Intervention de Jean Jouzel

Commission du développement durable, des infrastructures, de l'équipement et de l'aménagement du territoire — Réunion du 2 octobre 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Jean Jouzel sur le cinquième rapport du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat giec

Jean Jouzel, vice-président du Giec :

Il a été plutôt bien accueilli.

M. Raymond Vall, président. - Ce document confirme le réchauffement de la planète, la montée du niveau des océans, la fonte des glaces et l'augmentation du nombre d'évènements extrêmes, mais va aussi plus loin en proposant plusieurs scénarios, en envisageant pour la première fois un budget carbone ou la géo-ingénierie. Le message qu'il porte s'adresse aux responsables politiques du monde entier. Nous devons le relayer, à la veille de la conférence de Paris de 2015 sur le climat.

Vous êtes très au fait des problèmes du changement climatique. Nous avons adopté ce document à Stockholm vendredi matin. Il a ensuite été présenté à la presse. Pour ma part, je suis allé à Nantes au sommet mondial des maires, car j'estime que les territoires ont un rôle important à jouer dans la lutte contre le réchauffement climatique. Ce rapport est clair. Comment a-t-il été élaboré ? C'est le cinquième, après ceux de 1990, 1995, 2001 et 2007. Il s'étendra sur 2013 et 2014, car il mobilise plusieurs groupes de travail : un premier sur les éléments scientifiques, un deuxième sur les impacts, les adaptations et la vulnérabilité, et un troisième sur la lutte contre le réchauffement climatique. Un rapport de synthèse sera publié en octobre prochain. Le rôle du Giec n'est ni de faire de la recherche, ni de formuler des recommandations. Il est de porter un diagnostic tous les six ou sept ans sur l'ensemble des aspects liés au rôle potentiel des activités humaines sur le climat.

Le Giec, présidé par M. Rajendra Pachauri, est placé sous la tutelle du Programme des Nations-Unies pour l'environnement (PNUE) et de l'Organisation météorologique mondiale (OMM). Les représentants des pays sont les vrais détenteurs du pouvoir : ce sont les pays qui approuvent, ou non, le rapport. Chacun des trois groupes de travail a un bureau de huit personnes, qui assume la responsabilité du rapport de son domaine. Je suis membre du bureau du groupe scientifique, et à ce titre vice-président du Giec. Nous avons deux co-présidents : un Suisse, M. Thomas Stocker, et un Chinois, M. Dahe Qin.

La première année, nous déterminons les têtes de chapitres du futur rapport, avec l'aide de la communauté scientifique, avant de faire appel à des auteurs. Ainsi, le cinquième rapport comporte un chapitre dédié au niveau de la mer, alors que les données sur ce point étaient éparpillées dans le quatrième rapport. Nous devons élaborer nos conclusions de manière à ce qu'elles soient utiles aux politiques, sans pour autant formuler de recommandations. On nous a demandé de développer nos prévisions de court terme ainsi que les déclinaisons régionales. Nous avons donc scindé le chapitre sur les projections en deux parties : avant 2050 et après. Le rapport comporte quatorze chapitres, au lieu de onze dans le précédent.

La qualité du rapport du Giec tient notamment au fait que, dans la communauté scientifique, être auteur du Giec est un honneur. Cela ne rapporte rien et prend du temps, mais c'est intéressant du point de vue scientifique. Les candidatures sont donc nombreuses, et transitent par les représentants des gouvernements - en France, il s'agit de Nicolas Bériot, secrétaire général de l'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (Onerc) placé auprès du ministère de l'environnement - ainsi que par des organisations scientifiques internationales, ou sont sollicitées par le bureau. Nous avions 1 000 candidats parmi lesquels nous avons dû choisir 200 auteurs, une douzaine par chapitre. Le premier critère de sélection est la qualité scientifique, mais nous tenons aussi compte de la répartition géographique et veillons à assurer un taux de renouvellement d'environ 60 %. Soixante auteurs sont américains, vingt-cinq anglais, et dix-sept français. Viennent après l'Allemagne, la Chine, l'Australie, le Canada... La communauté française est très active sur tous les domaines couverts - données du passé, observation par satellite, cycle du carbone, projection du climat, aérosols...

