La loi a tout d’abord eu des conséquences sur les entreprises, qui en étaient la cible privilégiée et avouée : si le tableau des entreprises gagnantes et perdantes s’est révélé plus contrasté qu’attendu, il est indéniable que l’objectif de leur rendre de la marge et, par là même, de la compétitivité, a été largement atteint. Le gain pour elles fut de l’ordre de 8 milliards d’euros.
Si 20 % des entreprises furent perdantes et si 20 % ont connu une stabilité, 60 % ont été gagnantes, avec des réductions de 30 % à 80 % pour le secteur industriel, au détriment, certes, du secteur des services, et au prix de quelques désagréments pour l’intérim.
Une analyse plus fine montrerait les imperfections du ciblage des entreprises, mais, globalement, le MEDEF lui-même admet une réduction de cinq points du poids du seul impôt économique dans le total des prélèvements.
Je pense pouvoir affirmer que, indéniablement, l’effet réel comme le ressenti des entreprises font pencher pour une réussite de la réforme, malgré certains défauts d’adéquation.
La réforme a sans doute, lors de la première année de mise en œuvre, un peu désorienté les entreprises dans leurs formalités administratives, mais l’ancien praticien que je suis pense que, avec le recul, les comptables doivent se réjouir aujourd’hui des simplifications apportées par rapport à la taxe professionnelle, laquelle était devenue une véritable usine à gaz.
La mise en place du système progressif et l’abattement à la base imaginé par le Sénat ont effectivement permis d’adapter ce projet et de lui donner la souplesse et la pertinence nécessaires, même si cela n’en a pas accru la lisibilité, je le reconnais.
À cette époque, nous avions néanmoins attiré l’attention – c’était notre proposition n° 7, comme l’a rappelé Jacques Mézard – sur la nécessité d’expliciter par voie de circulaire le dispositif de la base minimum de CFE, dispositif dont nous relevions les carences, et de renforcer les possibilités de modulation pour la rendre utilisable.
Il est parfois dommage que les bons auteurs ne soient ni entendus ni lus ! Nous en reparlerons un peu plus loin.
Nous avons en outre souligné la difficulté de mesurer, en cette période d’atonie économique, les effets du système et de sa progressivité en régime de croisière.
Si les entreprises sont toujours très friandes d’optimisation fiscale, il semble que le législateur a pu, pour l’heure, verrouiller efficacement le système.
Au total, et pour conclure sur ce volet, nous pouvons dire que le monde économique se félicite globalement de cette réforme et se réjouit tout particulièrement d’être soumis désormais à un taux national sur les bases d’une assiette plus clairement définie, qui a amélioré sa compétitivité, même si beaucoup ont avoué, et encore à l’instant Jacques Mézard, que les facteurs essentiels étaient souvent ailleurs, comme le prix de l’énergie, l’existence du crédit d’impôt recherche, la présence de logements pour les salariés, ou une position stratégique dans l’Hexagone au regard des flux d’approvisionnement et du commerce international.
J’en viens maintenant aux effets et aux conséquences de cette réforme pour l’État, suivant en cela les distinctions opérées dans le rapport.
Il est incontestable que cette réforme a eu un coût pour l’État, et l’on peut le chiffrer aux alentours de 4, 5 milliards d’euros en régime de croisière. Ce coût correspond au différentiel entre les charges supplémentaires de l’État, résultant du principe de compensation, et aux diverses compensations d’équilibre mises en place – compensation relais, dotation de compensation de la réforme de la taxe professionnelle, DCRTP.
En revanche, l’État a bénéficié de la refonte des allégements liés à la taxe professionnelle et d’un surplus d’impôt sur les sociétés. Ce différentiel eût sans doute été moindre si le Conseil constitutionnel n’avait pas annulé le dispositif des bénéfices non commerciaux, les BNC. Pour mémoire, précisons que, lors de l’année de transition, en 2010, le surcoût fut environ du double.
