Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je crois utile de prendre la parole à ce stade, avant que Mme la ministre ne réponde aux différents orateurs de cette discussion générale qui se déroule en deux temps, séparés par une interruption de deux mois. En effet, l’examen de ma proposition de loi, lors de l’inscription initiale de cette dernière à l’ordre du jour du Sénat, n’avait pu être mené à bien, faute de temps, et nous devons le terminer ce matin.
Je voudrais simplement vous inviter, mes chers collègues, à réfléchir sur ce qui s’est passé au cours de ces deux mois. Quelles ont été les initiatives du Gouvernement pour faire progresser la recherche concrète d’une solution ? Quelles sont les évolutions du contexte national et international ?
La commission des finances s’est efforcée, pour sa part, de continuer à faire vivre le débat, tout particulièrement grâce à l’audition, le 20 février dernier, de Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE. Il nous a exposé – il a d’ailleurs très largement communiqué sur ce sujet – les conditions dans lesquelles le G20 a donné mandat à l’OCDE pour fournir, d’ici au mois de juin de cette année, un plan d’action définissant la direction dans laquelle de nouveaux instruments seront présentés pour lutter contre l’érosion des bases fiscales.
Les grands groupes de l’économie numérique offrent un exemple – seulement un exemple, mais un bel exemple – des situations décrites par l’OCDE et des difficultés à localiser les bénéfices taxables selon les territoires où exercent les filiales d’une multinationale.
Nous avons donc compris que la négociation d’un modèle de convention fiscale multilatérale qui viendrait remplacer certaines dispositions des conventions bilatérales serait sans doute plus rapide que l’élaboration d’un nouveau modèle de convention bilatérale et la renégociation de l’ensemble des conventions bilatérales existantes.
C’est un processus que la France soutient dans le cadre d’un mouvement qu’elle a lancé de concert avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne.
J’en viens à un autre aspect des choses : l’argument de l’euro-compatibilité ou incompatibilité de ma proposition de loi m’ayant été opposé lors du débat précédent, notamment par le Gouvernement, je me suis efforcé de fouiller ce point ; j’ai donc interrogé par courrier, le 6 mars dernier, les deux commissaires européens compétents, Michel Barnier, en charge du marché intérieur et des services, et, surtout, Algirdas Šemeta, en charge de la fiscalité, de l’union douanière, de l’audit et de la lutte antifraude, leur posant noir sur blanc deux questions.
Première question, « ne pourrait-on soutenir que le respect des principes de la concurrence sur le marché intérieur, qui constitue l’un des fondements de l’Union, doit être regardé comme un motif d’intérêt général, eu égard au déséquilibre flagrant de la publicité en ligne, justifiant l’application d’un régime dérogatoire prévoyant la désignation d’un représentant fiscal ? » – la désignation de ce représentant fiscal est en effet, vous le savez, l’un des éléments clés de la proposition que j’ai formulée.
Seconde question, « l’extension de la procédure simplifiée de déclaration des services fournis par voie électronique aux fins d’application de taxes nationales spécifiques soulève-t-elle des objections au regard du droit communautaire ? »
MM. les commissaires ont bien voulu me faire parvenir en tout début de semaine une réponse documentée que je tiens à votre disposition, madame la ministre. J’ai noté avec intérêt que le contenu de ce courrier était loin d’être aussi négatif que les arguments que le Gouvernement m’oppose depuis des mois. Certes, il m’a été répondu que seule la Cour de justice de l’Union européenne peut donner une interprétation contraignante sur la compatibilité d’une législation nationale avec le droit européen. Mais cela, tout bon étudiant en droit le sait dès le début de ses études supérieures !
