Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, ces deux projets de loi relèvent d’une même ambition : l’indépendance de la justice.
C’est l’article 1er du projet de loi ordinaire qui, en mettant fin aux instructions individuelles, concentre l’essentiel de nos critiques, les articles 2 et 3 étant plus secondaires.
En vérité, au motif de favoriser l’indépendance de la justice, ces nouvelles dispositions vont plutôt fragiliser et opacifier son fonctionnement.
Certes, ce projet de loi va permettre au Gouvernement d’endosser, une fois de plus, ses habits de chevalier blanc, arguant de ce que peut représenter le symbole de la fin des instructions individuelles qu’introduit l’article 1er. Je rappellerai simplement que c’est la précédente majorité qui avait exigé que les instructions particulières soient écrites et puissent figurer dans le dossier, afin qu’elles soient connues de tous les acteurs du dossier, en particulier de la défense. Cette sage décision était nécessaire, car elle a mis fin à une hypocrisie et surtout à une situation profondément inégalitaire pour les droits de la défense.
Je rappellerai également que les instructions générales du ministre de la justice, bien qu’elles aient toujours existé, n’ont été consacrées dans le code de procédure pénale qu’en 2004.
Ces précisions s’imposaient. Elles témoignent du fait que notre formation politique a toujours souhaité rationaliser l’utilisation de ces instructions écrites. Toutefois, en aucun cas, nous ne pouvons admettre la disparition pure et simple de ces instructions individuelles qu’introduit l’article 1er de ce projet de loi.
Dans le même esprit, la précédente majorité avait adopté la loi du 5 mars 2007 tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale, ce qui a permis de considérablement renforcer les prérogatives et, donc, l’autonomie du parquet.
Vous me demanderez : pourquoi cette ténacité à vouloir préserver les instructions individuelles ? C’est que non seulement la fin des instructions individuelles écrites risque de signer le grand retour des instructions individuelles, mais orales cette fois, et, surtout, de remettre en cause l’équilibre de l’organisation pénale caractéristique de notre système judiciaire. Car votre projet de loi, madame la ministre, et cet article 1er en particulier, touche à l’ordre judiciaire français ou feint de le méconnaître.
L’ironie de l’histoire, c’est que cet ordre judiciaire français est un héritage qui s’inspire davantage d’une tradition jacobine très centralisatrice que de la version libérale qui nous est aujourd’hui proposée, pour ne pas dire imposée. Avouez que la contradiction est étrange !
La singularité de notre ordre judiciaire est posée dès le premier alinéa de l’article 64 de la Constitution, qui précise : « Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. » En d’autres termes, l’autorité judiciaire exerce la compétence qu’elle tient de la Constitution au sein de l’État, et non à côté de celui-ci. C’est sans doute élémentaire, mais encore faut-il le rappeler.
On peut se référer, en cette période d’examens, à Thomas Hobbes, Norbert Elias ou Max Weber, qui évoquent tous le monopole de la violence légitime ou la monopolisation de la contrainte. Oui, en démocratie, les institutions qui mettent en œuvre la contrainte doivent immanquablement être rattachées par une forme ou par une autre à l’État, même si celui-ci délègue. Cette exigence concerne l’exécution des peines, mais aussi la définition d’une politique pénale et les moyens que l’État compte mettre en place pour que sa politique, seule légitime, trouve à s’appliquer avec cohérence.
Or, dans le cas qui nous intéresse, l’État, c’est la Chancellerie, c’est le garde des sceaux. C’est pour cette raison que le Gouvernement est, dans notre pays, le seul responsable de la politique pénale, conformément à l’article 20 de la Constitution, qui dispose : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. » Cette affirmation nécessite donc que le garde des sceaux soit placé au sommet de la hiérarchie du ministère public.
