Intervention de Évelyne Didier

Réunion du 12 mars 2013 à 21h30
Système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre — Adoption d'un projet de loi dans le texte de la commission

Photo de Évelyne DidierÉvelyne Didier :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous étudions aujourd’hui le projet de loi ratifiant l’ordonnance transposant la directive de 2009 qui permet un élargissement du marché carbone, ainsi qu’une évolution de son fonctionnement, autorisée par la loi du 5 janvier 2011 portant diverses dispositions d’adaptation de la législation au droit de l’Union européenne qui habilite le Gouvernement à légiférer par ordonnance.

Vous le savez, mes chers collègues, les parlementaires du groupe CRC ont toujours été extrêmement dubitatifs face à l’instauration d’un marché carbone, pour ne pas dire opposés à un tel principe.

En effet, ce marché est fondé sur des systèmes de quotas et d’échange qui permettent aux participants d’acheter et de vendre des permis d’émissions. L’objectif est de rendre économiquement rentables des comportements écologiquement vertueux, le marché n’étant guidé, chacun le sait, que par la perspective du profit économique au plus court terme. Disons-le tout net, cela ne marche pas...

Pourtant, l’Union européenne continue de faire de cet outil, mis en œuvre dès 2005, le principal instrument de sa politique climatique et environnementale pour atteindre les objectifs du plan énergie-climat, adopté en 2008, permettant une réduction des émissions de gaz à effet de serre de 20 % à l’horizon 2020 par rapport à son niveau de 1990.

L’expérience dont nous disposons aujourd’hui a conduit 110 organisations de la société civile – 120, selon ma collègue – à demander son abandon pur et simple, comme en témoigne l’appel rendu public dernièrement. Bien entendu, cela ne fait que conforter notre analyse.

Il faut dire que l’instauration d’un marché carbone n’a pas répondu aux objectifs qui lui étaient assignés. Bien pis, il a fonctionné comme un marché hautement spéculatif, sujet à de fortes variations. Il est d’ailleurs regrettable que n’importe quelle personne puisse aujourd’hui acheter ou vendre des quotas carbone et que ce marché ne soit pas exclusivement réservé aux industriels, ce qui ouvre la voie à la spéculation et à la financiarisation.

Les principaux bénéficiaires du marché carbone ont ainsi été les plus gros pollueurs eux-mêmes, ce qui, vous l’avouerez, est pour le moins contradictoire. Je prendrai pour simple exemple une entreprise emblématique qui s’illustre régulièrement dans l’actualité nationale : Mittal. Jusqu’à présent, elle recevait chaque année, pour le seul site de Florange, 4 millions de tonnes de CO2 gratuites.

Il faut savoir que, lorsqu’une usine est à l’arrêt, une entreprise bénéficie encore de ses quotas carbone. Selon le journal Le Monde, Mittal a ainsi accumulé, sur ses sites européens, à coups d’arrêts partiels, un bonus de 156 millions de quotas de carbone, soit l’équivalent de plus de 1 milliard d’euros ! Ce marché n’a donc pas encouragé cette société à investir dans des modes de production écologiquement responsables. Au contraire, il lui a fourni de nouveaux instruments pour gagner encore plus, alors même qu’elle cassait l’outil de travail pour lequel elle avait obtenu ces quotas.

Puisqu’il s’agit d’un marché, il n’est pas étonnant que celui-ci se soit également caractérisé par une forte volatilité. Après une envolée, ses prix se sont écroulés depuis 2008, en deçà même de 5 euros, ce qui n’a guère incité les entreprises à investir dans des technologies plus performantes.

Le marché a donc échoué. Il s’est par ailleurs révélé inefficace, puisque la diminution des émissions de gaz à effet de serre constatée est directement due à la crise et à la baisse de l’activité.

À ce titre, il est bon de savoir que les émissions des secteurs économiques relevant du marché carbone diminuent moins vite que celles des secteurs qui n’en relèvent pas : leurs taux sont respectivement de 1, 8 % et de 3 % ! De tels chiffres devraient nous interpeller.

