Intervention de Thani Mohamed Soilihi

Réunion du 7 février 2013 à 15h00
Délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Thani Mohamed SoilihiThani Mohamed Soilihi :

… comme le reconnaissait Dominique Perben, alors garde des sceaux, lors de l’examen en première lecture au Sénat, le 1er octobre 2003, du projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

Les infractions dites « de presse » se commettent en effet de plus en plus fréquemment dans ce qu’il convient d’appeler le cyberespace, par des internautes qu’il importe désormais de traquer et de retrouver, aux fins d’exercer à leur encontre l’action publique, voire l’action civile.

Or, la brièveté du délai de trois mois, conjugué à la jurisprudence de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel, qui considèrent que la mise en ligne de propos délictueux est non pas une infraction continue, mais un délit instantané, amenait à faire tomber bon nombre d’infractions commises sur Internet sous le coup de la prescription.

Comme le faisait remarquer Albert Chavanne, professeur à la faculté de droit de Lyon, ce délai de prescription, « achevé à peine commencé, aboutit bien souvent à des dénis de justice ».

C’est pourquoi la loi du 9 mars 2004, dite « Perben II », a fait passer ce délai de trois mois à un an, s’agissant des infractions d’incitation à la violence, de provocation à la discrimination, de diffamation et d’injure commises en raison de l’origine de la personne ou de son appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

La loi du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme tend à poursuivre ce mouvement d’allongement de la prescription de trois mois à un an pour les faits de provocation directe aux actes de terrorisme ou à leur apologie.

Ces évolutions, qui ont eu lieu par étapes, peuvent apparaître comme autant d’hésitations dans notre législation. Elles s’expliquent cependant par la nécessité d’être constamment prudent dans ces matières très sensibles et de veiller à un équilibre satisfaisant entre le respect du principe de la liberté d’expression et la répression des propos discriminatoires.

Mais, de fait, ces avancées par à-coups ont laissé se faire jour des inégalités dans les délais de prescription pour des infractions de même nature, donc des inégalités entre victimes placées dans la même situation.

À titre d’exemple, selon les statistiques du ministère de la justice, entre 2005 et 2010, une seule condamnation a été prononcée sur le motif de « provocation à la haine ou à la violence à raison de l’orientation sexuelle par parole, écrit, image ou moyen de communication au public par voie électronique ». C’est bien la preuve que les recours n’aboutissent pas, les plaintes étant classées sans suite du fait de l’expiration du bref délai de prescription.

Personnellement, dans l’exercice de ma profession d’avocat, j’ai pu constater que bon nombre de plaignants potentiels, victimes de propos discriminatoires tenus sur des réseaux sociaux, ont vite renoncé à exercer des poursuites, dissuadés par les contraintes induites par la brièveté du délai de prescription.

Le législateur ne pouvait davantage tolérer ce genre de discrimination.

C’est dans ces circonstances que Catherine Quéré, Jean Marc Ayrault, alors député, et plusieurs de leurs collègues présentèrent une proposition de loi, adoptée à la quasi-unanimité le 22 novembre 2011.

Les auteurs du texte entendaient que la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse réponde à l’obligation constitutionnelle de clarté des textes législatifs s’agissant des crimes et délits de « discrimination commis par voie de presse ou par tout autre moyen » à l’encontre d’une personne en raison, d’une part, de son origine, de son ethnie, de sa race vraie ou supposée, de sa religion, ou, d’autre part, de son sexe, de son orientation sexuelle ou de son handicap.

À la suite de son adoption par l’Assemblée nationale, il nous appartient à présent, mes chers collègues, de connaître de cette proposition de loi.

Son article 1er tend à clarifier le neuvième alinéa de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881, en mettant sur le même plan toutes les provocations, à savoir les provocations à la haine, à la violence et à la discrimination, quelle qu’en soit la cause. Quant à l’article 2, par souci de cohérence, il vise à faire bénéficier de cette mesure les personnes victimes de propos discriminatoires à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap.

La commission des lois a ajouté un article 3 tendant à rendre la loi applicable à Wallis-et-Futuna, en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie.

L’objet du présent texte consistant à rétablir un minimum de cohérence et de lisibilité, en appliquant le même traitement aux propos discriminatoires, quelles qu’en soient les victimes, l’unanimité qui a présidé à son adoption en commission des lois devrait prévaloir aujourd’hui en séance plénière.

Dans une contribution écrite, M. Emmanuel Dreyer, professeur de droit à l’université de Paris-Sud, a résumé les enjeux liés à la présente proposition de loi en ces termes :

« Il n’y a aucune raison pour traiter différemment les propos sexistes ou homophobes et les propos racistes ou sectaires. Au contraire, dans sa sagesse, le législateur a pris la précaution de fondre ces incriminations dans le même moule : puisque c’est le même comportement qui est incriminé – seul le mobile de l’auteur du propos varie –, la répression doit obéir aux mêmes règles. Il en va notamment ainsi pour le délai de prescription. »

Il convient par ailleurs de rassurer ceux qui pouvaient craindre, en raison de l’allongement du délai de prescription, une atteinte à la liberté de la presse, une telle crainte ne pouvant, en tout état de cause, résister à l’examen des objectifs visés par les auteurs de la proposition de loi.

Tout d’abord, le texte vise des faits qui sont très rarement de vraies infractions de presse commises dans les médias, selon l’esprit de la loi de 1881, mais au contraire des comportements qui relèvent du droit commun et qu’il s’agit de sanctionner pour éviter leur banalisation.

Ensuite, le droit européen, prohibant toutes les discriminations, sans distinction, donne pouvoir au Conseil de prendre toutes les mesures nécessaires en vue de combattre ces dernières.

Enfin, l’égalité de tous les citoyens proclamée à l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ne peut avoir de sens ni de force que si le législateur s’emploie à lutter contre les discriminations de toute sorte.

À l’heure où, à l’occasion de la discussion au Parlement de textes de loi, des attaques sexistes ou homophobes d’un autre temps se font chaque jour entendre, l’examen de la proposition de loi qui nous est soumise est une excellente occasion de faire un rappel à la vigilance et aux valeurs fondamentales gouvernant notre nation.

Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe socialiste, à la suite de la présentation de l’excellent rapport de notre collègue Esther Benbassa, dont je salue la qualité du travail, votera la proposition de loi.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion