Monsieur le président, mesdames les ministres, mes chers collègues, cette après-midi est consacrée à des questions de droit pénal et de procédure pénale de portée internationale. Nous examinerons dans le détail les dispositions que nous allons très probablement adopter. Toutefois, si, suivant une expression courante outre-Atlantique, on commence par regarder « l’image plus large », on constate que le texte dont nous débattons s’inscrit dans un mouvement profond et constructif.
La volonté d’agir contre les criminalités transfrontalières et le refus de l’impunité, qui, du fait de la mondialisation, profite aux plus habiles et aux plus cyniques, inspirent une coopération croissante modelant progressivement nos systèmes judiciaires, notamment notre droit pénal.
Sur ce sujet, je risquerai brièvement une réflexion plus globale : via ce travail conventionnel de négociation et d’échange, on peut noter sans déplaisir le rapprochement des principes et des règles qui encadrent nos législations pénales. Ce mouvement est d’autant plus remarquable que tout droit pénal, issu des tréfonds de l’histoire, vient de traditions souvent très connotées et pour partie archaïques.
À mon sens, ce rapprochement de principes et de règles, de plus en plus unifiés au niveau mondial, autour du principe de la présomption d’innocence et de l’obligation de prouver la culpabilité traduit l’avancée patiente mais significative d’un universalisme humaniste. On aurait tort de ne pas le remarquer !
Je souligne à cet égard, toujours en prenant un peu de distance, que ce texte a connu une maturation progressive. De fait, le présent projet de loi est issu de multiples sources internationales, que Mme la garde des sceaux a exposées avec beaucoup d’érudition. Il s’agit notamment de directives de l’Union européenne et d’anciennes décisions-cadres. En effet, le présent texte additionne des engagements qui s’échelonnent sur une bonne demi-douzaine d’années. Or, jusqu’à l’entrée en vigueur des nouveaux traités européens, en 2010, il n’existait pas de directives européennes en matière judiciaire, mais simplement des décisions-cadres. Cette évolution est l’un des progrès de la démocratie en Europe : en accédant au statut de directives, ces mesures sont désormais le fruit d’un dialogue avec le Parlement européen.
D’autres conventions internationales sont transposées. Certaines ont été votées dans le cadre du Conseil de l’Europe. D’autres, plus larges, ont été adoptées au niveau des Nations unies. S’y ajoutent même des textes relevant d’un dispositif un peu périphérique de l’Union européenne : ces documents nous rappellent que, aux côtés de cette dernière, il y a l’Espace économique européen, auquel participent certains pays qui, s’ils acceptent d’appliquer nos règles, ne souhaitent pas nécessairement prendre part à nos partages de souveraineté. C’est le cas de l’Islande et de la Norvège, signataires de la convention en question.
Enfin, le présent texte prend en compte plusieurs arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi qu’un jugement de la Cour de justice de l’Union européenne.
Ces dispositions se traduisent par un grand nombre de modifications du code pénal et du code de procédure pénale. Il est explicable et légitime que ce travail ait exigé du temps et de la réflexion de la part des services du ministère de la justice. Ce dernier n’a d’ailleurs pas manqué de mener de larges concertations avec les partenaires de l’élaboration du droit.
De ce fait, la maturation du présent texte a traversé une alternance politique : le gouvernement d’aujourd’hui a déposé un projet de loi largement travaillé par les gouvernements d’hier. C’est là un signe de continuité de l’État en matière de construction de notre droit pénal, contribuant à mettre en application nos engagements internationaux en général et européens en particulier. Cette occurrence relève, à mon sens, d’un état d’esprit républicain qu’il faut saluer.
Mes chers collègues, cette réalité n’est sans doute pas étrangère à l’esprit de concorde qui a animé notre commission des lois pour examiner les dispositions en discussion, et qui s’était déjà fait jour à l’Assemblée nationale. Notre débat sera donc sans doute tout à fait constructif et apaisé.
En partie grâce à ce temps de préparation et d’assimilation, le texte dont nous débattons est d’une très bonne qualité juridique. Il a fait l’objet d’apports positifs, eux-mêmes bien travaillés, par l’Assemblée nationale. En conséquence, la commission vous propose un accord complet, dès cette première lecture, sur quinze des articles en discussion.