Comme le rappelle à juste titre Jean-Pierre Michel dans son rapport, le Comité des ministres, dans sa recommandation du 6 octobre 2000, a rappelé aux États membres du Conseil de l’Europe que l’organisation hiérarchisée doit être privilégiée pour « favoriser l’équité, la cohérence et l’efficacité de l’action du ministère public ».
Cette hiérarchisation est d’ailleurs, comme l’énonce ce rapport, particulièrement adaptée à un système procédural comme le nôtre, qui confie au ministère public la faculté de décider de l’opportunité des poursuites.
Les instructions, y compris individuelles, ne sont donc qu’une des manifestations de cette organisation hiérarchisée et la marque du lien indissociable entre l’ordre judiciaire et l’État.
L’inadéquation de votre réforme avec notre ordre judiciaire est d’autant plus criante que notre système judiciaire est basé sur l’opportunité des poursuites. Il n’est donc pas fait pour ce système sans instructions. Ainsi, en cas de carence, le garde des sceaux ne pourra pas enjoindre de poursuivre.
Par ailleurs, notre ordre judiciaire laisse une grande latitude aux magistrats du parquet, conformément à l’adage selon lequel « la plume est serve mais la parole est libre ». Si la Chancellerie est libre de donner des instructions écrites, les magistrats sont libres de présenter à l’audience les observations orales qu’ils croient « convenables au bien de la justice », comme le précise l’article 33 du code de procédure pénale, c’est-à-dire, en bref, à l’intérêt général.
Pour ces raisons – et il s’agit sans doute là d’un point de désaccord majeur –, nous ne faisons pas de la non-intervention de la Chancellerie dans les affaires individuelles le baromètre de la bonne santé de la justice, et notamment de son indépendance.
En effet, si l’on veut véritablement œuvrer pour l’indépendance de la justice, en particulier pour celle du parquet, c’est non aux instructions particulières qu’il faut s’en prendre, c’est à l’inflation législative ou au manque de moyens qu’il faut remédier. En effet, c’est lorsque les procureurs sont face à ces deux problèmes structurels qu’ils ont recours aux instructions individuelles.
Si les procureurs ambitionnent légitimement de ne pas faire l’objet d’instructions, ils sont aussi, dans des cas tout à fait particuliers, demandeurs de ces interventions. Vous en conviendrez, madame le garde des sceaux, les procureurs généraux n’ont jamais demandé une telle loi.
Vous partez d’un postulat facile à manier, et de nature à émouvoir : les interventions de la Chancellerie seraient de nature politique, au sens « politicien » du terme. Or l’expérience montre qu’elles sont de nature technique et politique, au sens de la doctrine de l’État. C’est d’ailleurs pour cette raison que les cas d’instructions individuelles sont extrêmement rares : on en dénombre tout au plus une grosse dizaine dans l’année.
Il est donc inutile de crier au loup pour ce qui relève du symbole, dès lors que les instructions servent, avant toute chose, à faire respecter la volonté du législateur et le droit le plus strict des victimes.
Votre projet aura des conséquences graves en termes d’application de la loi.
Si, dans plus de 99 % des cas, les instructions générales suffisent à assurer l’uniformité et la cohérence, dans une infime minorité d’entre eux, les instructions individuelles sont nécessaires, et même indispensables, pour poser ou rappeler la position de l’État.
Peut-être, convient-il, madame le garde des sceaux, d’évoquer simplement le contexte concret, afin que ce débat ne se perde pas dans des abstractions en décalage avec la réalité de l’enjeu dont nous débattons.
À cet égard, il importe de rappeler les trois principes de l’instruction individuelle.
Tout d’abord, l’instruction a un caractère positif : elle ne doit pas demander de ne pas agir, mais d’agir.
Ensuite, l’instruction doit être écrite, ce qui lui confère son caractère officiel.
Enfin, cette instruction doit être jointe au dossier.
Certes, en dehors des instructions individuelles, le garde des sceaux conservera la possibilité d’agir par circulaire ou par instruction générale. Je dirai même qu’il ne disposera plus que des circulaires et des instructions générales.
