Avant de vous proposer d’adopter une position sur le texte qui nous est soumis, mes chers collègues, je vous en rappellerai rapidement l’économie générale et le dispositif.
L’enjeu principal soulevé par cette proposition de loi porte sur la neutralité et l’équité fiscales. Pour Philippe Marini, « la neutralité est la taxation, quelle que soit la technologie employée pour une même fonction, et l’équité est le traitement selon des règles du jeu communes des agents économiques […] lorsqu’ils interviennent sur un même secteur ».
Les objectifs visés par l’auteur de la proposition de loi ne s’inscrivent donc pas spécifiquement dans une problématique de financement de tel ou tel secteur d’activité, qu’il s’agisse de la culture, des réseaux numériques ou des collectivités territoriales, sans écarter pour autant la question de l’affectation de ces recettes fiscales.
Ainsi, c’est à partir du constat selon lequel la taxation de la publicité est une pratique de droit commun en matière fiscale, sur les médias télévisuels, radiophoniques ou par voie de la publicité extérieure, que l’absence de taxe spécifique à la publicité sur internet a été clairement identifiée.
Pour Philippe Marini, rien ne justifie, a priori, que la publicité sur l’internet échappe par nature à un prélèvement supporté par la publicité dans les médias traditionnels. C’est en vertu du même raisonnement qu’il a observé que les services de commerce en ligne échappent à la taxe sur les surfaces commerciales, la TASCOM.
S’agissant de l’équité fiscale, les acteurs de l’économie numérique – les opérateurs de télécommunications, l’industrie du livre et de la musique, entre autres – ont été les premiers à mettre en lumière cette problématique. Ils font remarquer qu’ils sont concurrencés par des sites internet basés à l’étranger qui ne supportent ni les mêmes charges fiscales en matière de TVA et d’impôt sur les sociétés ni les taxations spécifiques à notre pays destinées à financer l’industrie cinématographique, l’audiovisuel public, les réseaux et les collectivités locales.
C’est donc sur ce fondement que la proposition de loi prévoit, au moyen d’une obligation déclarative, l’extension aux acteurs installés à l’étranger des dispositifs fiscaux jusqu’alors applicables aux seules entreprises françaises.
Comme l’a excellemment et rapidement rappelé Philippe Marini, le dispositif proposé est composé de deux volets.
Tout d’abord, un volet procédural institue une obligation de déclaration d’activité par les acteurs de services en ligne basés à l’étranger à partir de certains seuils d’activité, et selon deux variantes. L’entreprise assujettie opterait soit pour la désignation d’un représentant fiscal sur le modèle procédural de l’agrément accordé aux sites de jeux en ligne, soit pour le régime spécial de déclaration des services fournis par voie électronique, qui est une procédure simplifiée et dématérialisée permettant de respecter les principes du droit européen de non-discrimination et de proportionnalité.
Ensuite, autour de ce volet procédural, s’organise un volet fiscal comportant une série de taxations : la taxe sur la publicité en ligne, la taxe sur l’achat de services de commerce électronique, la TASCOE, et la taxe sur les ventes et les locations de vidéogrammes destinés à l’usage privé du public.
La taxe sur la publicité en ligne s’appliquerait dorénavant aux régies, où qu’elles se situent, et non aux annonceurs comme le prévoyait la première version de la taxe votée en 2010, afin que les acteurs étrangers soient redevables de la taxe comme le sont les régies françaises au titre de leur audience sur le marché national.
Cette taxe serait calculée sur les recettes publicitaires, en appliquant un taux de 0, 5 % à la fraction comprise entre 20 millions d’euros et 250 millions d’euros et de 1 % au-delà. Il ne s’agit pas d’une mesure de rendement, car le gain fiscal escompté se situerait à un niveau inférieur ou égal à 20 millions d’euros pour un marché de 2, 7 milliards d’euros.
S’agissant de la taxe sur les services de commerce électronique, le dispositif s’articule selon un triple volet.
Tout d’abord, la taxe est due par les personnes qui vendent ou louent, par un procédé de communication électronique, des biens et des services à toute personne, établie en France, y compris dans les départements d’outre-mer, qui n’a pas elle-même pour activité la vente ou la location de biens et de services, c’est-à-dire la vente aux particuliers.
Ensuite, la taxe ne s’applique pas lorsque le chiffre d’affaires annuel du prestataire du service de commerce électronique est inférieur à 460 000 euros. Son taux, de 0, 25 %, est assis sur le montant hors taxe sur la valeur ajoutée du prix acquitté.
Enfin, pour tenir compte de la situation des commerçants opérant à la fois dans la grande distribution et dans le commerce électronique, il serait instauré une déduction du montant acquitté par le redevable de la taxe sur les surfaces commerciales, la TASCOM, dans la limite de 50 % de son montant.