Toutefois, madame la garde des sceaux, devant vous et vos collaborateurs, je me risquerai à une courte réflexion sur la préparation des textes de cette nature.
Au fond, toutes les dispositions visées consistent à modifier, de manière assez abondante, des articles du code pénal et du code de procédure pénale. Est-il logique que l’ordre des modifications que nous examinons suive celui résultant des sources internationales qui les déclenchent ? Ne serait-il pas plus logique et plus pratique d’examiner les dispositions du code pénal dans l’ordre où elles doivent intervenir en son sein, puis les dispositions du code de procédure pénale selon la même méthode ? Nous percevrons sans doute brièvement pendant nos débats que l’ordonnancement auquel aboutira le présent texte lorsqu’il entrera en vigueur – à savoir l’ordre des articles des deux codes – aurait facilité le dialogue législatif.
Cela étant, nous convergeons sur un grand nombre de points. En effet, comme Mmes les ministres l’ont très bien souligné, les dispositions du présent projet de loi vont apporter des progrès tout à fait significatifs à notre droit. Je songe notamment à la traite des êtres humains. Ce domaine, qui faisait déjà l’objet d’une directive, est très fortement marqué par la grande criminalité.
S’y ajoutent les différentes incriminations liées aux violences faites aux femmes. À cet égard, le dispositif de lutte contre les mariages forcés apporte des améliorations substantielles. Je pense également à la lutte contre les abus sexuels visant les enfants, à la pédopornographie et à la provocation aux mutilations sexuelles – les dispositions figurant déjà dans la loi de 1881 se trouvant complétées –, ainsi qu’aux détournements de signes humanitaires. Enfin, pour tenir compte d’une décision du Conseil constitutionnel, le présent texte élimine les termes « inceste » et « incestueux » de notre code pénal.
Toutes ces dispositions forment un ensemble de modifications très substantiel.
Par ailleurs, avant que Mme Blondin ne prenne la parole, je me plais à souligner l’apport très intéressant, quant aux conditions effectives de l’application du droit pénal, des réflexions fournies par notre délégation aux droits des femmes.
En matière de procédure, le corpus dont nous allons débattre est également très riche. Tout d’abord, pour commencer par les éléments les plus globaux, ce projet de loi permet le bon achèvement de la mission des deux tribunaux pénaux internationaux compétents pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Ensuite, il contient le nouveau dispositif de coopération pratique au sein d’Eurojust et la reconnaissance mutuelle des jugements rendus par défaut ; au surplus, il vise l’application coopérative des peines au sein de l’Union européenne et les conditions de remise, entre États, d’une personne poursuivie.
D’autres dispositions ont déjà été mentionnées, comme le droit à la traduction et à l’interprétation dans la procédure pénale ou le droit des associations compétentes à se constituer partie civile dans certains contentieux. Le présent texte tire enfin les conséquences de toutes ces modifications dans le champ des compétences pénales extraterritoriales.
Mes chers collègues, vous le constatez, à l’issue de nos débats, nous aurons modifié des dispositions tout à fait essentielles de notre droit.
Pour ma part, en ce début de discussion générale, je me bornerai à relever quatre sujets sur lesquels subsistent des différences d’appréciation, principalement avec l’Assemblée nationale. Ces divergences ne portent pas sur des considérations politiques de fond ; elles traduisent seulement deux manières différentes de rechercher la clarté et l’efficacité du droit.
Le premier point a été évoqué par Mme la garde des sceaux en des termes auxquels je souscris pleinement : il s’agit de la définition pénale, que nous devons introduire dans notre droit, de ce que j’appellerai la réduction en esclavage ; car l’esclavage est un état, et ce qui est criminel, c’est évidemment le fait d’y contraindre autrui.
Concernant cet enjeu, qui soulève plusieurs questions, nous ne pouvons qu’être flattés par l’attitude de l’Assemblée nationale. En effet, les députés ont proposé une première définition, en reconnaissant qu’elle n’était pas tout à fait achevée, et, compte tenu des scrupules qu’un tel sujet exige nécessairement, ils ont conclu en ces termes : « Nos collègues sénateurs aboutiront à une définition tout à fait parfaite. » Un sentiment confus me pousse hélas à craindre qu’ils ne nous aient surestimés ! §
En effet, à mon sens, il n’était pas possible de résoudre l’ensemble des problèmes liés à ce travail de définition dans les délais qui nous étaient fixés.
