Intervention de Roland Muzeau

Réunion du 27 octobre 2004 à 15h00
Cohésion sociale — Discussion d'un projet de loi

Photo de Roland MuzeauRoland Muzeau :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, s'il est un thème central du débat public aujourd'hui, c'est bien celui de l'affaiblissement des mécanismes d'intégration sociale, de la désagrégation du tissu social, de l'exclusion.

Le constat est largement partagé : chômage de masse avec 4 millions de personnes, sous-emploi galopant, crise du logement, cellule familiale fragilisée, désertification industrielle de certains territoires, ghettoïsation des banlieues.

Pourtant, le décalage demeure patent entre la dureté des réalités sociales, l'aggravation des inégalités et les réponses libérales apportées ou les contre-réformes initiées. Par conséquent, s'il peut y avoir unanimité sur le constat, notre désaccord sur les causes, lui, est total, votre politique, celle de la droite, étant, selon nous, à la source des maux dont souffre notre société.

Hier, le président-candidat Chirac, en campagne, disait vouloir réduire la fracture sociale. Au lendemain de la défaite cuisante de la droite aux élections régionales et européennes, le Premier Ministre, contraint, a de nouveau érigé la cohésion sociale en priorité et annoncé un plan décliné en partie dans le projet de loi que nous examinons et sur lequel mon amie Michelle Demessine interviendra à propos du volet logement.

Voilà quelques jours, devant la commission des affaires sociales, vous évoquiez, monsieur le ministre, la « nouvelle donne », « une démarche inédite en rupture avec le passé » !

Aujourd'hui, la question des inégalités et de la pauvreté moderne, censée être au coeur de nos discussions, ne pourra être que succinctement évoquée dans la mesure où, d'une part, ce Gouvernement et sa majorité de droite refusent obstinément de réfléchir sur le partage des richesses et où, d'autre part, vous n'agissez, monsieur le ministre, ni sur les causes de la dégradation de l'emploi ni sur les incidences des destructions d'emplois.

Si l'on s'en tient aux statistiques officielles, la pauvreté monétaire aurait diminué pendant la période 1998-2001, alors qu'elle semble augmenter depuis le retour de la droite au Gouvernement.

Vous savez toutefois, monsieur le ministre, que ces statistiques ne rendent compte que très partiellement de l'ampleur de l'évolution de la pauvreté. Les « faux pauvres », les étudiants, soit plus de 10% des ménages, sont ainsi négligés alors que les « vrais riches », ceux qui reçoivent des revenus du patrimoine, sont ignorés, pour reprendre l'analyse de Pierre Concialdi, cosignataire d'un point de vue publié dans le journal Le Monde du 2 juillet 2004.

Ceux qui se battent au quotidien savent que la situation est malheureusement plus aiguë, plus complexe.

Tous sont témoins de la persistance, voire de l'aggravation, des difficultés d'accès d'un nombre toujours croissant d'hommes, de femmes et d'enfants, non seulement aux ressources, mais aussi aux droits fondamentaux permettant de vivre dignement dans une société globalement riche.

Ils n'ont pas été surpris du rapport du conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale faisant état d'un million d'enfants de moins de dix-huit ans pauvres en France. Nous ne sommes pas plus étonnés en prenant connaissance d'indices récents qui relatent la forte progression, de 10, 5%, du nombre d'allocataires du RMI entre juin 2003 et juin 2004, ou témoignent du fait que les titulaires d'un emploi, même stable, ne sont pas épargnés par la pauvreté.

Si, aujourd'hui, la moitié des travailleurs pauvres sont des actifs, si trois SDF sur dix ont un travail, mais ne peuvent pas financer leur logement, si 10% de la population est au chômage, si moins d'un chômeur sur quatre est indemnisé, si l'insertion dans l'emploi des jeunes mères de famille s'est autant dégradée, si un contrat d'intérim sur quatre est conclu pour une seule journée - je pourrais continuer à égrener la litanie - cette réalité est pour une large part la conséquence des choix économiques, fiscaux et sociaux des gouvernements Raffarin I, II et III, qui n'ont eu de cesse d'agir avec une redoutable cohérence au service d'intérêts particuliers.

