les PME qui accèdent au marché publicitaire grâce à des coûts d'entrée très bas. Nous avons d'ores et déjà de nombreuses taxes sur la publicité. Ne manquons pas la cible des géants du Net tout en alourdissant la fiscalité sur des acteurs français déjà fragiles. Il faudrait préciser la définition de la régie publicitaire comme celle de l'audience. Difficile pour une régie d'évaluer la part des sommes versées par l'annonceur afférente à des services dont l'audience est réalisée en France. L'obligation de désigner un représentant fiscal est contraire à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne. Enfin, comment recouvrer cette taxe pour les entreprises hors Union européenne ?
M. Marini propose ensuite une taxe sur les services de commerce électronique. Là encore, on taxerait des acteurs français sans que l'Etat ait les moyens de taxer les entreprises ayant leur siège à l'étranger. Cette taxe serait déduite de la TASCOM pour ne pas alourdir les prélèvements pesant sur des acteurs déjà soumis à la fiscalité de droit commun. Une telle différence de traitement entre résidents et non-résidents n'est sans doute pas euro-compatible. De surcroît, la taxe pèserait sur les acteurs de la vente à distance, alors que leur transition technologique vers l'offre en ligne est indispensable à leur survie. Les acteurs de ce secteur, comme la plupart des représentants du commerce physique, s'inquiètent à juste titre de ce projet. En l'état, le Gouvernement y est défavorable.
Enfin, le texte étend aux opérateurs établis à l'étranger la taxe sur les ventes et locations de vidéogrammes, qui est affectée au Centre national du cinéma. Une telle extension parait pertinente, mais difficile à mettre en oeuvre, l'administration ne disposant d'aucun élément de recoupement pour estimer les recettes. Celle-ci sera en revanche possible à compter de 2015, avec le changement de territorialité et le guichet unique de TVA. À échéance 2013, une telle extension semble prématurée.
En définitive, le Gouvernement est favorable au renvoi en commission, car les propositions ne sont pas mûres à ce stade. Cela étant, nous expertiserons toutes les taxations qui sont évoquées : la taxe sur les données personnelles proposée par le rapport de MM. Colin et Collin, la taxe au clic, la rémunération de l'usage de bandes passantes.
Cette proposition de loi vient à point nommé, au moment où le Gouvernement lance une nouvelle séquence d'action. Elle servira de point d'appui. Je viendrai volontiers vous rendre compte des avancées sur ce sujet essentiel ; il en va de notre compétitivité et de notre souveraineté.