Mme la garde des sceaux a très bien indiqué quel était l’enjeu central : la convention de 1926, dont les termes ont été reproduits dans la convention de 1956, prenait pour cibles des États ou des sociétés dans lesquels le droit organisait l’esclavage.
Ces deux textes partent d’une définition juridique, en considérant l’esclavage comme la situation dans laquelle des êtres humains font l’objet d’un droit de propriété. Or le sujet auquel nous sommes confrontés aujourd’hui n’est plus du tout le même : exceptés les cas où cette question se pose encore –car le phénomène persiste malheureusement dans quelques sociétés –, la situation face à laquelle sont placés nos tribunaux et nos juridictions, c’est ce que j’appellerai l’esclavage privé.
De surcroît, en travaillant très rapidement sur ce point –et, je le répète, de manière infructueuse –, j’ai constaté qu’un malencontreux hasard de traduction avait fait apparaître, dans les conventions internationales, une distinction entre « esclavage » et « servitude ». Or cette différence n’existe pas en français : dans notre langue, ces deux termes désignent un même phénomène. §La réalité que reconnaissait l’ancien droit français et qui subsiste dans notre langue, à côté de l’esclavage, c’était la condition de serf, qui était nommée le servage.
Ce terme nous renvoie à un événement resté dans notre mémoire historique : l’accomplissement du tsar Alexandre II, abolissant le servage en Russie en 1861, la France ne l’ayant quant à elle aboli qu’à la fin de l’Ancien Régime.
À mes yeux, ce sujet nécessite encore beaucoup de travail. Il convient en particulier de trancher une question délicate : la réduction en esclavage constitue-t-elle un délit de très haute gravité ou un crime ? Cette qualification emporte de nombreuses conséquences dans notre procédure pénale.
Je n’ai pas un mot à ajouter à la description, proposée par Mme la garde des sceaux, du groupe de travail que nous devrions constituer en la matière : comme les choses fonctionnent particulièrement bien en ces lieux, Mme Taubira a répondu par avance à la question que je m’apprêtais à lui poser ! §À mon sens, c’est exactement en ces termes qu’il convient d’organiser les travaux que souhaite le Gouvernement.
Mon deuxième point touchera à l’anticipation du rôle du représentant français, devenu le membre français, au sein d’Eurojust. Il est très compréhensible que nos collègues députés aient souhaité manifester l’engagement volontaire de la France à intensifier et à approfondir la coopération judiciaire à l’intérieur de l’Union européenne. Il n’est pas nouveau que nous soyons une force d’avancée dans ce domaine.
Toutefois, alors que je crois comprendre que le Gouvernement est en train de mener une démarche fructueuse et rassembleuse pour engager le développement d’une application concrète de l’objectif du parquet européen, cela nous semble constituer une sorte de contournement que de chercher à donner de premiers pouvoirs du parquet à ce membre national d’Eurojust, autorité judiciaire qui n’est pas membre du parquet.
Comme l’a laissé entendre Mme la garde des sceaux, je plaiderai donc tout à l'heure pour que nous ne maintenions pas cette disposition, et j’essaierai de convaincre nos amis députés qu’il s’agit d’une anticipation un peu incertaine, dans la mesure où notre loi organique ― l’ordonnance portant loi organique relative au statut de la magistrature ― fixe des cadres extrêmement stricts. Par définition, sa valeur est supra-législative, et il ne me paraît pas possible de conférer par la loi ordinaire des pouvoirs d’autorité sur les membres du parquet à une autorité qui n’est pas placée dans la chaîne hiérarchique définie par la loi organique. Il me semble donc qu’il faut différer en la matière.
Le troisième point sur lequel notre vision diffère quelque peu relève d’une question de compétence juridique. Il nous a semblé, en relisant les textes, qu’à l’égard du droit à la traduction et à l’interprétation, le Gouvernement avait renvoyé vers le domaine réglementaire des dispositions constituant des garanties individuelles essentielles. Nous nous permettrons donc de proposer de les faire remonter au niveau législatif, dont elles nous semblent relever.
