Je vois bien que beaucoup de commentateurs et de responsables politiques, parmi lesquels le président de notre commission, beaucoup de Français, surtout, ont tellement pris acte du désaveu des autorités constitutionnelles qu’ils le croient irréversible et préfèrent l’accompagner que le combattre, forts de l’idée que, avec leur mandat quinquennal, les Présidents de la République, eux aussi, seront désormais partisans, chefs de majorité parlementaire plus que chefs d’État, comme les chanceliers allemands ou les premiers ministres britanniques.
Mais la justice elle-même ne saurait en aucun cas être partisane ni être suspectée de pouvoir l’être en raison de la composition politique du Conseil supérieur de la magistrature, au moins pour une partie de ses membres. La rédaction alambiquée que vous proposez pour l’article 64 de la Constitution montre d’ailleurs votre embarras.
Pour ma part, je ne crois pas qu’il soit raisonnable d’écrire, d’un côté, que c’est au Conseil supérieur de la magistrature de garantir l’indépendance de la magistrature, ou même seulement d’y veiller, tout en continuant à proclamer solennellement et immuablement, de l’autre, que le Président de la République est le garant de cette indépendance. Ce doit être l’un ou l’autre. Vous n’osez pas choisir. Dans ce cas, vous devriez, me semble-t-il, continuer à réfléchir !
En ce qui me concerne, je ne verrais aucun inconvénient à ce que la rédaction de l’article 64 reste en l’état sur ce point, ce qui éviterait que le second alinéa de cet article n’entre directement en contradiction avec le premier.
Laissons le Conseil supérieur de la magistrature assister le Président de la République, plutôt que de franchir un palier supplémentaire dans une évolution déjà entamée vers la mise à l’écart complète du chef de l’État, qui se verrait en réalité et en droit écarté de toute mission constitutionnelle effective à l’égard de l’autorité judiciaire, au profit d’une institution indispensable et respectable, mais dont la légitimité et l’autorité ne peuvent approcher la sienne.
Si l’on conserve les conditions actuelles de nomination des procureurs, déjà très encadrées, et si l’on préserve dans la loi organique les pouvoirs d’instruction du garde des sceaux tels qu’ils sont aujourd’hui reconnus, nous pourrons d’autant mieux justifier la mission constitutionnelle du Président de la République. Sinon, il n’en restera qu’une coquille vide, et nous aurons fait du mauvais travail. Il vaudrait mieux, à ce moment-là, supprimer toute mention du Président de la République à l’article 64.
Je veux ajouter un dernier point concernant la politique pénale, car les réformes proposées par le Gouvernement forment un tout.
Que le garde des sceaux assume à ciel ouvert des instructions officielles aux parquets, individuelles aussi bien que générales, me paraît, en réalité, très sain, afin de prévenir la tentation de pratiques obscures. C’est une conséquence nécessaire du principe français de l’opportunité des poursuites, que personne ne remet en cause ici. Il est légitime que l’appréciation de cette opportunité ne soit pas laissée au seul libre arbitre des magistrats du parquet, qui, en outre, ont besoin d’être confortés dans leur position.
La cohérence de l’action publique doit être assurée sur l’ensemble du territoire national, et les instructions générales ne suffisent pas à le faire, car c’est parfois – même souvent – à l’occasion d’une instruction judiciaire ou d’un procès que surgissent des questions et des doutes. On sait d’ailleurs que la parole du parquet restera libre, conformément à la tradition, et, bien sûr, que la position du ministère public n’est pas décisionnelle dans le jugement des instances.
Le seul bénéfice que l’on pourrait tirer de l’interdiction des instructions individuelles et de l’atténuation de la portée des instructions générales, en renonçant aux prérogatives traditionnelles de l’État, ne serait pas un surcroît d’indépendance pour les formations de jugement, puisqu’elles ne sont pas en cause s’agissant de l’action publique. Ce serait un bénéfice politique très contestable, de pur affichage, permettant de dédouaner des gouvernements pusillanimes qui se déroberaient devant leurs responsabilités et renonceraient à défendre devant la justice les intérêts de la société, le respect de la Constitution et l’application des lois.
Je ne voudrais pas voir renaître certaines méthodes opaques par lesquelles l’entourage des gardes des sceaux proclamant leur non-interventionnisme chuchotait à l’oreille des procureurs ce que leurs maîtres ne voulaient pas dire officiellement en l’assumant au grand jour !