Madame le garde des sceaux, monsieur le ministre chargé des relations avec le Parlement, à peine la révision constitutionnelle de 2008 entrée en vigueur, voici que vous nous proposez déjà de changer la composition et les attributions du Conseil supérieur de la magistrature, sans même avoir pris le temps d’évaluer l’application de la précédente réforme.
Notre loi fondamentale est ainsi en passe de devenir le texte le plus instable de la République. Ce n’est pas de nature à conforter la confiance dans nos institutions alors que, depuis l’élection de François Mitterrand en 1981, celles-ci avaient heureusement cessé d’être un enjeu majeur du débat démocratique.
La révision constitutionnelle dont nous sommes saisis est, certes, de portée modeste, mais elle participe d’une conception des institutions et de la justice qui mérite à tout le moins d’être explicitée et discutée, et que nous ne sommes pas certains de pouvoir partager.
Au chapitre de l’utilité, ni les nouveaux pouvoirs – si minimes ! – qui seraient confiés au Conseil supérieur de la magistrature, et qui d’ailleurs ne changeraient guère, comme chacun l’a rappelé, nos pratiques, ni ceux qui seraient symétriquement retirés au Président de la République, au conseil des ministres et au garde des sceaux ne peuvent faire l’unanimité entre nous.
Aucune des évolutions que vous envisagez ne justifie d’ailleurs réellement, ni par son ampleur, ni par son urgence, ni par sa nécessité que nous engagions la lourde mécanique d’une révision constitutionnelle.
Il s’agit, en réalité, d’une révision pour la forme, au mieux d’une révision d’ajustement, qui ne s’impose nullement.
Qui plus est, loin d’avoir été améliorées par l’Assemblée nationale, les options et les rédactions retenues dans les projets de Mme le garde des sceaux ont plutôt été dégradées sur plusieurs points essentiels.
Les principes fondamentaux de notre organisation judiciaire sont très stables, puisqu’ils ont été affirmés pendant la Révolution française. Gageons que, s’ils sont venus jusqu’à nous sans avoir été remis en cause par les majorités successives – pas plus aujourd’hui qu’hier –, c’est qu’ils sont inscrits au cœur de nos traditions républicaines, ainsi que notre collègue Jacques Mézard l’a rappelé tout à l'heure.
Si l’on doit faire évoluer ces principes pour les adapter à notre temps, en s’inspirant parfois d’autres modèles, il faut le faire avec prudence.
En renvoyant les juges à leur mission d’application des lois, qui excluait toute immixtion de leur part dans la sphère politique, mais interdisait aussi toute interférence du pouvoir politique dans le cours de la justice, les pères fondateurs de la République avaient à l’esprit non seulement l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs, mais aussi l’idée selon laquelle un pouvoir légitime représentant la nation ne devait en aucun cas être entravé dans la recherche de l’intérêt général par des juges s’érigeant en contre-pouvoir, comme le faisaient les parlements d’ancien régime.
Ils n’étaient évidemment pas insensibles à l’influence de Montesquieu, selon qui « des trois puissances, […] celle de juger est en quelque sorte nulle », parce que le juge doit appliquer la loi avec une totale neutralité et ne jamais se comporter en justicier. La justice sans le droit est en effet une forme insupportable de tyrannie.
Dès lors, chacun sait que ce n’est pas au juge judiciaire, en dehors des atteintes à la propriété et aux libertés individuelles, d’assigner des limites au pouvoir exécutif. Et chacun sait aussi que, en contrepartie, l’exercice du droit de juger ne tolère aucune intervention du pouvoir politique. Indépendance et neutralité vont donc de pair.
La République ne reconnaît pas, n’a jamais reconnu et ne doit surtout pas reconnaître de « pouvoir judiciaire ». À côté de l’indépendance de la justice, il y a son corollaire : les juges ne doivent entrer en conflit ni avec la représentation nationale ni avec le pouvoir exécutif. Ces principes sont équilibrés.
Il faut donc veiller à ce qu’aucune des dispositions qui nous sont proposées, tant dans le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature que dans le projet de loi relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique, ne les affaiblissent.
Or la façon dont sont traités l’État et le pouvoir exécutif dans les deux projets qui nous sont soumis renvoie à une forme de défiance à l’égard des fonctions constitutionnelles du Président de la République, du conseil des ministres et du garde des sceaux, telles que la révision constitutionnelle de 2008 les a d’ailleurs aménagées.
On ne saurait partager cette approche de défiance sans participer à l’érosion de la confiance dans l’impartialité de l’État. Au lieu de donner raison à ceux qui considèrent que le pouvoir exécutif est en quelque sorte disqualifié et n’est plus digne des responsabilités que la Constitution lui confère jusqu’à présent dans l’administration de la justice, dans la gestion des carrières des magistrats du parquet et dans l’application de la politique pénale, au lieu d’en prendre acte, en dessaisissant les autorités constitutionnelles de l’État, on serait bien inspiré de reconnaître et d’assumer la mission de l’État et des autorités qui le représentent au plus haut niveau.
L’indépendance de la justice doit être envisagée dans sa pleine acception. Être un juge indépendant, ce n’est pas seulement être indépendant des autorités de l’État, c’est aussi être indépendant des forces politiques et syndicales, des groupes de pression, aussi légitimes soient-ils, …