Enfin, le quatrième et dernier point de divergence avec nos amis députés concerne la suppression de l’incrimination d’offense au chef de l’État dans le code pénal. Chacun a le droit intellectuel de souhaiter que le chef de l’État soit offensé librement et gratuitement, nous pouvons tout à fait comprendre cette conception de la société. Je crois cependant que le facteur déterminant du choix de l’Assemblée nationale se trouvait dans la décision de mars dernier de la Cour européenne des droits de l'homme déclarant contraire aux principes du procès équitable la condamnation d’un individu qui avait proféré des expressions fort peu obligeantes à l’égard du chef de l’État. Or cette juridiction a considéré non pas que l’incrimination d’offense au chef de l’État était contraire à la convention européenne des droits de l'homme, mais que, en l’espèce, la condamnation qui avait été opposée à cette personne sortait des limites raisonnables de la sanction pénale.
Après en avoir débattu, la commission des lois a donc préféré rétablir cette incrimination, le délit d’offense au chef de l’État. Je crois parler au nom de tous nos collègues qui ont souhaité ce rétablissement, dont je n’étais pas, en disant que la commission était motivée par la préservation institutionnelle de la fonction de chef de l’État, alors que les sanctions pénales de substitution auxquelles on pouvait songer, à savoir l’injure, ne visaient que les atteintes à la personne, et non à la fonction du chef de l’État.
Par conséquent, la commission des lois proposera au Sénat de rétablir cette incrimination.
Pour conclure, je relèverai deux interrogations.
Tout d’abord, faut-il finalement introduire dans notre droit pénal positif l'infraction de disparition forcée à la charge d’organisations politiques prises comme distinctes des États ? Je dois dire que, en tant que rapporteur, j’ai véritablement hésité sur ce point, dans la mesure où, compte tenu du caractère odieux et contraire à tous les droits de l'homme de la disparition forcée, on veut être certain que les victimes bénéficient d’un dispositif tout à fait efficace contre les différents auteurs de ce crime, qui ne sont pas forcément des États.
Cependant, je crois qu’il faut toujours se défier de surajouter des dispositions pénales portant sur les mêmes faits. Or, après examen attentif, il nous est apparu que les autres dispositions criminelles qui existent aujourd’hui, notamment celles qui visent les actions de terrorisme, permettent de poursuivre effectivement les auteurs de disparitions forcées ne relevant pas de structures étatiques.
Ma seconde interrogation concerne l’efficacité de la lutte contre la traite. Que pouvez-vous nous dire, mesdames les ministres, de la protection effective des témoins et des victimes qui aident à confondre les filières de traite et d’exploitation des personnes ? Cette question est très difficile, parce qu’elle pénètre très profondément dans la vie concrète, dans le soutien social et dans l’accompagnement psychologique ; elle a des conséquences budgétaires non négligeables. Certains des États qui sont en avance sur nous dans ce domaine ont d’ailleurs été obligés d’en rabattre beaucoup, pour des raisons de rareté budgétaire. Nous ne proposons donc pas du tout de créer des obligations à l’État sans savoir s’il est en mesure de les remplir, mais il nous semble que ce sujet doit rester ouvert.
Mes chers collègues, comme vous le voyez, de grands débats se présentent devant nous à l’occasion de l’examen d’un texte aussi concret et détaillé que le projet de loi dont nous sommes saisis.
Il est vraisemblable que, à un moment ou un autre de l’après-midi, nous entendions l’expression : « c’est une disposition technique ». En tant que vieux législateur, j’ai tendance à combattre cette utilisation de l’adjectif « technique ». Rien de ce que nous faisons ici n’est technique, si du moins ce terme vise à affirmer que l’élément qu’il qualifie est dépourvu de sens politique ou éthique. Nous sommes comptables, ici, d’un souci d’exactitude et de netteté. À mon sens, il ne faut donc pas se laisser aller à « déconsidérer » comme technique la recherche d’un droit qui soit exact et fixé.
Je suis persuadé que les multiples échanges que nous allons avoir nous autoriseront le constat satisfaisant que la législation française – le droit pénal et de procédure pénale – est déjà extrêmement bien préparée, dans tous les domaines que nous allons aborder. Nous n’avons finalement à introduire que des transpositions à la marge, car nos dispositions sont déjà parmi les plus complètes et les plus rigoureuses dans la garantie des droits.
Cela permettra sans nul doute une large convergence entre nous et avec le Gouvernement, dans l’accomplissement d’un travail législatif que j’espère attentif et soigneux. §