Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes réunis aujourd’hui afin d’examiner la proposition de loi de M. Marini, dont le but est de bâtir une fiscalité du numérique à la fois neutre et équitable.
Permettez-moi, à cette tribune, de saluer d’emblée la qualité des échanges auxquels nous avons procédé la semaine dernière au sein de la commission des finances. Nous avons eu, de mon point de vue, un débat de grande qualité, parfois technique, au terme duquel il me semble que nous avons abouti à une forme de consensus.
Une fiscalité « neutre et équitable »… C’est bien cela qui fait aujourd’hui défaut lorsque l’on regarde le paysage fiscal des entreprises de l’économie numérique. Je l’ai dit en commission des finances voilà quelques jours et je le répète aujourd’hui, le Gouvernement partage pleinement les préoccupations de M. Marini.
Monsieur le sénateur, vous avez porté ce sujet délicat en précurseur au sein de votre commission. Vous avez eu raison, car il fait aujourd’hui débat dans tous les pays d’Europe ou presque et il est inscrit à l’agenda de plusieurs grands rendez-vous internationaux à venir.
Je veux saluer ici votre travail de longue haleine et vos propositions visant à établir des taxes sur les géants de l’internet proposant des ventes et prestations en France, afin de mettre fin à la situation particulièrement choquante de franchise fiscale dont bénéficient, de fait, ces entreprises au regard des grands impôts tels que l’impôt sur les sociétés et la TVA.
Étant moi-même consciente que le changement radical de notre économie rend absolument nécessaire une adaptation urgente de notre fiscalité, j’ai demandé, avec Pierre Moscovici, Arnaud Montebourg et Jérôme Cahuzac, à Pierre Collin et à Nicolas Colin, dès le mois de juillet 2012, de formuler des propositions d’évolution de notre droit pour taxer les géants de l’internet qui échappent aujourd’hui à l’impôt.
Mesdames, messieurs les sénateurs, il y a urgence à trouver les moyens d’assujettir les grandes multinationales du numérique aux impôts acquittés par toute entreprise qui commerce en France.
En tant que ministre chargée de l’économie numérique, je suis en effet quotidiennement alertée sur les problèmes de distorsions de concurrence liées au fait que les grands opérateurs du Net, américains notamment, mais pas seulement, échappent à la fiscalité de droit commun des entreprises européennes grâce à des montages juridiques leur permettant d’optimiser leurs impôts.
Au-delà des recettes de l’État, la fiscalité est devenue un facteur structurant pour la protection de notre tissu économique et la compétitivité des acteurs européens du numérique.
Or, trop souvent, les débats qui ont eu lieu autour de l’économie numérique se sont polarisés sur les seules problématiques culturelles. Celles-ci sont bien entendu importantes et sensibles et, effectivement, internet se nourrit de contenus culturels ou de productions de l’esprit, dont la diffusion a été facilitée et démultipliée grâce à la dématérialisation. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que le glissement de valeur provoqué par la numérisation touche tous les secteurs de la vie économique. Si l’on n’y prend pas garde, ce sont les fondements de l’assise territoriale de l’impôt qui peuvent être remis en cause.
Le constat dressé dans le rapport sur la fiscalité du numérique, qui a été remis au Gouvernement le 18 janvier 2013, ne doit pas être pris à la légère.
Aujourd’hui, ni les règles de droit interne ni le cadre communautaire ne permettent de répondre aux problèmes nouveaux que pose l’économie numérique.
Toutes les règles qui existaient jusqu’à présent en matière de domiciliation fiscale des entreprises n’ont plus d’accroche sur ces sociétés, et les schémas d’optimisation et d’évasion fiscales leur sont particulièrement accessibles. Il existe un décalage entre le lieu où se crée la valeur et celui où elle est monétisée.
Un véritable plan de sauvetage de l’impôt sur les sociétés s’impose donc avant tout si l’on veut rendre une assise territoriale à l’impôt, mettre fin aux ruptures d’équité et en finir avec le « siphonage » unilatéral de la valeur, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui par les géants du net.
C’est pourquoi, après avoir passé en revue les principales propositions de ce texte, je vous exposerai le plan d’action gouvernemental.
