L'article 1425-1 de la loi de 2004, certains articles de la LME de 2008 et la loi Pintat de 2009 confèrent aux collectivités territoriales un rôle éminent dans l'investissement et dans l'économie numérique. Peuvent-elles l'assumer sur des bases durables, soutenables et garanties ? C'est tout le sujet du rapport. Les enjeux de la révolution numérique sont si importants, en termes de compétitivité économique, de développement social et individuel ! Les infrastructures de nouvelle génération sont le tronc sans lequel rien ne poussera : il ne s'enracinera pas si les collectivités territoriales ne sont pas à même de l'implanter. Elles sont prêtes à se mettre au service de cette cause nationale, à condition que l'État joue son rôle de régulateur et de financeur.
Le droit européen, en ce domaine, est envahissant. Il a façonné le droit national des télécommunications. Celui-ci autorise a priori divers modèles ; mais le traité européen et son application - je songe au rôle des juges - en faisant prévaloir une conception radicale selon laquelle l'intervention publique est suspecte a priori et la concurrence portée à son comble, ont prohibé les aides d'Etat et paralysé l'investissement public.
Cet encadrement européen, dans lequel le régulateur national s'est inscrit, est encore plus rigoureux pour les réseaux de nouvelle génération, car leurs caractéristiques sont jugées porteuses de distorsions de concurrence encore plus fortes. Cette analyse néglige la situation concrète des opérateurs économiques et financiers, tout comme les caractéristiques de l'investissement dans le secteur. Le raisonnement sous-jacent - un modèle d'investissement à retour rapide - n'est plus adapté au très haut débit (THD), innovation radicale qui impose de rompre avec une situation de départ plutôt que d'en prolonger la logique. L'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) a cherché à atténuer ces exigences, à corriger le pire. La place de l'Arcep dans l'édiction des normes est si considérable, au point que l'on peut s'interroger sur la réalité de l'homologation de ses décisions par les ministres. Du reste, l'annonce gouvernementale d'un Programme national très haut débit (PNTHD) est intervenue après que l'Arcep a défini la colonne vertébrale de toute action publique, non avant.
Le système institutionnel actuel repose sur deux équilibres. D'abord, un partage du territoire entre zones d'intérêt privé, où l'intervention publique, au sens strict, est proscrite et la concurrence, totale ; et zones sans intérêt privé, où les réseaux déployés par les investisseurs publics doivent toutefois encore être ouverts. Ensuite, un modèle d'activation des opérateurs tels qu'ils existent : ceux-ci sont censés procéder aux investissements nécessaires à l'équipement en THD. Le législateur a aussi institué une obligation de fibrage vertical dans les immeubles neufs, qui devait susciter des déploiements horizontaux du réseau ; il a autorisé les opérateurs à conclure entre eux certains types d'accords de répartition des investissements. Enfin, le régulateur a favorisé le cofinancement. Ce système institutionnel est complété par un fonds national pour la société numérique (FSN), doté d'une enveloppe de 2,5 milliards d'euros et destiné à soutenir les investissements dans les zones d'appel à manifestation d'intentions d'investissement (Amii).
Ce système ne repose donc pas uniquement sur les mécanismes du marché mais principalement sur ceux-ci et sur des initiatives décentralisées. Il ne fonctionne pas bien : les investissements dans le nouveau réseau sont à la traîne, les investissements déjà effectués ont donné lieu à des gaspillages, les investissements publics sont exposés à des risques économiques et financiers élevés. Certes, toute l'Europe est en retard, puisqu'elle ne compte que 4 % des abonnés mondiaux au THD, contre 11 % aux États-Unis et plus de 70 % en Asie. L'Europe occidentale est en retard sur l'Europe de l'Est.
Et pour le taux de pénétration du THD, la France occuperait le 23ème rang sur 27 en Europe. L'Arcep indique que le nombre de prises éligibles au « fiber to the home » (Ftth) y est passé de 1,35 million à 2 millions en un an et demi. Mais cette progression concerne surtout les zones très denses (1,6 million de prises). Les investissements sont redondants : le réseau Ftth ne progresse vraiment que dans les zones où le THD était déjà accessible par câble, et des investissements en fibre dorment sous les trottoirs et dans les immeubles parisiens faute de commercialisation. Les options d'investissement qui ont été distribuées dans les zones Amii sont levées à un rythme et dans des conditions qui excluent que la couverture progresse comme annoncé. Sur le reste du territoire, les collectivités territoriales mettent en place des projets de réseaux d'initiative publique (RIP), mais l'équilibre financier est difficile à atteindre en raison des régulations actuelles qui laissent subsister des risques élevés - ce qui contraste avec les RIP du haut débit, qui avaient joué un rôle très positif dans l'équipement du territoire. Comment créer des conditions favorables aux investissements publics bloqués par la régulation actuelle ?
La logique d'économie mixte qui a inspiré le système d'incitations n'a pas suffisamment pris en compte le jeu des acteurs. Les opérateurs privés en concurrence entre eux visent naturellement à maximiser leurs profits, et leurs situations sont diverses. Ils choisissent en priorité les investissements les plus rentables (la zone très dense) et saisissent les occasions pour élargir leurs parts de marché dans la zone Amii, ou plutôt une partie de cette zone. Ils cherchent également à s'assurer pour l'avenir des positions de force sur le segment mobile et non seulement sur le fixe.
On peut considérer que l'opérateur dominant peut avoir les coudées plus franches que les autres, puisqu'il est propriétaire des infrastructures avec lesquelles il s'agit de rompre et qu'il dispose d'une capacité de financement considérablement supérieure à celles de ses concurrents. Il impose donc le rythme de l'investissement dans la nouvelle infrastructure, et passe avec ses concurrents des accords qui prévoient une reconfiguration des parts de marché à son profit dans la zone très dense - accords qui du reste ne fonctionnent pas bien. Il est véritablement maître du programme de déploiement du THD, y compris dans les zones couvertes par les RIP, où sa puissance entrave l'action des collectivités territoriales. Mais sans doute ses positions sont-elles plus fragiles. En tout cas, toute l'économie du système comporte des incohérences par rapport à l'objectif visé : elle nous rend tributaires d'un jeu de stratégies que nous ne maîtrisons pas.
Le régulateur devrait, sans se retrancher derrière le principe de neutralité technologique, adopter des règles orientant le jeu des acteurs et incitant à l'investissement dans le THD : la mutualisation, ou le cofinancement, qu'il promeut, risquent d'être inefficaces. Mais ces choix ne lui appartiennent pas toujours : on voit mal l'Arcep décider elle-même d'éteindre le réseau existant. Puis, les pouvoirs publics ont choisi d'approuver le cadre proposé par l'Autorité : le modèle d'un gestionnaire unique de réseau, qui avait été retenu pour le fil de cuivre, a été écarté au profit d'un modèle concurrentiel et segmenté qui est celui du THD. C'est dommage, car le basculement technologique aurait pu être programmé, la péréquation aurait été aussi naturelle qu'elle le fut pour les lignes téléphoniques, et le coût global moindre, notamment pour le contribuable. Nous devons nous inspirer de ce modèle. Enfin, la tâche du régulateur est complexe, car il lui est difficile de prévoir les effets exacts des incitations. Il est temps de corriger le fonctionnement de ce modèle.