Je vous remercie beaucoup. Je suis très heureux que la première présentation de ce rapport devant la représentation nationale s'effectue au Sénat, qui est l'assemblée des territoires, après la remise du rapport effectuée en février à Vesoul, en Haute-Saône, et sa présentation aux élus du département et de la région.
Pour me présenter brièvement, je suis économiste mais j'ai aussi une formation en sciences politiques. Je travaille beaucoup sur les questions de développement soutenable et de bien-être. J'enseigne en France et aux États-Unis. Je connais un peu la représentation nationale dans la mesure où j'ai été attaché parlementaire à l'Assemblée dans mes jeunes années. J'ai aussi travaillé au cabinet du Premier ministre il y a dix ans, donc je connais un peu le monde politique.
Après vous avoir exposé l'objectif général du rapport et la commande qui m'a été donnée, je voudrais vous présenter successivement la méthode que j'ai choisie, le plan et la structure du rapport, les nouveautés qui y figurent et enfin les directions politiques qui pourraient être prises de façon concrète pour donner corps à ce rapport.
L'objet de la commande était très vaste : il s'agissait de considérer l'égalité des territoires comme une nouvelle politique publique. J'ai commencé ma réflexion à l'été dernier, et débuté mon travail à proprement parler le 10 octobre. Il s'est donc étendu sur quatre mois, ce qui est extrêmement court. Puisque le Président de la République a souhaité mettre en place une nouvelle politique publique en matière d'égalité des territoires, l'idée était de se poser la question de savoir quelle forme cette nouvelle politique publique pouvait prendre, et ce qui la différenciait de l'aménagement du territoire. Il ne s'agissait donc pas de traiter d'un aspect d'une politique publique, mais d'une politique publique dans son intégralité, ce qui a été très intéressant. Mon premier réflexe a été de me considérer comme incompétent sur la question, et de m'entourer en conséquence de gens compétents, pour mener à bien ce travail. Je ne voulais toutefois pas créer une commission qui se réunit régulièrement et cherche à créer du consensus autour de ses rapporteurs. Je voulais rester dans le cadre d'une mission, et qu'une véritable pluralité de points de vue puisse s'exprimer.
Dans cet objectif, j'ai cherché une double pluralité de points de vue. J'ai souhaité croiser les approches des chercheurs et des responsables politiques. Le territoire se définit comme le contact entre les flux économiques et les frontières politiques. Il y a donc un volet recherche et un volet politique. Cet aspect est fondamental, puisque l'égalité des territoires est une question politique.
J'ai recueilli les contributions d'une multiplicité de chercheurs, issus de différentes disciplines. Je suis économiste, mais contrairement à certains de mes collègues, je ne considère pas l'économie comme une vérité suprême. J'ai ainsi voulu avoir l'avis de géographes, d'urbanistes, de climatologues, de sociologues... Il y a au moins cinq disciplines représentées, pour que l'on puisse avoir des angles d'approche différents, chaque discipline apportant ses propres thématiques. Au total, 37 chercheurs ont été interrogés. Ils ont remis 23 contributions (certaines étant collectives). J'ai tenté de diversifier mes sources, en faisant appel aux meilleurs spécialistes de la question en France ou aux États-Unis, comme Jacques Theys, proche du Prix Nobel, mais aussi à de jeunes chercheurs qui apportent des éléments nouveaux, comme Anne Musson, qui vient tout juste de terminer sa thèse.
J'ai également cherché à croiser les regards, en associant chaque contribution scientifique, de vingt pages maximum, à l'avis d'un responsable politique, sur cinq pages. Le rapport est donc très long (534 pages), mais il n'est pas pour autant indigeste, comme j'ai pu le lire ici ou là : il ne doit pas se lire d'un trait, mais à travers les différentes contributions ; il est parfaitement accessible. S'agissant des avis des 23 personnalités politiques, il me semble que c'est la première fois que l'on réalise un rapport de cette manière, en croisant les regards des chercheurs et des politiques. Je me suis d'ailleurs beaucoup appuyé sur le Sénat, en sollicitant Hervé Maurey sur la santé, et six autres sénateurs, y compris votre Président. Je crois même que le Sénat est l'institution la plus représentée parmi ces contributions, ce qui me semble logique puisqu'elle représente les territoires.
Un dernier point sur la méthode : nous avons créé un site Internet et mis en ligne le rapport dans son intégralité, les contributions étant accessibles directement au moyen de liens Internet, et non seulement sous la forme d'un fichier électronique. Nous y avons également associé le rapport de Thierry Wahl sur les aspects institutionnels de l'égalité des territoires.