Il s’agit enfin d’un marché largement soumis à la fraude : en 2010, une malversation extrêmement importante a coûté plus de 5 milliards d’euros de pertes de recettes de TVA ; Europol a ainsi pu affirmer que, « dans certains pays, jusqu’à 90 % du marché carbone était le fait d’activités frauduleuses ». Cet outil n’a donc pas encore fait la preuve de sa pertinence dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Le projet de loi que nous examinons aujourd’hui prévoit de corriger les défaillances de ce marché.

Nous admettons que ce texte permet de réaliser un progrès sensible en prévoyant la fin du principe des allocations gratuites. En effet, les deux premières phases accordant des permis gratuits ont coûté quelque 14 milliards d’euros à l’échelle de l’Union européenne et constitué de belles opportunités pour les plus gros pollueurs.

Si le principe posé aujourd’hui est celui de la mise aux enchères, il n’en reste pas moins que 75 % de l’industrie manufacturière européenne continuera à disposer de quotas gratuits pour une valeur d’environ 7 milliards d’euros. Seul le secteur de l’énergie devra acheter ses crédits aux enchères. Cependant, même dans ce dernier cas, des exceptions ont été prévues, notamment pour l’Europe de l’Est qui dépend fortement du charbon.

De plus, une dérogation a été mise en place pour les producteurs de produits dits « sujets à fuite de carbone », c’est-à-dire à délocalisation : les installations concernées ne verront pas leur allocation gratuite diminuer sur l’ensemble de la phase 3. Or une grande majorité des installations non-électriques en bénéficiera, ce qui portera un sérieux coup d’arrêt au caractère décroissant de l’allocation gratuite sur la période 2013-2027.

Par ailleurs, au regard de la proposition de résolution adoptée ici même en 2009, l’instauration d’un marché nécessite un encadrement bien plus fort que celui qui est actuellement proposé.

Lors d’une audition au Sénat, le président du comité pour la fiscalité écologique, Christian de Perthuis, a ainsi estimé que la situation du marché européen du carbone était extrêmement grave et que les mesures préconisées par la Commission européenne – le gel de 900 millions de quotas – relevaient du « bricolage ». Selon lui, la crise du marché du carbone est plutôt due à un problème de « gouvernance » : « Aujourd’hui, il n’y a pas une autorité publique capable de gérer correctement la mise aux enchères des quotas. Comment voulez-vous qu’un instrument de politique publique fonctionne s’il n’y a pas derrière un portage politique fort ? »

Nous partageons ces propos et déplorons que les mécanismes d’inclusion aux frontières n’aient pas été davantage étudiés, alors même qu’ils présentent un intérêt certain. Sans cette inclusion, le marché carbone ne peut qu’encourager la délocalisation des activités polluantes, ce qui ne fera qu’aggraver la situation des pays pauvres, premières victimes des dérèglements climatiques.

Vous l’aurez compris, les sénateurs du groupe CRC estiment sur le fond que la transition écologique et la réduction de l’empreinte carbone de nos sociétés ne peuvent reposer sur l’instauration d’un marché ni sur les instruments financiers qui l’accompagnent, quand bien même ceux-ci présenteraient un affichage vertueux. La marchandisation ne constitue en aucun cas la solution aux problèmes posés à l’avenir de notre planète.

Nous devons aujourd’hui encourager la recherche d’autres réponses. L’avenir de la transition énergétique et écologique passe d’abord, à l’échelle de l’Union européenne, par un renforcement des obligations de réduction des émissions de gaz à effet de serre à hauteur de 40 % en 2030 et de 60 % en 2040, comme s’y est engagé le Président de la République lors de la conférence environnementale.

Par ailleurs, la transition écologique appelle d’urgence d’autres mesures : interventions plus directes de l’Union européenne mais également des États en faveur du financement de la recherche, du développement des énergies propres, de la rénovation du bâti, afin de permettre la construction d’un réseau de transports efficace s’appuyant, bien entendu, sur le report modal.

La transition énergétique ne saurait s’opérer dans le cadre d’une libéralisation toujours plus poussée ; elle passe, bien au contraire, par l’affirmation du rôle premier des États, des services publics des transports, de l’énergie et de l’eau, services publics dont la finalité est d’assurer l’intérêt général.

Pour toutes ces raisons, les sénateurs du groupe CRC s’abstiendront sur ce texte. §

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