Ainsi, l'heure est non plus à la promotion des solidarités envers les plus fragiles, mais au désengagement de l'État social, à l'abolition des freins subsistant encore contre les inégalités, à la casse de la protection sociale en général.

La politique menée par la droite n'a pas permis d'asseoir une croissance durable et créatrice d'emplois. Au contraire, l'épargne, la spéculation, les « plus » en tout genre ont profité aux détenteurs de capitaux, au grand patronat, aux couches les plus aisées de la population.

Les orientations des politiques de l'emploi uniquement centrées sur l'abaissement du coût du travail, via les exonérations de cotisations sociales, ont largement contribué à l'extension continue du chômage, au développement du sous- emploi.

C'est ainsi que l'emploi non qualifié a retrouvé son niveau d'il y a vingt ans. Loin d'être un marchepied vers l'emploi qualifié, il s'accompagne de très bas salaires.

Inefficace en termes de qualité de l'emploi, votre politique, monsieur le ministre, est désormais ouvertement discutée s'agissant du volume d'emplois. Des économistes ont évalué, en septembre dernier, à 150 000 le nombre maximal d'emplois créés ou sauvegardés grâce aux allégements de charges sur cinq ans.

Je ne commenterai pas le coût excessif de ces mesures, les allégements consentis s'élevant tout de même à 16 milliards d'euros, ni leur incidence sur les comptes sociaux. Tout cela devrait vous amener à réfléchir, à changer votre fusil d'épaule. Mais non ! Ces résultats négatifs vous poussent à persévérer sur la voie du plein emploi..., mais du plein emploi précaire !

Que dire encore du projet de loi de finances pour 2005, budget de l'emploi compris, si ce n'est qu'il traduit, lui aussi, des choix qui s'accommodent mal avec l'affichage social du présent texte.

Je citerai deux exemples.

En premier lieu, tout le monde s'accorde à dire que l'on ne pourra faire plus longtemps l'économie de la prise en compte de la présence d'enfants dans les politiques visant à faciliter le retour à l'emploi des bénéficiaires de minima sociaux, comme d'ailleurs de l'ensemble des personnes. Pourtant, dans le budget pour l'an prochain, pas plus que dans votre politique familiale, monsieur le ministre, rien n'est décidé concernant notamment l'API, l'aide au parent isolé, ou les coûts liés au mode de garde.

Ou plutôt si, excusez-moi, j'allais oublier l'avantage fiscal consenti à 30 000 personnes pour l'emploi à domicile d'un employé de maison, mesure bien évidemment plébiscitée à Neuilly et à Marnes-la-Coquette !

Le début de réforme de l'ISF, avec un nouvel allégement de 200 millions d'euros, témoigne également de la propension de ce Gouvernement à s'occuper des « vrais problèmes »...

Par ailleurs, mes chers collègues, comment oublier les mesures passées prises par ce Gouvernement, qui produisent encore leurs effets, et qui sont en totale contradiction avec les objectifs d'égalité des chances, d'accès aux droits ?

Dois-je vous rappeler les restrictions apportées au régime de l'aide médicale d'Etat, la réduction des allocations logement et des aides aux impayés de loyer, la remise en cause du contingent préfectoral d'attribution de logements sociaux, la suppression des assistants d'éducation, la réforme des retraites et de la sécurité sociale, celle de l'ASS ou la nouvelle convention chômage, etc. !

Si ambitieux soit-il dans les mots - nous verrons qu'il ne l'est pas dans les faits -, le projet de loi pour la cohésion sociale apparaît en fait comme ce qu'il est : un bel alibi social, un rideau de fumée, ainsi que l'a qualifié un article paru dans le numéro de septembre de la revue Territoires.

Comme l'ensemble du monde associatif et syndical, j'ai été particulièrement attentif, vous le savez, à l'annonce du plan de cohésion sociale, et le fait qu'il se traduise ensuite par une loi de programmation, traitant conjointement des problèmes intrinsèquement liés de l'emploi, du logement et de l'égalité des chances ne m'était pas indifférent.

Le problème, monsieur le ministre, c'est que, au-delà du titre et de la démarche, ce bond qualitatif, attendu par tous, reste virtuel. Faute d'avoir choisi d'aller plus loin que le constat en vous attaquant aux causes de la dégradation de l'emploi et du durcissement des situations d'exclusion, vous passez à coté de l'essentiel. L'avis du Conseil économique et social confirme d'ailleurs notre appréciation.

Les crédits programmés non sanctuarisés pourront à l'avenir faire l'objet d'arbitrages différents, comme l'a rappelé tout à l'heure l'un des rapporteurs.

On ne trouve dans ce projet de loi aucune interrogation sur les effets de la mondialisation capitalistique, ni sur les implications de votre politique en matière de justice sociale. Rien ! Pas un mot non plus pour tenter de changer le regard porté par nos concitoyens sur les « sans » : les sans-emploi, les sans-logement, les sans-droits.

Au contraire, comme votre prédécesseur - mais moins ouvertement -, vous contribuez à répandre l'idée que les titulaires du RMI, les chômeurs seraient pour une part responsables de leur situation.

Ces derniers devront désormais avoir une activité en contrepartie d'un revenu de remplacement qui ne sera plus un droit, cette notion disparaissant du code du travail. La différence avec le retour à l'emploi n'a échappé à personne. Dans le même esprit, les nouvelles mesures de coercition à l'encontre des chômeurs qui ne satisfont pas à leur obligation de recherche d'emploi ne sont pas innocentes non plus.

Votre manière de traiter le thème récurrent du retour à l'emploi de tous les bénéficiaires de l'aide sociale, en conditionnant les prestations servies selon les pratiques du workfare ou en sanctionnant les chômeurs, est d'autant moins acceptable qu'il manque trois millions d'emplois et que le travail ne permet pas toujours de vivre.

Vous êtes d'autant moins crédible, monsieur le ministre, que votre projet de loi obère par ailleurs complètement la question, pourtant centrale, de l'assurance chômage.

Qu'attendez-vous pour réformer en profondeur ce système ignorant les nouvelles formes d'emploi et de précarité, rejetant dans l'assistance, voire dans le vide lorsque les filets n'existent plus, un nombre croissant d'hommes et de femmes ?

L'ambition sociale du présent projet de loi n'est pas plus réelle que celle des précédents textes portés par M. Fillon, qu'il s'agisse de la création du contrat « jeune en entreprise », de la décentralisation du RMI, de la création du RMA ou de la relance de la négociation collective.

Une fois encore, le Gouvernement inscrit sa démarche dans une perspective d'accentuation de la flexibilité des règles, de développement de l'emploi précaire, au risque d'alimenter encore le processus d'exclusion.

Le contrat d'avenir, le contrat d'accompagnement vers l'emploi, le CIE dit « nouveau », pâle copie des contrats aidés existants, ne sont pas plus exigeants en termes de sortie dans l'emploi stable, qualifié et correctement rémunéré ; ils ne pourront pas davantage s'adapter aux besoins d'insertion, d'accompagnement, de formation propres à chaque salarié. Par ailleurs, les employeurs demeurent étrangement exonérés de toute responsabilité, de toute exigence.

S'il est indigent qualitativement dans son contenu, le volet emploi de votre texte, monsieur le ministre, n'en demeure pas moins extrêmement structurant. De l'avis d'un collectif d'associations et de syndicats regroupés autour d'AC, de l'Association pour l'emploi, l'information et la solidarité, l'APEIS, et de la CGT-chômeurs, « il représente un pas important de plus dans le sens du renforcement de la gestion libérale et coercitive de notre société ».

Nous partageons leurs craintes aussi s'agissant du service public de l'emploi démantelé, ouvert aux opérateurs privés. Comme eux et comme l'ensemble des personnes auditionnées - syndicats, réseau Alerte - nous refusons ce glissement supplémentaire vers les services d'intérêt général, les SIG, conformément aux règles européennes. En conséquence, nous apprécions avec beaucoup de réserve le nouvel outil proposé, en l'occurrence les maisons de l'emploi.