J'en viens à la structure du rapport. Il est composé de trois parties. La première dresse un panorama des territoires français aujourd'hui. Afin de les représenter, j'ai retenu les idées de continuité et de rupture. En lisant cet été tous les rapports qui avaient été faits les dix dernières années et même au-delà, j'ai vu que l'urbanisation, qui s'est accélérée depuis vingt ans, est aujourd'hui un fait incontesté. Elle dessine une continuité, que l'on pourrait qualifier de « nouvelle continuité urbaine ». C'est d'ailleurs avec une contribution du géographe Jacques Lévy que débute le rapport. Il y traite de la notion de gradient d'urbanité, c'est-à-dire une urbanité très concentrée dans les centres-villes et qui s'étend en périphérie. La deuxième contribution évoque la première rupture territoriale, qui est la rupture sociale, avec la question de l'emploi. La troisième concerne les espaces ruraux et la question de l'accès aux services publics. La quatrième concerne les outre-mer, puisqu'il s'agit de la très grande périphérie par rapport à ce centre. La première partie part ainsi de l'idée que le territoire français peut être assimilé à une continuité urbaine avec des ruptures, des périphéries. Ce n'est pas bouleversant d'originalité, mais il fallait avoir un constat empirique pour commencer à réfléchir.
La deuxième partie traite des nouvelles inégalités territoriales. Ces dernières sont notamment dessinées par les ruptures évoquées précédemment. On ne peut plus considérer uniquement ces inégalités sous l'angle du revenu. J'en reviens à la contribution de M. Maurey : la santé, par exemple, est une question majeure. C'est une approche nouvelle des inégalités territoriales en France. La façon dont les inégalités de revenus évoluent fait débat. S'accroissent-elles ou se réduisent-elles ? En fait, la réponse dépend de l'échelle considérée (la région, le département, la zone d'emploi, l'îlot, le quartier...), du critère retenu (revenu ou PIB)... Mais au-delà de ce débat, il faut traiter des nouvelles inégalités territoriales, en matière de santé, d'environnement, d'éducation... Il y a également une plus petite partie, empirique, sur l'enjeu que constitue la cartographie. La contribution peut apparaître un peu technique, mais elle est extrêmement intéressante sur la façon de repérer les ruptures fines au niveau des territoires. Le rapport se veut en effet une boîte à outils.
La troisième partie traite des politiques d'égalité des territoires en tant que telles. Elle aborde en premier lieu la question des indicateurs, notamment les nouveaux indicateurs de développement humain et la façon dont ils peuvent être utilisés pour mieux comprendre les inégalités territoriales. Elle aborde ensuite les politiques verticales classiques, du type zonage et péréquation. Je vous renvoie sur ce point à la contribution de Daniel Béhar sur le zonage, de très grande qualité. Cette partie aborde également des approches plus nouvelles, comme l'approche sociale écologique, que j'essaie de développer depuis plusieurs années dans un certain nombre de travaux. Elle consiste à articuler les enjeux sociaux aux enjeux écologiques, faute de quoi il y aura toujours une contradiction irréductible entre les deux et on arrivera jamais à avancer sur les enjeux écologiques. On l'a très bien vu à l'occasion des débats sur la taxe carbone.
Ces trois parties du rapport sont reprises dans son sous-titre : « dynamiques, mesures, politiques ».
J'en viens à ce que je qualifie de nouveau dans le rapport. Tout d'abord, j'essaie de donner un sous-bassement théorique à l'idée d'égalité des territoires, de donner un regard politique à l'aménagement du territoire. Le territoire est toujours aménagé, que ce soit par le marché ou les pouvoirs publics. Je vous avouerai qu'au début, j'étais un peu sceptique sur le concept d'égalité des territoires. Le débat s'est très mal engagé dans le monde de la recherche, dans la mesure où l'on a tenté d'opposer le périurbain et la banlieue, voire d'avoir des approches ethniques de la question, ce qui me semble tout à fait infondé. En fait, c'est un très bon concept, parce qu'il s'agit d'assumer la dimension politique de l'aménagement du territoire, de dire qu'une action politique peut être menée au niveau du territoire. En France, l'action politique est centrée sur l'idée d'égalité, qui intéresse les Français depuis deux siècles. La notion d'égalité des territoires est en fait implicite dans l'approche de Claudius Petit.
Ma question a été la suivante : quelle est la bonne théorie de la justice pour fonder l'égalité des territoires ? Parler d'égalité au niveau des territoires et non des personnes a surpris. Or, ce qui nous intéresse, c'est bien l'égalité entre les personnes et non entre les territoires. Mais ces derniers peuvent être des vecteurs ou des entraves à cette égalité, cela a donc du sens de passer par la question territoriale pour s'interroger sur la question des inégalités entre les personnes. J'ai adopté la théorie des capacités : il faut tenter d'égaliser les capacités entre les personnes, c'est-à-dire la liberté de faire et d'être. Or, elles sont déterminées en grande partie par l'espace occupé par l'individu. Le territoire n'est pas seulement le reflet des inégalités sociales, ce que Henri Lefèvre appelait la projection au sol des inégalités sociales. Le territoire est aussi ce qui va conditionner la dynamique des inégalités sociales, la projection dans le temps. Quand vous êtes durablement piégé dans un territoire, sans mobilité, sans capacité de trouver un emploi, cela agit entièrement sur votre égalité. L'égalité des territoires a parfaitement un sens dès lors que l'on considère qu'elle joue sur les personnes et que l'on vise les capacités des personnes. Ainsi, l'égalité des territoires ne se résume pas à la question de l'opposition entre l'urbain et le périurbain. Il y a bien une théorie de la justice derrière cette idée de l'égalité des territoires.