En outre, l’État a stoppé l’hémorragie que lui imposaient les contreparties aux collectivités locales, et c’est là son gain essentiel. Il a payé pour solde de tout compte !
À cet instant, et avant d’aborder l’impact de la réforme sur les collectivités locales elles-mêmes, il est important d’analyser comment elle a affecté la relation entre les collectivités et l’État, et en quoi ce moment constitue l’aboutissement d’une transformation beaucoup plus profonde de la fiscalité locale, en gestation depuis plusieurs décennies.
Si nous ne prenons pas la mesure du phénomène, nous risquons d’entretenir les uns et les autres un quiproquo majeur entre les acteurs publics, ainsi que s’évertuent à nous en convaincre les universitaires et les chercheurs qui s’intéressent aux finances publiques et qui nous expliquent comment la crise actuelle pourrait bien accélérer un processus allant vers « une plus grande intégration des acteurs publics locaux, nationaux et européens ».
En réalité, nous avons déjà vécu une première crise des finances publiques.
Après la Première Guerre mondiale, nos gouvernants ont eu l’idée de transférer aux collectivités locales du pouvoir fiscal afin de leur permettre de faire face à leurs besoins de développement et de reconstruction et à ceux de nos concitoyens.
Dans un premier temps, l’État a dédié des parts de fiscalité, mais ce n’est qu’avec l’ordonnance de 1959 du général de Gaulle, durant les trente glorieuses, que naît l’idée de transférer aux collectivités le levier fiscal, dans le contexte d’une perspective d’opulence.
Les textes de mise en œuvre vont s’étaler de 1975 à 1983 pour aboutir aux lois de décentralisation Defferre, alors que nous venions tout juste de changer d’époque.
En effet, en 1974-1975, c’est le premier choc pétrolier et la fin des budgets en équilibre pour la nation. Alors que les collectivités se réjouissent de la liberté fiscale acquise, ailleurs, on réfléchit déjà à de nouvelles étapes.
L’État est déjà en période de contrainte et on va assister à un chassé-croisé de mesures contradictoires, donnant l’illusion d’une autonomie fiscale, mais de plus en plus financée par l’État, à travers des dégrèvements croissants.
Il faudra toutefois attendre la charnière 2002-2004, et l’inscription de l’article 72-2 dans la Constitution, pour que l’horizon bascule. Cependant, à ce moment, le monde élu n’a pas perçu la portée de la disposition : le Gouvernement et l’administration venaient d’imposer définitivement la norme de référence. Exit l’autonomie fiscale, l’autonomie financière était née !
La réforme de la taxe professionnelle, a priori à destination des entreprises, vient porter le coup de grâce en diminuant le poids de l’économie dans la ressource locale, en figeant les taux et en réaffectant les impôts par niveaux, et souvent sous forme de part d’impôt national.
Elle exige un second pilier, la péréquation horizontale, car, si la réforme de la taxe professionnelle a réduit le poids de la richesse économique dans la ressource, elle n’en a pas moins laissé subsister les inégalités territoriales accumulées.
En même temps, la réforme permet à l’État de substituer la péréquation horizontale à la péréquation verticale, dont il était comptable, dernier verrou posé sur le dispositif, avant que ne vienne s’ajouter la rationalisation des compétences. Mais ce sera une autre histoire !
J’en ai terminé pour cet aspect. Il était important, je crois, de souligner ce double mouvement contradictoire où les élus se sont heurtés, dans leur cheminement, à la radicalisation de l’administration et des gouvernements, et où ils ont accusé un temps de retard sur l’évolution et le mouvement de l’histoire fiscale. Cela ne signifie pas que ce mouvement soit inéluctable et ne puisse être inversé. Seulement, les circonstances l’imposent pour quelques décennies. Il importe d’en prendre acte, comme l’ont déjà fait nos collègues européens.