Une fois les auteurs choisis, nous tenons quatre séances de travail, espacées de six ou sept mois. La première est l'occasion d'examiner une version zéro du rapport, la seconde donne lieu à une version adressée à qui le souhaite, pour recueillir des commentaires, auxquels les auteurs doivent systématiquement répondre. Pour la troisième séance, des relecteurs non-spécialistes se penchent non pas sur le contenu mais sur les méthodes, l'éthique, la pratique, la fluidité du processus. Enfin, une revue dite gouvernementale a lieu. Bien sûr, les auteurs consacrent beaucoup de temps, pendant deux ou trois ans, à la rédaction du rapport - un millier de pages ! Tous les documents sont disponibles sur Internet. Un résumé technique de cinquante pages est ensuite élaboré, puis, finalement, un résumé pour décideurs d'une vingtaine de pages.

Nous avons tenu compte, à Stockholm, des premiers commentaires des gouvernements. Une cinquantaine de scientifiques participent au processus d'adoption, sous la responsabilité des co-présidents de notre groupe. Le rapport reste la propriété des scientifiques, le représentant d'un pays ne peut pas leur imposer de changer un chiffre : il ne peut réclamer des modifications qu'en se fondant sur les données du rapport principal. Le contenu du rapport n'est donc pas modifié au fond. Par exemple, nous avions indiqué que, pour limiter avec une probabilité de deux tiers le réchauffement à deux degrés par rapport à l'époque préindustrielle, il fallait désormais limiter nos émissions globales à 270 milliards de tonnes de carbone. À la demande des Chinois et des Américains, nous avons donné aussi le chiffre associé à la probabilité d'un demi, et celui associé à la probabilité d'un tiers. Mais il ne s'agit pas de chiffres nouveaux : tous ont été puisés dans le rapport principal. Le processus d'adoption est un moment fort d'appropriation des conclusions par les représentants des gouvernements, qui emportent le rapport avec eux. Dans la préparation et lors des conférences climat, c'est le livre de chevet des négociateurs !

En France, le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius a organisé lundi matin une réunion des pilotes de la conférence de 2015, en présence des ministres Geneviève Fioraso et Pascal Canfin. J'ai également, lundi après-midi, remis en mains propres notre rapport au président de la République. J'avais participé à un petit-déjeuner en sa présence à l'Elysée en décembre dernier, sur ces questions. Nos hommes politiques sont à l'écoute.

Le réchauffement du système climatique est sans équivoque, et depuis 1950 les changements observés sont sans précédent. L'atmosphère et l'océan se sont réchauffés. L'étendue et le volume des neiges et des glaces ont diminué, et le niveau de la mer s'est élevé. Ce diagnostic est très clair. Bien sûr, ce n'est pas année après année que le climat se réchauffe. L'unité de temps est au moins la décennie. La dernière a été de loin la plus chaude, même si le réchauffement s'est ralenti dernièrement - ce qui ne remet aucunement en cause notre diagnostic. Les indices du réchauffement sont nombreux : l'accumulation de chaleur dans l'océan de surface, sur une épaisseur de 70 mètres ; les variations, dans l'hémisphère nord, de la couverture de neige, qui a diminué en quelques décennies d'au moins trois millions de kilomètres carrés - soit quatre à cinq fois la surface de la France - malgré des fluctuations annuelles ; la diminution de la superficie de la banquise dans l'océan arctique, qui a atteint un minimum en 2007, avec 3,7 millions de kilomètres carrés, et est remontée depuis au-dessus de 5 millions de kilomètres carrés, ce qui ne doit pas masquer une tendance à la décroissance. Mais le plus parlant est sans doute l'élévation du niveau de la mer, résultat de deux phénomènes qui découlent eux-mêmes du changement climatique : la fonte des glaciers et le réchauffement (donc la dilatation) de l'océan. Le rythme actuel est de trois millimètres par an, dont 40 % viennent du Groenland et de l'Antarctique de l'Ouest, 20 % à 30 % des glaciers continentaux, le reste étant dû à l'expansion thermique. Bien sûr, il y a là aussi des fluctuations, dues notamment aux variations du régime des précipitations, à la survenue de phénomènes comme El Niño, etc.