La deuxième nouveauté consiste à considérer que les inégalités territoriales sont plurielles, et pas seulement d'ordre économique. L'approche strictement économique est dépassée, en économie comme dans les autres sciences sociales. Le développement humain est composé d'au moins trois éléments : le revenu, la santé et l'éducation. Dans les années 1990, les chercheurs ont convaincu les Nations Unies qu'il fallait aller au-delà du PIB et construire un indicateur du développement humain qui met à parité le revenu, l'éducation et la santé. Cette démarche doit être appliquée au niveau des territoires. C'est la raison pour laquelle je voulais des contributions sur les inégalités territoriales d'éducation, l'une sur le secondaire, commentée par Françoise Cartron, l'autre sur le supérieur et la recherche et sur la santé, mais aussi les contributions sur des questions sociales plus larges.
La troisième avancée consiste à considérer les inégalités de façon dynamique. Nous avons souvent un aperçu statique des inégalités au moyen du revenu par habitant. Mais il faut étudier leur dynamique, à travers la question des capacités et du développement humain. Les inégalités de santé d'aujourd'hui auront par exemple des conséquences à plus long terme, dans un horizon de vingt ans, sur les inégalités de revenu. Cette approche donne de la profondeur à la question des inégalités, la profondeur des profondeurs en matière d'inégalité étant bien sûr l'environnement. Il y a un certain nombre de contributions sur le changement climatique et la façon dont il affecte les territoires en termes d'atténuation et d'adaptation et sur les inégalités environnementales, dont on reparle aujourd'hui à l'occasion des débats sur les particules fines. Elles soulignent la nécessité d'avoir une approche sociale écologique.
J'en viens à la question des directions politiques. Elles sortent du cadre de ma mission, et seront déterminées par la ministre et la représentation nationale. Un certain nombre d'étapes ont été prévues. La ministre voudrait organiser des conférences territoriales pour confronter les approches du rapport à ce qui est perçu dans les territoires. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous avons été le présenter à Vesoul. En juin, est prévu un comité interministériel à l'aménagement du territoire qui cadrerait un certain nombre d'éléments pour proposer une loi qui serait présentée au Parlement à l'automne. Il convient dès lors d'envisager rapidement les directions à prendre. Ce n'est pas le rôle du rapport qui est un exercice de pure prospective. Le chercheur doit seulement présenter des options, sachant que plus ces options sont larges, plus le choix est grand pour les politiques. Il y a néanmoins des axes qui se dégagent.
Un premier axe concerne la transition sociale écologique au niveau des territoires, et la manière dont on doit repenser les politiques urbaines et rurales à la lumière de cet enjeu. Cela concerne la transition énergétique, qui va se faire au niveau territorial. L'une des propositions fortes du rapport consiste en la création d'un centre d'analyse et de prévention des inégalités environnementales, qui permettrait de regrouper la recherche qui commence à se développer fortement en France sur ces questions, afin d'informer les pouvoirs publics à tous les niveaux de gouvernance sur ces sujets. Il faut également traiter du changement climatique, et surtout, lier ces approches à la question de la santé, puisqu'il y a un lien direct entre la préoccupation écologique et la préoccupation sanitaire. Sur ce sujet, il y a des avancées très précises qui peuvent parfaitement être intégrées dans une loi.
Le deuxième axe est celui que j'appellerais la dimension verticale de l'égalité des territoires, c'est-à-dire la réforme du zonage et de la péréquation. Il y a deux très bonnes contributions à ce sujet, sur l'enjeu de la transparence de la péréquation, et d'une adaptation du zonage à cette idée des capacités.
La troisième direction, à laquelle je tiens énormément, a donné lieu à un conflit violent, que l'on a laissé s'exprimer au sein du rapport. Il s'agit de la coopération entre les espaces ruraux et les espaces urbains. C'est ce que j'appelle dans l'introduction un pacte de développement partagé. Il y a vraiment un sujet à travailler. Le commentaire du député interrogé sur ce sujet est très négatif. Je trouve cela dommage, car cela ne permet pas le débat. Or, je pense qu'un tel débat doit avoir lieu, et j'espère que ce sera le cas. Je vais d'ailleurs présenter le rapport à la fin du mois à l'Assemblée nationale au groupe d'études sur la ruralité, et j'espère que nous pourrons avoir ce débat sur la coopération entre l'espace rural et l'espace urbain.
Voilà ce que je souhaitais vous dire, sur la méthode, et le plan du rapport, les avancées et les directions qui peuvent être prises.