J’aborderai maintenant les aspects pratiques de la réforme pour les collectivités locales. Mon analyse sera volontairement brève parce que, d’une part, le rapport que nous avons remis reste tout à fait d’actualité – les angoisses en moins, car nous sommes maintenant dans la vraie vie –, et que, d’autre part, c’est le volet qui a été le plus particulièrement détaillé dans les interventions aujourd’hui.
Je crois que nous pouvons réduire à leur juste mesure les craintes relatives au bouleversement matériel et à l’exactitude de la compensation à l’euro près, car les seules variations que nous subissons résultent, en réalité, des modifications législatives que nous nous imposons au fil du temps. On peut s’accorder à dire que la conséquence majeure de la réforme est le « rebasage » de la ressource sur les ménages, notamment pour le bloc communal, et sur une part d’impôt économique considérablement diminuée, qui évolue désormais en fonction de l’évolution de la richesse nationale.
Cela induit une dynamique nouvelle, corrélée à l’évolution économique et aux capacités contributives des habitants.
Nous avons dû, à cet égard, considérablement affiner les critères pour parvenir à une plus grande adéquation avec les besoins réels des territoires, pour corriger les anomalies et tenir compte du poids de l’histoire. Je ne reviendrai pas sur ce travail fastidieux, mais je listerai simplement les résultats obtenus et les axes à poursuivre sur le plan des principes et des grands aspects techniques.
Les ajustements opérés par les deux dernières lois de finances ont permis de mieux prendre en compte les établissements industriels et leur spécificité, comme leurs effectifs, et d’adopter certaines mesures préconisées dans notre rapport, comme l’indexation des IFER.
La question reste posée de la poursuite de la mise en œuvre de la péréquation, corollaire essentiel du nouveau système mis en place, car le fondement de la ressource nouvelle des collectivités et son dynamisme asymétrique exigent une appréciation de la richesse en stock, mais aussi rapportée aux charges des collectivités. Ces ajustements de correction sont l’un des chantiers essentiels du Parlement.
La prise en compte de la richesse et des besoins sur des « territoires agrégés », en même temps que l’achèvement de l’intercommunalité, est une innovation majeure en matière de solidarité.
Il importe que la montée en puissance suive les étapes fixées, mais en prenant garde au contexte contraint que nous traversons et en mesurant la part de l’effort que permettent les flux annuels.
En cela, pour ce qui concerne le bloc communal, nous pouvons apprécier que le Gouvernement ait maintenu le cap en matière de progression du Fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales, le FPIC.
Comme la répartition sur la base du coefficient d’intégration fiscale à l’échelon intercommunal, l’introduction du revenu des habitants, qui vient modifier à hauteur de 20 % le prélèvement, constitue une correction utile, apportée par la loi de finances pour 2013 au profit de certains territoires urbains.
Le champ d’appréciation des charges de centralité reste aussi ouvert. Il convient sans doute d’introduire des correctifs, en déplafonnant progressivement le prélèvement du FPIC et du Fonds de solidarité des communes de la région d’Île-de-France, le FSRIF. Les spécialistes que vous êtes, mes chers collègues, excuseront, j’en suis sûr, ce jargon !
Nous devons aussi attendre que l’Île-de-France puisse ajuster son propre système, en tenant compte des besoins spécifiques et différenciés de son territoire, qui n’a pas encore, rappelons-le, opéré sa mutation territoriale.
Il reste beaucoup plus de travail sur les mécanismes de solidarité des régions et des départements, qui y ont apporté beaucoup moins d’attention que le bloc communal. Même si nous devons convenir que les parts d’impôts affectées aux départements sont sans doute insuffisantes au regard des compétences exercées, tout particulièrement en temps de crise, où les recettes sont moins dynamiques, ces collectivités auraient sans doute intérêt à faire des propositions plus concrètes à cet égard.
Sur le plan technique, je veux insister, monsieur le ministre, sur les trois pierres d’achoppement qui subsistent, qu’il importe de surmonter au plus vite.