Toutefois, si les commissaires semblent écarter, à ce stade, l’argument tiré du respect des principes de la concurrence pour justifier l’entrave aux libertés que constituerait la désignation obligatoire d’un représentant fiscal, je pense qu’il faut lire leur réponse comme on lirait un arrêt ou un avis du Conseil d’État, c'est-à-dire à la fois « en plein et en creux ». Que nous disent-ils précisément ? « […] la Cour de justice, selon une jurisprudence constante, examine l’existence d’un lien direct entre la restriction apportée par une mesure nationale à l’exercice des libertés garanties par le Traité, d’une part, et le motif d’intérêt général invoqué pour justifier de cette restriction, d’autre part. Ce lien est également nécessaire pour apprécier le respect du principe de proportionnalité, dans l’hypothèse où la condition relative à l’existence d’une raison d’intérêt général est remplie ».
Dès lors, la Commission ne se prononce pas ici sur l’existence de ce lien. Mais elle nous indique a contrario que c’est à nous de démontrer le lien.
Or quel est le lien ? Il s’agit du déséquilibre fondamental de ce marché caractérisé par la position dominante de certaines sociétés au détriment des autres sociétés, déséquilibre qui se manifeste particulièrement en ce qui concerne la publicité.
De quoi s’agit-il ? De créer un système déclaratif et de représentation fiscale pour mieux connaître ledit marché de la publicité en ligne. Il me semble que l’on peut au moins plaider avec une bonne structure d’argumentation et avec conviction – sans être certain, naturellement, comme dans toute plaidoirie, d’aboutir – que le lien direct est établi !
J’en tire pour conséquence, madame la ministre – j’espère que vous ne m’en voudrez pas –, qu’il est de la responsabilité du Gouvernement de demander et de faire constater ce lien de causalité pour rendre possible l’obligation de désignation d’un représentant fiscal.
Par ailleurs, les commissaires soulignent aussi la possibilité de mettre en place des taxes nationales utilisant un autre système déclaratif : « Si la France souhaite mettre en place des taxes nationales non harmonisées, sous réserve de respecter le droit de l’Union, elle peut établir son propre système de déclaration, le cas échéant dématérialisé ». Or c’est bien ce que je demande dans ma proposition de loi. Madame la ministre, je tiens à votre disposition ce courrier pour que vos services puissent l’étudier et agir en conséquence.
J’observe – et là, il s’agit du contexte – que Google fait actuellement l’objet d’une procédure pour abus de position dominante, lancée par le commissaire européen chargé de la concurrence. Ce n’est pas une imagination des sénateurs, c’est bien la réalité : il y a des procédures en cours pour entorse au droit de la concurrence et pour abus de position dominante. Et il appartient aujourd’hui au commissaire Almunia de décider s’il recherche un processus transactionnel ou s’il va au contentieux devant la Cour de justice de l’Union européenne à l’encontre de Google, en particulier.
Sur ce point, je souhaiterais connaître la position du Gouvernement français. Est-il plutôt favorable à un contentieux qui permettrait de mettre sur la table, en toute transparence, les arguments et les chiffres, un contentieux qui permettrait d’évoluer vers une jurisprudence publique, accessible à tous ? Le Gouvernement est-il plutôt – telle est l’inclination actuelle des services de la Commission, me semble-t-il – en faveur de la recherche d’une sorte de transaction ? Ce serait une façon de demander à Google de se mettre en conformité. Au terme d’un certain délai, il serait procédé à une analyse de la situation pour décider que faire. C’est concevable, car il existe beaucoup de précédents pour une telle voie de conciliation et de corrections de pratiques qui ne seraient pas conformes au droit de la concurrence.
Mais l’inconvénient d’une procédure transactionnelle, c’est qu’elle est forcément moins transparente, moins publique, et qu’elle peut aussi revêtir certains aspects dilatoires au bénéfice du groupe économique susceptible de tirer avantage d’une position dominante sur le marché.
J’espère, madame la ministre, que l’on va avancer. Je n’ai pas eu le sentiment que le Gouvernement avait, de son côté, beaucoup progressé. MM. Collin et Colin nous ont livré une superbe réflexion technologique et presque philosophique…