Comme les textes qui l'ont précédé, le présent projet de loi comprend désormais un volet supplémentaire ayant trait au licenciement, ce qui tente d'accréditer l'idée, le postulat devrais-je dire, de l'inefficacité du code du travail poussant à la conflictualité.

Des rapports de Pierre Cahuc, d'Olivier Blanchard et de Jean Tirole, préconisant de substituer une taxation des licenciements économiques aux règles actuelles du code du travail, au rapport de M. de Virville et, plus récemment, à celui de M. Camdessus, prônant des transformations radicales s'agissant du contrat de travail ou de l'évolution modérée du SMIC en vue de lever les freins à la croissance - le tout au nom de la modernisation de notre législation sociale -, ou encore aux fameuses « quarante-quatre propositions » du MEDEF visant à individualiser la relation de travail, à soumettre le droit du travail au droit boursier, il n'y a qu'un pas.

De l'avis d'un éditorialiste de la Semaine sociale, « même s'il ne couvre pas à l'identique les mêmes thématiques, l'avant-projet de loi relatif à la gestion prévisionnelle des emplois témoigne d'une très nette filiation avec la philosophie du rapport Virville ». Le maître mot est, à n'en pas douter, la sécurisation pour le patronat des procédures de licenciement, l'altération des garanties collectives, la neutralisation des pouvoirs des représentants des salariés susceptibles de discuter les choix du chef d'entreprise.

Comment parler de garantir la cohésion sociale dans ces conditions, dans le contexte que nous connaissons de mise à l'index permanente du code du travail, de pressions sur les 35 heures, sur les salariés, de chantage à l'emploi auquel se livrent les grands groupes tels que Bosch et Nestlé ?

Je tiens à redire avec force combien est inadmissible la manoeuvre du Gouvernement qui consiste à passer en force sur un sujet ayant donné lieu à de longues discussions entre les partenaires sociaux.

Une fois encore, monsieur le ministre, prétextant de l'urgence, vous imposez une réforme déséquilibrée, reprenant largement les desiderata du MEDEF.

Nous sommes, une fois de plus, conduits non pas à débattre après avoir pris le recul nécessaire, mais à enregistrer.

Les propositions que nous avions faites lors de la conférence des présidents pour disposer d'un peu plus de temps pour débattre ont évidemment été repoussées. Je le regrette vivement.

Sur le fond, nous sommes prêts à combattre pied à pied la version du texte déposée au Sénat et que le MEDEF, auditionné par le rapporteur, a ouvertement demandé d'amender.

Même expurgé de deux de ses dispositions, celles qui ont trait à la défense du licenciement économique d'une part et à la réintégration des salariés d'autre part, le volet additionnel, trompeur dans son intitulé, reste comme l'a indiqué la CGT « un copier-coller des revendications du MEDEF ».

Les cris d'orfraie du MEDEF ne nous trompent pas. Votre projet, monsieur le ministre, est bien un projet de déstabilisation sociale.

Présenter le retrait de la notion de sauvegarde de la compétitivité comme un recul confortant les syndicats aux dépens du MEDEF procède de l'escroquerie intellectuelle.

Depuis l'arrêt Videocolor d'avril 1995, dans la jurisprudence en matière de licenciement économique, cette notion constitue bien un motif autonome de licenciement. J'ajoute que désormais cette notion figure aussi dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

L'introduction ou non de cette notion dans le code du travail présente donc un intérêt relatif, en dehors de l'effet d'annonce permettant au MEDEF - encore lui - de jouer les incompris et au Gouvernement de se montrer plus attentif, en apparence bien évidemment, aux préoccupations des salariés.

En outre, prétendre qu'il n'y aura pas de recul par rapport au droit actuel s'agissant de l'obligation pour l'entreprise de présenter un plan de sauvegarde de l'emploi avec des mesures de reclassement et, surtout, de la nullité du licenciement ouvrant droit à réintégration relève également du mensonge. Je me permets en effet de rappeler que l'article L. 321-4-1 du code du travail a disparu de la liste des articles auxquels les accords de méthode, que vous généralisez par ailleurs, peuvent déroger.

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