Je pense, tout d’abord, au dossier de la CFE minimale, dont j’ai parlé plus haut, que le Gouvernement n’a pas souhaité régler définitivement dans la dernière loi de finances. Nous avons proposé un plafonnement sur la valeur ajoutée, à l’instar de ce qui existe pour les autres contribuables. Il est indispensable de le décider pour 2014, en temps utile.
Outre les corrections ponctuelles effectuées, il faut permettre à ce marqueur de retrouver une utilisation plus effective, tout en restant dans le cadre constitutionnel. Le Premier ministre vient d’adresser un courrier allant en ce sens à Jacques Pélissard, président de l’Association des maires de France, en date du 21 janvier, dont je trouve le contenu encourageant mais insuffisamment opérationnel.
Nous devrons ensuite impérativement adapter la répartition de la CVAE, aux caractéristiques des groupes.
En effet, à l’heure actuelle, les décisions d’organisation juridique des groupes permettent de déterminer largement les lieux de répartition de la valeur ajoutée. Je ne reviendrai pas sur ce qu’a dit Jacques Mézard il y a un instant, à propos de la concentration de la CVAE sur un certain territoire...
Tant Valérie Pécresse que vous-même, monsieur le ministre, avez prétexté le besoin de simulations pour envisager d’en modifier l’approche. Je ne vois toujours rien venir, alors que nous avons parfaitement identifié le problème.
Enfin, il restera à se pencher sur la mesure des incidences de la revalorisation des valeurs locatives, dont le calendrier est désormais programmé.
Cette dernière révolution fiscale produira de nouvelles modifications sur la géographie fiscale locale. Il s’agit d’une réforme d’autant plus importante que la perte du levier fiscal impose la revalorisation permanente de la matière fiscale, de manière différenciée.
Outre les points en cours que je viens d’évoquer, je voudrais également indiquer que la mise en place d’une nouvelle fiscalité locale, qui ne s’appuie plus pour l’essentiel sur le levier fiscal, doit pouvoir bénéficier de renseignements, d’une expertise et de rapports permanents, qui ne soient pas soumis à la seule discrétion du Gouvernement.
Sans exiger d’être doté en moyens et en personnel comme le sénateur du Texas, je crois qu’il convient que le Parlement puisse disposer en permanence des simulations et des états nécessaires. À l’heure actuelle, nous devons nous en remettre à l’expertise de nos associations d’élus, qui nous fournissent des rapports de prospective. Ce n’est pas digne d’une démocratie de notre niveau, et je le dis sans remettre en cause la valeur des services administratifs du Sénat, qui réalisent un excellent travail.
Je terminerai mon intervention, moi aussi, par un peu de prospective. J’ai essayé de vous le démontrer, mes chers collègues, la réforme de la taxe professionnelle ne correspond pas seulement à une grande réforme fiscale technique. Elle doit aussi être comprise, selon la formule de Jean Bouvier, comme « le basculement tangible d’un monde quasi révolu, fondé sur une régulation par des États nationaux maîtres de leurs choix financiers, à un autre fondé sur des espaces supranationaux, intégrant des espaces territoriaux et fonctionnels à autonomie financière limitée ».
La crise que nous traversons accélère cette évolution, en poussant à une plus forte intégration des acteurs publics locaux, nationaux et européens, et à la mise en place d’outils nouveaux, comme le conseil des exécutifs hier, ou le haut conseil des territoires demain, auxquels nous devons donner force opérationnelle.
C’est l’équilibre de la société et du lien social qui est en jeu, avec une nouvelle forme de gouvernance qui intégrera démocratie, solidarité et liberté. Le seul risque que comporte l’exercice, c’est que cette intégration ne prenne la voie d’une recentralisation.
Aussi, ne nous contentons pas de considérer ce débat comme celui d’une réforme réalisée à la hâte ou souffrant d’improvisation, au prétexte que les uns ou les autres auraient failli, car, alors, le Sénat passerait à côté de l’histoire fiscale de nos collectivités.