La première proposition est la création d’une obligation de déclarer et de payer les taxes, soit par l’intermédiaire d’un représentant fiscal, soit selon le régime spécial de déclaration des services par voie électronique.
Cette proposition est intéressante pour asseoir les prélèvements sur notre territoire. Cela étant, pour justifier l’obligation de désigner un représentant fiscal, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne rend nécessaire de démontrer des considérations ayant trait plutôt à l’ordre public, comme pour les jeux en ligne, par exemple.
Sur ce point, le rapport Collin et Colin nous donne une piste à travers les données personnelles. Car, après avoir démontré que la collecte des données se trouve au cœur même de la création de valeur des entreprises du numérique, il propose de l’utiliser comme critère de territorialité pour l’établissement stable.
Par ailleurs, nous nous engageons, avec le ministère du redressement productif, dans une stratégie de protection des données personnelles. Cette protection pourrait, à terme, justifier d’imposer une représentation en France pour les entreprises qui collectent des données.
À ce stade, il paraît cependant difficile de mettre en place cette obligation déclarative sans démontrer en premier lieu un motif qui dépasse la simple considération administrative.
Ensuite, la proposition de loi vise à créer deux taxes.
La première est la taxe sur les publicités en ligne, sur le modèle de celle qui avait été créée en 2011, mais portant sur les régies publicitaires et non plus sur les annonceurs.
Je vous le répète, le Gouvernement n’est pas favorable à la création de cette nouvelle taxe, qui, inévitablement, sera répercutée sur les annonceurs et souffrira donc des mêmes maux que la première taxe, dite « taxe Google ». Le risque serait notamment de frapper les PME qui accèdent au marché publicitaire grâce à des coûts d’entrée extrêmement bas.
Il existe d’ores et déjà de nombreuses taxes sur la publicité. En instaurant une nouvelle taxe, nous risquons de manquer la cible des géants de l’internet tout en ajoutant une couche de fiscalité sur des acteurs français déjà fragiles. C’est pourquoi ce projet de taxation de la publicité ne paraît pas constituer une voie exploitable en l’état.
La deuxième taxe proposée est la taxe sur les services de commerce électronique.
Cette taxe aurait là encore pour effet paradoxal de mettre à contribution des acteurs français sans que l’État ait réellement les moyens de taxer les entreprises sises à l’étranger.
Certes, la possibilité de déduire cette taxe de la taxe sur les surfaces commerciales, la TASCOM, vise à ne pas ajouter un nouveau prélèvement obligatoire sur des acteurs qui sont déjà soumis à la fiscalité de droit commun. Néanmoins, cette distinction entre les contribuables établirait, entre les résidents et les non-résidents, une différence de traitement qui paraît peu compatible avec le droit communautaire.
De surcroît, elle soumettrait les acteurs de la vente à distance à une nouvelle fiscalité, au moment où leur transition technologique est absolument nécessaire, sinon indispensable.
Les acteurs de ce secteur d’activité, comme plus largement d’ailleurs la plupart des représentants du commerce physique, ont fait part de leur forte inquiétude sur ce projet de taxe ; ces préoccupations me semblent parfaitement légitimes.
Le Gouvernement est défavorable en l’état à cette taxe, qui ne paraît pas propice au développement de notre économie numérique.
Enfin, la proposition de loi vise à instaurer une extension de la taxe sur les ventes et locations de vidéogrammes. Celle-ci étend aux opérateurs établis à l’étranger le champ de la taxe existante, qui est affectée au Conseil national du numérique.
Étendre cette taxe qui ne frappe aujourd’hui que les opérateurs établis en France est pertinent dès lors que les services rendus sont identiques. Cependant, là encore, il paraît difficile de la mettre en œuvre aujourd’hui, car l’administration ne disposerait d’aucun élément de recoupement pour s’assurer de la bonne estimation.
En revanche, à compter de 2015, seront établies de nouvelles règles de territorialité de la TVA, ainsi que le guichet unique. Les services seront alors en mesure d’avoir une estimation des recettes générées par les opérateurs sur les services en ligne.