Permettez-moi de citer quelques exemples pour illustrer notre débat.
Imaginons un grand procès, comme nous en avons connu quelques-uns, qui porte sur l’histoire, les crimes contre l’humanité, et qui suscite un large débat public sur les droits fondamentaux et le racisme ; ou bien un conflit social dans le nord de la France, qui entraîne des comportements sociaux et syndicaux aux conséquences préoccupantes sur la sécurité publique et la protection des personnes ; ou encore, au sud de notre pays, un conflit économique et social dans le domaine des transports menaçant de bloquer l’économie locale, voire régionale ; enfin, une décision de justice qui suscite l’incompréhension et l’émotion du pays tout entier.
Je pourrais citer bien d’autres exemples... Tous montrent que votre projet contraindra le procureur général à assumer seul la responsabilité du déclenchement de l’action publique.
Que direz-vous, à l’occasion de la présentation du rapport annuel de politique pénale, dès lors que la responsabilité de la chaîne hiérarchique en matière d’action publique aura relevé du procureur général, qui aura assumé cette responsabilité, et non plus du garde des sceaux duquel il tient cette autorité ?
Ce sera, dans le meilleur des cas, une duperie, lorsque la responsabilité de l’action publique sera reportée sur les procureurs généraux. Au pire, il s’agira d’un manque de cohérence entre des décisions prises par des parquets généraux distincts.
Votre projet de loi remet en cause la chaîne hiérarchique où le garde des sceaux joue le rôle fondamental, au moment même où la réforme du Conseil supérieur de la magistrature est débattue, et sans même que l’on connaisse le contenu de la loi organique qui en assurera l’application.
En un mot, vous demandez au Parlement de voter à l’aveugle, en même temps que vous privez le garde des sceaux de la responsabilité de la politique pénale dont il devrait rendre compte devant la représentation nationale.
Au nom d’une prétendue transparence, vous prenez le risque de réhabiliter les instructions orales qui seront, de fait, le seul moyen à disposition de la Chancellerie pour faire entamer des poursuites, pour aiguiller l’action du parquet ou, tout simplement, pour s’assurer de l’uniformité de l’application de la loi.
Votre projet de loi suscite ensuite une interrogation, qui apparaîtra nécessairement dans la pratique : quelle définition donnons-nous au terme « individuelles » ? Sera-t-il possible de donner des instructions dans le cas d’une affaire non pas individuelle, mais collective, concernant plusieurs personnes ?
Cet article 1er soulève, vous l’aurez compris, de nombreuses questions. Seule certitude : la fin de ces instructions individuelles créera un manque dans notre ordre judiciaire.
Vous appliquez à notre ordre judiciaire, fondé sur l’opportunité des poursuites, des réponses qui renvoient à d’autres ordres judiciaires. Il semble que les attributions du ministère public vous gênent. Vous préféreriez sans doute que la France dispose d’un système basé sur le principe de la légalité des poursuites. En conséquence de quoi, vous choisissez une formule ambivalente, certes fondée sur l’opportunité des poursuites, mais dans laquelle le ministère public souffrira d’un défaut de hiérarchisation.
Cette erreur d’appréciation sur la nature de notre ordre judiciaire constitue, à elle seule, une raison suffisante pour que nous ne votions pas ce texte.
Avec celui-ci, comme avec le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature, vous témoignez, madame le garde des sceaux, de votre volonté constante de vous draper dans les attributs extérieurs de la probité, pour finalement mettre en place des dispositions corporatistes et dangereuses.
Pour notre part, nous voulons que vous conserviez vos attributions. Nous ne voulons pas faire de vous et de vos successeurs de simples directeurs d’administration centrale. Nous voulons un garde des sceaux garant de la politique pénale de notre pays.
C’est donc pour que le garde des sceaux reste le garde des sceaux que nous ne voterons pas le texte qui nous est soumis. §