Selon l’exposé des motifs de la proposition de loi, le rendement d’une taxe de 0, 25 % pourrait atteindre environ 100 millions d’euros dès 2013 et 175 millions d’euros en 2015. En outre, au même titre que la TASCOM, le produit de cette taxe serait affecté au bloc communal, qui en a bien besoin, dans les conditions de versement du Fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales, le FPIC. Il s’agit de tenir compte de la perspective d’érosion du commerce physique au profit du e-commerce, donc de compenser le préjudice ainsi causé aux territoires.
Par ailleurs, pour rétablir une forme d’équité fiscale entre acteurs français et étrangers, la proposition de loi vise à étendre aux acteurs de l’internet établis hors de France la taxe sur la fourniture de vidéogrammes à la demande, la VOD.
Le rendement actuel de cette taxe est limité – il n’est que de 32 millions d’euros –, mais, dans son principe, et hormis la difficulté à en assurer le recouvrement à l’étranger, l’ensemble des professionnels auditionnés ont émis un avis favorable sur ce dispositif, lequel n’implique aucune charge supplémentaire pour les entreprises établies en France.
Enfin, le dernier article de la proposition de loi prévoit la remise au Parlement par le Gouvernement d’un rapport évaluant l’impact sur les finances publiques des pratiques d’optimisation fiscale mises en œuvre par certains acteurs de l’économie numérique basés hors du territoire français en matière de taxe sur la valeur ajoutée, d’imposition des bénéfices et de toutes taxations spécifiques. Sur ce dernier point, nous pouvons considérer que la remise du rapport Collin et Colin de la mission d’expertise satisfait en grande partie cette demande ; c’est, en tout cas, notre sentiment.
Pour conclure cette présentation du dispositif, je pense pouvoir dire, sans trahir la pensée de Philippe Marini, que l’auteur de la proposition de loi défend « l’idée de jeter les bases de la fiscalité numérique, d’abord, sur le plan national, car, même incomplète, elle préfigurerait l’adoption d’une taxation plus globale au niveau européen ».
Il me semble clair que le Gouvernement et les auteurs du rapport « Col[l]in au carré » §visent le même objectif.
La question est donc à présent de savoir quel dispositif adopter.
La mission d’expertise dresse un état des lieux de l’inadaptation de la fiscalité directe, comme de la fiscalité indirecte. Les constats relatifs à l’érosion des bases d’imposition ne sont, certes, pas inédits ni spécifiques à l’économie numérique, mais ils ont le mérite d’être posés pour justifier l’urgence pour les États d’agir au niveau européen et international. Je ne reviendrai pas sur la teneur de ce rapport, dont nous avons longuement entendu et interrogé les auteurs. J’irai donc directement aux propositions.
La mission a identifié le fait que le point commun à toutes les grandes entreprises de l’économie numérique est l’intensité de l’exploitation des données issues du suivi régulier et systématique de l’activité de leurs utilisateurs. Tandis que les données, notamment les données personnelles, sont la ressource essentielle de l’économie numérique, la collecte de ces données est rendue possible par l’émergence du « travail gratuit » que fournissent les utilisateurs soit à leur insu, soit par leur contribution volontaire.
C’est sur la base de ce diagnostic que la mission propose de créer de nouvelles assiettes fiscales fondées sur les données. Elle considère que la collecte des données issues du suivi régulier et systématique des utilisateurs est le seul fait générateur qui garantisse la neutralité du prélèvement. La vocation de ce dernier est non d’imposer la collecte de données en tant que telle, mais d’inciter les entreprises à adopter des pratiques conformes à des objectifs d’intérêt général, comme la protection des libertés individuelles, l’innovation sur le marché de la confiance numérique, l’émergence de gains de productivité, la croissance et la création de nouveaux services au bénéfice des utilisateurs. Cette fiscalité incitative se fonderait sur un principe similaire au « pollueur-payeur », qui serait celui du « prédateur-payeur ».
Cette proposition concernerait, d’une part, les entreprises françaises, afin de les inciter à mieux utiliser les données de leurs clients et utilisateurs, et, d’autre part, les entreprises non établies sur le territoire. Pour ces dernières, la mission soumet l’idée selon laquelle l’objectif de protection des libertés individuelles, qui sous-tend la taxation des données personnelles, pourrait, au-delà du seul souci d’assurer le recouvrement de l’impôt, être considéré comme un motif d’intérêt général suffisant et de nature à justifier une restriction à la libre prestation de services au sein de l’Union européenne.
Cependant, au-delà de ces éléments généraux, il ne semble pas que cette proposition de taxation de la collecte et de l’utilisation des données soit immédiatement opérationnelle et transposable sur le plan législatif.
D’ailleurs, je constate, avec bien d’autres parlementaires, que cette piste pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses.