D’autres jugent cette position illusoire, tels les signataires d’une tribune parue dans le Nouvel Observateur du 23 août 2012, où Élisabeth Badinter, l’historien du corps Georges Vigarello, la philosophe Élisabeth de Fontenay, le cinéaste Claude Lanzmann et quelques autres se déclaraient notamment contre une pénalisation des clients, parce qu’elle ferait de la personne prostituée une complice du délit et précariserait un peu plus sa condition, à l’instar du délit de racolage aujourd’hui.
L’idéologie « abolitionniste », si l’on en croit les signataires de ce texte paru dans le Nouvel Observateur, reposerait sur deux postulats : premièrement, la sexualité tarifée est une atteinte à la dignité des femmes ; deuxièmement, les prostituées sont toutes des victimes et leurs clients, tous des salauds.
Or la prostitution est une question bien plus complexe. Les prostituées n’exercent pas toutes sous la contrainte, et la prostitution ne concerne pas que les femmes. Les hommes aussi se prostituent. Par-delà les représentations littéraires – on songe à Carco, à Proust, à Gide, à Genet, à Sachs ou à Jouhandeau – et les constats alarmistes des spécialistes de l’enfance, la prostitution masculine est restée un impensé des pouvoirs publics. On oublie les Grands Boulevards à la Belle Époque, la place Blanche, Montmartre ou Pigalle dans l’entre-deux-guerres, Saint-Germain pendant les trente glorieuses, la rue Sainte-Anne dans les années soixante-dix : tous hauts lieux d’une prostitution masculine occultée, qui demeure un problème de société mal connu, pas même convenablement chiffré. Quant aux femmes qui font appel aux services sexuels de prostitués masculins, le sujet n’est pas moins tabou, comme celui des prostitués transgenres ou transsexuels.
Reconnaissons cette complexité du phénomène. La prostitution peut être aussi – mais elle n’est pas seulement – une atteinte à la dignité et aux corps des femmes. Nulle position de principe, si généreuse soit-elle, ne peut en épuiser la réalité. Il n’est pas jusqu’au statut juridique de la prostitution en France qui ne soit ambigu. La prostitution, chez nous, n’est pas illégale, mais elle est dans les faits seulement tolérée.
Ne sacrifions pas l’abrogation du délit de racolage public instauré par la loi de 2003, que j’appelle de mes vœux aujourd’hui et qui est souhaitée par les féministes de toutes sensibilités, sur l’autel de quelque idéologie que ce soit. Cette abrogation ne résoudra pas tous les problèmes, j’en conviens, elle n’est que le début du chemin. Mais pourquoi tarder à répondre à une véritable urgence ? Pourquoi ne pas stopper sans délai le harcèlement dont tant de personnes prostituées se disent victimes ? Les témoignages sont accablants de ces femmes arrêtées plusieurs dizaines de fois par an, en vain.
Certains policiers font certes valoir que, grâce à la garde à vue des personnes prostituées qu’autorise la répression du délit de racolage, ils réussissent à démanteler les réseaux de proxénètes. Pourtant, l’instauration de ce délit n’a pas rendu la traque des proxénètes plus efficace, comme en témoignent les chiffres issus de la Nouvelle chaîne pénale.
En revanche, tous les rapports disponibles, celui de l’Inspection générale des affaires sociales, l’IGAS, qui vous a été remis, madame Vallaud-Belkacem, en décembre dernier, ou celui commandé par Médecins du Monde, qui vient de paraître, soulignent les méfaits induits par la loi de 2003 : dégradation de l’état de santé des prostituées et des conditions de pratique de la prostitution ; augmentation de l’isolement et de la clandestinité, elle-même propice à la multiplication des violences ; développement, de surcroît, de la prostitution « indoor », en appartement, dans les hôtels, les bars, les salons de massage, sur internet, facteur d’isolement et de vulnérabilité supplémentaires, et qui coupe les personnes prostituées des associations de prévention et d’aide. Tout cela, François Hollande le disait lui-même, dès le 19 mars 2012, dans un entretien donné au site Seronet.
Le délit à la racine de ces maux inutiles a une histoire complexe, que je ne retracerai pas. Sa définition paraît en outre bien fragile, et la frontière entre racolage actif et racolage passif bien floue. Ainsi, au regard de la jurisprudence, ne peut être qualifié de racolage actif le simple fait de déambuler sur la voie publique, dès lors que la tenue vestimentaire peut être considérée comme normale pour la période et que la personne n’a fait que répondre à des automobilistes arrêtés à sa hauteur : je vous renvoie à l’arrêt n° 726 de 1996 de la Cour de cassation. Il en va de même pour le racolage passif, la Cour de cassation ayant considéré, le 25 mai 2005, que le délit n’est pas constitué par le fait de stationner légèrement vêtue la nuit, au mois de juillet, sur le trottoir et de répondre à un client. Tant de souffrances vaines, donc, sur de telles bases ? Pour punir qui ? Souvent les plus pauvres, les plus précaires, qui ne font « cela » que pour avoir de quoi manger et où dormir.
Tel est le constat, mesdames les ministres, mes chers collègues, qui justifie la proposition de loi que je porte, avec le groupe écologiste. Parce que je suis femme et féministe, cette souffrance vaine de tant d’autres femmes m’est insupportable. Parce que je suis d’origine immigrée, je ne puis accepter l’horreur du lot quotidien des personnes prostituées étrangères. Parce que je suis enseignante, je ne puis tolérer que des étudiants et des étudiantes se prostituent pour subvenir à leurs besoins. Parce que je suis humaniste, je ne puis croire que la pénalisation soit la voie de la rédemption sociale, surtout lorsqu’elle prend comme cible les plus vulnérables des personnes prostituées, pas les escort girls, par exemple, qui ne sont nullement touchées par le délit de racolage, de même que leurs clients aisés ne seraient pas touchés par la pénalisation du client.
L’abrogation du délit de racolage public créera-t-elle un vide juridique gênant ? Je ne le crois pas. Faut-il revenir à la situation d’avant 2003, et sanctionner le racolage actif par une contravention de cinquième classe, à supposer que l’on puisse clairement préciser ce qu’il est ? Faut-il à tout prix qu’une personne prostituée soit punie du seul fait qu’elle se prostitue, qu’elle paie pour qu’elle comprenne qu’elle « pèche » ? Comment soutenir, d’un côté, que les prostituées sont des « victimes », et, de l’autre, les sanctionner ?
Mesdames les ministres, mes chers collègues, mettons sur pied une grande loi de prévention, d’insertion sociale et professionnelle, de prise en charge de la santé des personnes prostituées.