L’extension de la taxe sur les vidéogrammes semble donc une bonne idée, mais, en l’état, et à échéance de 2013, elle paraît prématurée.
En définitive, le Gouvernement proposera de voter le renvoi à la commission de la présente proposition de loi, dont les propositions ne sont pas mûres à ce stade.
Le Gouvernement a cependant annoncé un plan d’action à la suite de la remise du rapport sur la fiscalité de l’économie numérique par MM. Collin et Colin. Je veux, à l’occasion de la discussion du présent texte, vous en donner les grandes lignes.
Ce plan d’action comporte en premier lieu un volet international.
Il s’agit d’une part, au sein de l’Union européenne, de faire adopter des règles communes afin que les États membres se dotent tous de réglementations permettant de mettre fin à l’évasion des produits et profits vers les paradis fiscaux. C’est la lutte contre les « États tunnels ».
Nous travaillons avec les services de la Commission européenne sur ce point. Benoît Hamon a indiqué, lors de l’Ecofin du 22 janvier 2013, que la France présenterait des propositions opérationnelles sur l’imposition des profits de l’économie numérique. Ces propos ont été salués par le commissaire Šemeta, qui nous invite à coordonner les solutions à l’échelon de l’Union européenne.
À ceux qui m’opposent que ce chemin est trop long, je rappellerai que, il y a trois ans, la Commission a tendu la main à la France pour l’élaboration d’un plan d’action à l’échelon européen sur ces problématiques d’impôt sur les sociétés. Le précédent gouvernement ne s’est toutefois pas saisi de cette proposition de la Commission, manquant ainsi, et je le regrette, une véritable occasion de lancer ce débat ; d’où le statu quo de ces dernières années.
Aujourd’hui, nous voyons que nos partenaires européens sont tous mobilisés pour faire évoluer les choses ; le Royaume-Uni lui-même en fait un axe prioritaire de son action à la présidence du G8.
Il est donc temps de définir une démarche commune au sein de l’Europe, mais également dans l’OCDE, pour établir une nouvelle définition de l’établissement stable. Les États-Unis eux-mêmes sont engagés dans la démarche BEPS, c’est-à-dire « érosion des bases et déplacement des profits », de l’OCDE pour mettre fin aux stratégies d’évasion fiscale dont ils souffrent également. Nous soutiendrons cette démarche activement. L’OCDE présentera son programme d’action dans le cadre du G20 qui se tiendra les 14 et 15 février prochain.
En matière de TVA, la France exigera de ses partenaires au moins un strict respect du calendrier concernant la mise en place du « mini-guichet » européen, qui doit permettre, dès 2015, de taxer la consommation de services en ligne dans l’État du consommateur.
Nous examinerons de quelle manière nous pourrons éventuellement peser sur une amélioration de ces perspectives et une accélération du calendrier, cette dernière se heurtant néanmoins à des objections de nature technique qui me paraissent valables. Nous nous engageons à envisager ce que nous pouvons faire dans ce domaine.
Ces deux axes sont absolument prioritaires. Tout projet de taxe sectorielle pour financer tel ou tel segment de l’économie ne nous paraît pas un bon moyen d’asseoir la crédibilité de la France auprès de ses partenaires européens.
Au-delà de l’intense campagne de conviction et d’influence que le Gouvernement entend mener sur la scène européenne et internationale, notre intention est d’expertiser toutes les voies de taxation qui sont aujourd’hui évoquées, et pas seulement dans cette proposition de loi. Je veux parler, notamment, de la taxe sur les données personnelles que le rapport Collin et Colin nous invite à créer, de la taxe au clic, de la rémunération de l’usage de bandes passantes.
Le Conseil national du numérique sera l’organe de concertation sur ces sujets. Je l’ai déjà, cette semaine, saisi des propositions du rapport Collin et Colin et des perspectives que j’ai évoquées.
Mesdames, messieurs les sénateurs, il me semblait important de vous restituer, à l’occasion de la discussion de la présente proposition de loi, l’ambition gouvernementale sur un sujet qui renvoie à la place de la France dans la compétition économique mondiale.
En l’état, le Gouvernement vous invitera à voter la motion de renvoi à la commission de la proposition de loi.