Je ne sais si l’accord qui inspire cette loi est historique. De ce point de vue, mieux vaut rester modestes, mais il est de ces grands accords qui ne se produisent que trois ou quatre fois par siècle. Pour preuve, le dernier au périmètre aussi vaste remonte, en vérité, à 1968. L’accord du 11 janvier 2013 fera donc date, lui aussi, dans son histoire propre : celle d’une conjoncture difficile, par-dessus laquelle les partenaires sociaux ont su s’élever.
Souvenons-nous de la dernière grande tentative de réforme du marché du travail, en 1984 : ce fut un cuisant échec, plongeant la négociation dans une longue phase de glaciation, qui nous a rendus incapables de traiter de nouveau, ensemble, tous les enjeux de l’emploi et nous a contraints à avancer seulement par petits pas.
L’accord national du 11 janvier dernier montre que notre pays n’a pas eu peur de prendre à bras-le-corps les principaux enjeux de notre marché de l’emploi : la lutte contre la précarité du travail, la déshérence du CDI, les droits individuels et collectifs, l’anticipation des mutations économiques, la recherche de solutions collectives pour sauvegarder l’emploi dans une conjoncture difficile, la refonte des procédures de licenciements collectifs.
Nous pourrons ainsi fonder un équilibre neuf, dans lequel le gain des uns ne correspond pas à une perte pour les autres, ouvrant un nouveau champ de possibles et, enfin, apportant une réponse pour concilier le besoin d’adaptation des entreprises et l’aspiration des salariés à la sécurité de leur emploi.
Oui, mesdames, messieurs les sénateurs, la France est capable de se réformer et de le faire par le dialogue. En effet, derrière l’accord, derrière le projet de loi, il y a une méthode : le dialogue social à la française – j’insiste sur cette expression.
Le dialogue social, c’est donner la parole à ceux qui sont les mieux à même de savoir ce qu’ils veulent, ce qu’ils sont prêts à concéder et ce sur quoi ils ne céderont jamais.
Telle était déjà l’inspiration des lois Auroux, dont nous avons fêté il y a peu les trente ans. Jeune député au moment du vote de ces textes, j’ai fait partie de ceux qui ont vécu ce moment historique où nous avons ouvert des droits collectifs nouveaux dans les entreprises, en particulier le droit de négocier, pour que les travailleurs pèsent sur leur destin, par leur capacité non seulement à résister, mais aussi à construire. Aujourd’hui, il s’agit d’affermir ce pouvoir.
Trente ans après les lois Auroux, je suis heureux et fier de porter devant vous ce texte né du dialogue social, pour des nouveaux droits des salariés et pour un pouvoir renforcé des salariés dans l’entreprise.
Il y a trente ans, quand beaucoup de dirigeants d’entreprise s’effrayaient, les plus éclairés d’entre eux avaient déjà perçu la modernité de ces avancées pour la performance de l’entreprise. La signature des organisations patronales en bas de l’accord du 11 janvier dernier montre le chemin parcouru vers la reconnaissance de la négociation d’entreprise comme un levier du changement, plus sûr que le conflit, plus juste que l’exercice solitaire du pouvoir patronal.
Je sais que, dans le monde patronal, syndical, mais aussi politique – nous le verrons –, tous ne partagent pas cette vision. Tous ne croient pas au dialogue social, à sa force, à sa légitimité.
Parmi ceux qui contestent aux syndicats, même majoritaires, cette capacité et cette légitimité, il y a, d’une part, ceux qui les voient comme des idéologues irresponsables et archaïques ; ceux-là combattront cette loi et appelleront au big-bang libéral, à l’absolutisme patronal érigé en modèle et à la flexibilité jusqu’à l’overdose. D’autre part, et symétriquement, il y a ceux qui les voient comme des faibles, peut-être même comme des marionnettes aux mains des patrons, de petites choses incapables d’affirmer un rapport de force. Eux qui ne jurent que par la contrainte et la norme ou par le juge et le contentieux combattront aussi ce projet de loi, qui fait la part belle à la négociation encadrée.
Du reste, ce sont les mêmes qui, il y a trente ans, pour une raison ou pour une autre, combattaient les lois Auroux ! Si nous les suivons, la notion même d’accord est caduque ; les salariés n’ont plus qu’à tout attendre de la loi, ou les patrons exercer librement leur force.
Cette vision, qui laisse le choix entre la dure main invisible du marché et la froide rigueur étatique, n’est pas la nôtre. Nous croyons qu’un troisième acteur doit entrer en jeu : la société, les acteurs eux-mêmes devant façonner leur destin dans un espace de droits garantis.
Soyons clairs, pour reprendre le terme utilisé, avec le sourire, par Bernard Thibault – qu’il soit assuré de toute mon estime, même si, sur ce texte, nous sommes en désaccord –, je ne suis pas un bisounours !