Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, pour le groupe écologiste, la lutte contre la fraude fiscale recouvre un triple enjeu : économique et budgétaire, moral et politique. Il revêt une triple dimension : nationale, européenne et internationale.
L’enjeu économique et budgétaire est évident. Il s’agit pour l’État de collecter les milliards d’euros qui manquent chaque année à son budget.
Selon les estimations, le montant de la fraude fiscale dans notre pays se situe entre 40 milliards et 80 milliards d’euros par an, contre 20 milliards d’euros environ pour la fraude sociale. De quoi combler largement le déficit de la France, évalué à 68 milliards d’euros cette année !
L’ensemble des redressements de cotisations sociales opérés par l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales, l’URSSAF, à la suite de fraudes, de négligences ou d’erreurs se montait à 1, 37 milliard d’euros en 2012 – c’est un nouveau record –, en hausse de 7 % par rapport à 2011.
De même, les redressements liés au seul travail au noir ont atteint 260 millions d’euros en 2012, en hausse de 19 % par rapport à 2011. Sur cette somme, 151 millions d’euros étaient liés au travail non déclaré, 38 millions d’euros à des heures dissimulées et 42 millions d’euros à une activité dissimulée.
En 2012, 18, 1 milliards d’euros ont été réclamés par le fisc en droits et pénalités à l’issue de contrôles fiscaux, soit une hausse de 10 % par rapport à l’année précédente.
Ces chiffres démontrent l’ampleur et la gravité du phénomène qu’il s’agit de combattre. Ils interpellent naturellement les écologistes, d’autant que l’enjeu économique et budgétaire se double ici d’un enjeu moral.
En effet, il est de toute évidence urgent de répondre à la crise de confiance qui s’ajoute à la terrible crise économique que traverse notre pays. Quand les plus riches échappent à l’impôt grâce à des montages financiers complexes, c’est l’un des principes fondateurs de notre République, l’égalité, qui se trouve atteint.
Face à un tel scandale, comment les simples citoyens pourraient-ils ne pas remettre en question le devoir d’acquitter l’impôt auquel ils sont soumis ?
Et la portée proprement politique de textes comme ceux dont nous débattons aujourd’hui est indissociable des autres enjeux. Ne s’agit-il pas de démontrer à nos concitoyennes et concitoyens que le législateur ne veut pas être, ne s’avoue pas et n’est pas impuissant face à ceux qui trichent ?
Cela étant, notre horizon dépasse, et doit impérativement dépasser très largement nos frontières nationales. À cet égard, permettez-moi de rappeler encore quelques chiffres.
Les 35 conventions d’échange de renseignements passés avec des États étrangers ont abouti à l’envoi de 777 demandes de renseignements en 2012, contre 300 en 2011. Les nouvelles mesures entrées en vigueur en 2012 ont alourdi les sanctions pour non-déclaration d’un compte bancaire à l’étranger, ce qui a eu son effet, avec un bond de 36 % des déclarations de comptes à l’étranger en 2012, soit 100 833 contre 79 680 en 2011 et 75 732 en 2010. Vous voyez tout de même l’évolution...
Selon l’Union européenne, ce sont 1 000 milliards d’euros qui échappent aux États membres, le manque à gagner fiscal représentant un coût annuel d’environ 2 000 euros par citoyen européen. La perte de revenus continue d’accroître les niveaux de déficit et de dette dans les États membres précisément au moment le plus décisif de la lutte contre la crise.
Du fait de la fraude et de l’évasion fiscales, les fonds disponibles pour encourager les investissements publics, la relance et l’emploi se font rares.
L’écart fiscal actuel en Europe met directement en danger la préservation du modèle social européen, qui est fondé sur des services publics universels et de qualité, et menace le bon fonctionnement du marché intérieur, conduisant à une grave perte d’efficacité et d’équité des systèmes fiscaux au sein de l’Union européenne. Le coût total de la fraude fiscale est plus élevé que l’ensemble des budgets de la santé cumulés de l’Union.
La fraude conduit à déplacer la charge fiscale sur les travailleurs et les ménages à moyens et bas revenus. Elle est multiforme. En dehors de toutes les activités mafieuses et criminelles, il y a les détournements de fonds publics et les abus de droit, c'est-à-dire l’utilisation aux marges de la légalité de dispositifs réglementaires. Il y a aussi la fraude à la petite semaine, à la TVA, aux charges sociales et à la sécurité sociale. Enfin, il ne faut pas oublier ceux qui, du fait de leur activité, ont placé dans des paradis fiscaux une partie de leur fortune.
La commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales, dont Éric Bocquet était le rapporteur, diagnostiquait en 2011 « une culture de la faille aux mille visages » et soulignait que l’Europe restait trop en retrait sur le sujet. Or c’est au cœur même de l’Europe que l’on trouve les paradis fiscaux parmi les plus prospères, comme le Luxembourg, Jersey ou Monaco. Les 21 paradis fiscaux liés à l’Union européenne provoquent plus de 100 milliards de dollars de perte de recettes fiscales, le Royaume-Uni et les territoires relevant de son autorité représentant à eux seuls plus de la moitié des territoires offshore européens.
Selon certaines sources, 19, 5 % des dépôts mondiaux sont détenus dans les paradis fiscaux. Cela signifie que 14 000 milliards d’euros sont cachés par des particuliers dans des paradis fiscaux à travers le monde, soit une perte de plus de 120 milliards d’euros de recettes fiscales. Or les deux tiers de cette richesse mondiale offshore, l’équivalent de 9 500 milliards d’euros, sont dissimulés dans les paradis fiscaux liés à l’Union européenne.
Ce chiffre ne comprend pas la fraude fiscale des entreprises et des multinationales, dont on estime qu’elle coûte chaque année pour le seul continent africain environ 123 milliards d’euros. Or 55 milliards d’euros seraient nécessaires pour éradiquer l’extrême pauvreté, c'est-à-dire pour que chaque personne dans le monde puisse vivre avec environ un euro par jour.
Les États-Unis ont déjà « blacklisté » certains États membres de l’Union européenne, comme le Luxembourg et Chypre, mais l’Union européenne elle-même n’a pas suffisamment agi. Chasser l’évasion fiscale a, en outre, un coût pouvant conduire les administrations à renoncer. Il ne faut pourtant pas baisser les bras. Les écologistes estiment que, si l’on veut identifier et poursuivre un plus grand nombre de cas de fraude, il convient de protéger ceux qui informent les autorités compétentes de leur existence et qu’il est convenu d’appeler des « lanceurs d’alerte ». En revanche, une alerte lancée de mauvaise foi, avec l’intention de nuire ou en sachant, même partiellement, que les faits sont inexacts, serait sanctionnée.
Les dispositions prévues par les textes que nous examinons vont évidemment dans le bon sens. Je pense à l’extension à l’or et aux jetons, plaques et tickets de casinos de l’obligation de déclarer aux douanes tout transfert physique de sommes, titres ou valeurs d’un montant supérieur à 10 000 euros.
Bien des mesures envisagées sont nécessaires.
Comme vous, monsieur le ministre, nous souhaitons la mise en œuvre rapide d’un véritable « FATCA européen ». La loi américaine de 2010 dite FATCA, pour Foreign account tax compliance act, impose aux institutions financières et bancaires étrangères de déclarer les revenus de contribuables américains y ayant un compte. Ces déclarations sont confrontées à celles, annuelles, faites par les contribuables américains auprès de l’administration fiscale concernant leurs revenus à l’étranger. Le patrimoine et les avoirs à l’étranger doivent également être déclarés.
L’Union européenne cherche à mettre en place un nouvel instrument, effectif dès la fin de l’année 2013, qui étendrait la levée du secret bancaire aux revenus de l’épargne et autres revenus, comme certains contrats d’assurance-vie, pensions, biens immobiliers. En effet, si l’échange d’informations bancaires entre pays se fait aujourd’hui « à la demande », le système a montré son inefficacité : nombreux sont les États, en particulier les paradis fiscaux, à refuser de collaborer.
Les deux textes que nous examinons, le projet de loi ordinaire et le projet de loi organique, complètent et renforcent les dispositions déjà adoptées dans les deux derniers collectifs budgétaires de 2012. Certaines réserves ont pu être exprimées ici ou là quant au durcissement de l’arsenal répressif, comme la création, en cas de fraude fiscale aggravée, d’une garde à vue de quatre jours et l’autorisation de « techniques spéciales d’enquête ».
On peut ne pas souscrire à de telles réserves, mais il n’est sans doute pas interdit de les entendre. Ces textes ont été écrits sous le coup de l’émotion suscitée par l’affaire Cahuzac, tout comme ceux sur la transparence de la vie publique. Or l’émotion n’est pas toujours bonne conseillère.