Vous avez sans doute appris aux informations qu'un homme a été découvert hier avec onze grammes d'alcool dans le sang. Je serais tenté de dire que la France a onze grammes de normes dans le sang ! Toutes les capacités rationnelles d'absorption sont dépassées. N'importe quel autre pays aurait déjà succombé à une apoplexie. Nous continuons pourtant, notre système est devenu fou.
Oui, monsieur Mathus, le mode de définition des normes va mal en effet, mais le contrôle de légalité également. On multiplie les normes sans se soucier de leur application. Système absurde ! Finalement on s'en remet à l'arme fatale du juge pénal, arbitre ultime qui sanctionne les malheureux qui auront négligé une règle aussi loufoque soit-elle. Ce lamento n'est pas nouveau. Le Conseil d'État déplorait naguère la loi bavarde dans un rapport qui conserve toute son actualité.
Le gouvernement et les services du ministère de l'Intérieur ne sont pas les premiers responsables. Ils semblent même contraints de suivre un processus et de remplir des pages pour se plier à la volonté d'autres acteurs. Il y a quelques années, j'écrivais que tout sujet du journal de 20 heures constituait virtuellement une loi. Hélas !, la réalité ne fait que le confirmer. La fabrication d'une norme n'obéit pas tant à une demande réelle qu'à un pari sur l'existence d'une demande. La loi ne peut régler tous les problèmes : les chiens méchants continueront à mordre et des enfants se noieront toujours dans les piscines. Mais le législateur se verrait reprocher de ne pas avoir légiférer. On prête à l'opinion publique une revendication législative âpre et permanente que personne ne s'est soucié de vérifier. Il appartient plutôt aux hommes politiques de s'opposer aux demandes déraisonnables de l'opinion. Cela n'est pas parce que 60 % des Français sont favorables à la publication du patrimoine des ministres qu'il s'agit d'une bonne mesure. Il serait plus digne d'expliquer pourquoi elle est inepte.
Cette demande collective, innommée, non identifiée, présumée est déjà génératrice d'un nombre phénoménal de normes. S'y ajoute la profusion de la demande nommée - je vous renvoie aux propos d'Alain Richard. Voilà les sollicitations des lobbys et contre-lobbys sans oublier les suggestions d'administrations désireuses de se simplifier la vie.
Faute de mieux, les procédures peuvent apporter un premier élément de réponse, un substitut efficace, ou à tout le moins utile, à l'atrophie de la volonté politique. A cet égard, la création de la commission d'application des lois marque en soi un progrès considérable. Car disposer d'instruments très précis pour s'assurer de la pertinence de la loi et de la mise en oeuvre des règlementes qui en garantissent l'application représente une avancée : l'on découvre par exemple qu'une loi constitutionnelle adoptée en 2008 n'a toujours pas bénéficié de la loi organique qu'elle prévoit. Et à la limite, pendant tout le temps qu'ils consacrent à rassembler de telles informations, les parlementaires ne légifèrent pas... Malheureusement d'autres le font à leur place.
Je rêverais que le président de la République décide un moratoire d'un an sur la production. Il n'est d'ailleurs pas certain que le pays irait plus mal... Plus sérieusement, j'avais fondé, comme beaucoup, de grands espoirs sur les études d'impact. Toutefois, la révision constitutionnelle de 2008, malgré de grandes vertus, a retenu des demi-mesures en lieu et place des dispositions initiales, qui étaient excellentes.
Le délai minimum, qui doit séparer le dépôt d'un projet du début de sa discussion, avait fait l'objet d'un débat au sein de la Commission Balladur. Initialement fixé à trois mois, il a été raccourci à six semaines et ne s'applique pas en cas de procédure accélérée. Résultat, durant les premiers mois de cette législature, l'ensemble des textes a été soumis à la procédure accélérée. Un remède mal dosé est pire que le mal. J'avais proposé que la mise en oeuvre de la procédure accélérée soit conditionnée à l'accord de l'opposition, qui ne s'opposera jamais à un texte véritablement urgent. Ce pouvoir serait mieux placé entre ses mains, car jamais la Conférence des présidents n'en fera véritablement usage. Au demeurant, avoir le loisir de réfléchir à l'utilité de la loi ne serait pas dénué d'intérêt.
Les études d'impact ont déjà rendu des services réels, quoiqu'inférieurs à ce que l'on pourrait espérer. Je nourris le rêve d'une discussion législative qui porterait d'abord sur l'étude d'impact, à l'instar de ce qui se passe au Royaume-Uni avec le système des livres blancs et des livres verts. L'on s'accorderait sur les faits avant d'envisager les remèdes, et, s'ils passent par la loi, l'on s'interrogerait sur le type de loi nécessaire. Tout changerait alors dans la fabrication des normes. Un nombre substantiel de projets ne verraient plus le jour ou seraient très différents. Tout le reste s'en déduit. La performance normative y gagnerait en ce que les critères, contradictoirement déterminés, faciliteraient l'évaluation ex post de la loi. Bref, l'on en finirait avec la précipitation dans laquelle on fait, mal, des textes que l'on est obligé de revoir, mal, dans la précipitation, jusqu'à atteindre les onze grammes...