Les avocats ne sont pas tant des usagers de la justice que des ferronniers qui appliquent l'outil législatif. Ils ont le sentiment que notre système change. La réglementation encadre le comportement, la place du libre arbitre a été restreinte jusqu'à l'absurde. Il y a une montée en puissance du droit pénal. Celui qui n'a pas respecté une prescription, même mineure, est susceptible d'être renvoyé en correctionnelle. Changeant de rôle, le droit pénal sert aujourd'hui à sanctionner la non-application d'un texte, et non plus une entorse aux valeurs. Cette dynamique préoccupante se révèle inflationniste en normes puisque chacun peut être attaqué pour n'avoir pas édicté de réglementation ou pour ne pas l'avoir appliquée.
De plus, le juge n'est plus seulement « la bouche de la loi » selon la formule de Montesquieu, il devient législateur. J'avais été frappé par un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation : en 2004, la Haute juridiction a modifié l'interprétation du texte régissant le mode de calcul des loyers des grandes surfaces, ce qui a entraîné d'importantes répercussions sur l'économie. Le législateur a rétabli le régime antérieur, en prenant bien soin de préciser que la loi s'appliquait aux instances en cours. Or la Cour de cassation, en assemblée plénière, a montré la suprématie du juge judicaire : s'appuyant sur l'article 55 de la Constitution, elle a fait prévaloir les règles de sécurité juridique chères à la cour de Strasbourg : la loi ne peut être rétroactive, alors que la jurisprudence l'est. De cette étonnante diminutio capitis du législateur, pourtant interprète de la volonté générale, il résulte une atteinte à notre compétitivité et un facteur de rigidité de notre corps social. L'application d'une loi est tributaire de revirements de jurisprudence aux effets rétroactifs.
Le juge n'est pas le seul coupable de cette captation de pouvoir. Le Parlement lui offre des opportunités en votant des textes qui ne sont pas toujours clairs. Au fil des lectures successives, des amendements ou des cavaliers peuvent être adoptés sans étude d'impact. Or, quand un texte n'est pas clair, son interprétation appartient finalement au juge.
La question prioritaire de constitutionnalité constitue un élément de correction. La loi, notamment pénale, a ouvert au juge des sentiers immenses. Songeons au harcèlement sexuel, redéfini récemment dans un sens conforme au principe de spécialité. Il en va de même pour les éléments constitutifs du délit d'ingérence : la Cour de cassation va jusqu'à prendre en considération l'intérêt affectif, ce qui lui donne une portée extensive. En précisant des concepts généraux prévus par le législateur, le juge ignore parfois la destination de la loi.
La loi est-elle applicable sans décret ? Certains ont affirmé que l'absence de décret constituait une voie pour diminuer les pouvoirs du parlement. En fait, la loi est surtout confrontée à d'autres sources normatives, en particulier le droit européen, et elle est arbitrée par d'autres qui ne partagent pas les intentions du législateur. Il faut rendre sa place à la loi, en revenir au principe du Décalogue. Le bon sens doit prévaloir. Il en va de la sécurité juridique, règle affirmée par la Convention européenne des droits de l'homme.