Le « forçage climatique » désigne ce qui est susceptible d'influencer le climat. L'augmentation du taux de gaz carbonique, au premier chef liée à l'utilisation des énergies fossiles mais aussi pour 10 % à la déforestation, est constante. Là où les cycles saisonniers sont marqués, la concentration en CO2 varie au fil de l'année, le pic étant au printemps : en 2012, la barre des 400 parts per million a été dépassée à ce moment-là, mais dans quelques années elle le sera toute l'année. Le rapport dresse l'inventaire méticuleux de tout ce qui peut modifier le climat : méthane, CFC... Les variations de l'activité solaire ont un impact très faible. De plus, au cours des cinquante dernières années, l'activité solaire a plutôt diminué. Le forçage solaire ne peut donc être l'explication...

Lorsque nous disons qu'il faut agir aujourd'hui pour prévenir une catastrophe après 2050, nous sommes peu écoutés. Ce qui intéresse, c'est de savoir si le réchauffement actuel est lié à l'activité humaine. Le débat n'est pas clos. Chaque rapport le reprend. En 1990, on ne savait pas répondre. En 1995, nous estimions à une sur deux la probabilité pour que le réchauffement soit dû aux activités humaines, et le simple fait de le dire a eu un rôle considérable dans la mise sur pied du protocole de Kyoto en 1997. En 2001, la probabilité est passée à deux tiers, et à neuf sur dix en 2007. Notre diagnostic actuel est très clair : il y a plus de 95 % de chances que le réchauffement des cinquante dernières années soit dominé par les activités humaines. Dans les précédents rapports, nous limitions l'appréciation du phénomène à la température moyenne de la planète. Nous l'étendons désormais à d'autres aspects. Nous donnons des chiffres sur les parts possibles des causes naturelles et humaines. Il apparaît que les causes naturelles n'ont pas joué pour plus d'un dixième de degré. Il est plausible que le réchauffement des soixante dernières années soit entièrement dû aux activités humaines.

Pour construire des projections climatiques, nous avons besoin de savoir comment l'effet de serre évoluera. Nous nous sommes donc tournés vers les économistes, qui ont produit différents scénarios plus ou moins émetteurs, que nous avons utilisés. Mais ils n'ont pu nous fournir un scénario qui réponde aux objectifs de restriction des émissions inscrits dans la convention climat. Nous sommes partis de quatre scénarios stabilisant l'effet de serre ; le plus émetteur aboutit à un réchauffement de 4,8 degrés à la fin du siècle. Il faut savoir que 4 degrés en moyenne globale correspondent à 5 degrés sur les continents, et 7 ou 8 degrés dans les régions polaires du Nord. Le scénario le moins émetteur permet de limiter à moins de 2 degrés le réchauffement climatique. Évidemment, si nous atteignons 4 degrés à la fin du siècle, le réchauffement continuera ensuite. Certaines simulations aboutissent à 10 degrés de plus en 2300. Dans les scénarios les plus émetteurs, la glace de mer aura disparu à la fin de l'été en Arctique vers 2050. L'acidification des océans est déjà visible : le pH a diminué d'un dixième d'unité, ce qui correspond à 25 % d'acidité en plus par rapport au début du siècle. Nous risquons de perdre encore deux dixièmes de pH, ce qui aura une grande influence sur la formation de la vie : il deviendra plus difficile pour les crustacés et les coraux de former des coquilles de calcaires.

Les conséquences du changement climatique seront détaillées, y compris par région, dans le second rapport, qui sortira en mars. L'élévation du niveau de la mer dans le scénario le plus élevé pourra atteindre un mètre à la fin du siècle, ou plus vraisemblablement 80 centimètres - nous avons considérablement revu à la hausse ces valeurs par rapport aux conclusions de 2007. Nous avons mieux tenu compte de la contribution du Groenland. Notre groupe n'a pas pour mission de réfléchir aux trajectoires à suivre pour respecter les scénarios, mais nous donnons des chiffres. Pour limiter le réchauffement à 2 degrés, nous ne devons pas émettre plus de 270 milliards de tonnes de CO2 : notre droit à émettre était de 800 milliards de tonnes, et nous en avons déjà émis 530 milliards. Chaque année, nous émettons 10 milliards de tonnes, ce qui nous laisse au plus 27 ans de droits d'émission. Il faut donc que les émissions baissent à partir de 2020, et qu'elles soient divisées par trois avant 2050, pour devenir nulles ou négatives à la fin du siècle.

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