Intervention de Aurélie Filippetti

Réunion du 8 janvier 2014 à 22h00
Conditions de la vente à distance des livres — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Aurélie Filippetti :

Monsieur le président, madame la présidente de la commission, madame la rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, la fin de l’année 2013 a éclairé d’une manière très contrastée les différents mouvements qui agitent aujourd’hui l’économie du livre, en France mais également dans le monde.

Du côté positif, les études montrent que le livre reste le cadeau préféré des fêtes de fin d’année pour les Français et les Européens.

De fait, le livre représente un secteur économique puissant. L’étude que j’ai commandée, avec le ministre des finances, sur l’apport de la culture à l’économie montre que le livre figure au premier rang des industries culturelles, pour un niveau d’aides publiques extrêmement faible.

Cette filière représente 15 % de l’apport de la culture à l’activité économique de notre pays, pour un volume d’aides qui n’excède pas 1 % de sa production.

L’industrie du livre constitue un véritable atout pour la France, bien sûr, mais aussi pour l’Europe dans son ensemble ; nous devons en prendre davantage conscience.

Sur les cinq plus grands éditeurs américains, quatre sont la propriété de groupes européens. Aucune autre industrie culturelle n’exerce une telle influence sur le sol des États-Unis. Je vois aussi, grâce aux contacts réguliers que je peux avoir avec les professionnels de ce secteur à l’étranger, à Francfort et Berlin, à Rome ou à Bruxelles, combien cette part essentielle de l’économie et de la culture européenne est solide, et combien la voix de la France est appréciée et écoutée lorsqu’elle évoque la régulation de cette activité.

Mais, d’un autre côté, la fin de l’année 2013 restera aussi marquée par la cessation d’activité de Virgin et par les premières opérations de démantèlement des librairies Chapitre, qui mettent ainsi un terme à l’un des premiers réseaux de vente de livres de notre pays.

Bien évidemment, personne ne reste indifférent au sort de ces 1 200 professionnels qui faisaient le succès de ce réseau. Je salue l’action des éditeurs qui, à travers l’ADELC, l’Association pour le développement de la librairie de création, participent au financement, au côté de l’État, de la plupart des reprises de magasins cédés par le groupe – nous sommes d’ailleurs encore en train d’examiner un nouveau plan, avec de nouvelles offres de reprises, dont nous espérons qu’il aboutira le mois prochain. Les services du ministère de la culture, aussi bien à Paris que dans les DRAC, sont tous extrêmement mobilisés, avec les préfets, pour trouver des solutions de reprise pour les enseignes du groupe Chapitre. Bien évidemment, le Centre national du livre accompagne aussi, par son expertise et ses financements, les cessions aux repreneurs les plus à même de transformer ces points de vente en nouvelles librairies indépendantes, viables et durables.

De ce fait, aujourd’hui, seize magasins pourront d’ores et déjà continuer leur activité, puisque des offres de reprise solides se sont manifestées.

Cette situation n’est pas le fait des libraires ou des professionnels qui travaillaient pour cette enseigne Chapitre, mais bien le fruit d’une gestion déplorable de la part du groupe Actissia et de décisions stratégiques particulièrement malheureuses.

Au-delà, cette faillite est également le révélateur des mutations profondes qui sont à l’œuvre aujourd’hui dans l’économie du livre. Elles sont notamment induites par la révolution numérique, qui affecte le livre comme l’ensemble des industries culturelles, et qui n’épargne aucun maillon de la chaîne économique du livre.

J’aurai l’occasion d’évoquer plus loin les transformations des relations entre auteurs et éditeurs dues au développement du livre numérique. Je centrerai pour l’instant mon propos sur ce dont il est question dans cette proposition de loi, à savoir la diffusion du livre et le commerce de détail.

Chacun sait que cette activité est régulée dans notre pays depuis plus de trente ans par la loi du 10 août 1981 sur le prix unique du livre, que vous avez vous-mêmes complétée en 2011, mesdames, messieurs les sénateurs, pour l’édition numérique. De l’avis de tous, ce texte a offert un cadre adapté à une croissance remarquable de la production éditoriale française, favorable autant à la création littéraire qu’aux lecteurs, lesquels ont bénéficié d’une très grande modération des prix fixés par les éditeurs. Elle garantit aussi une juste concurrence, puisqu’elle a permis qu’un équilibre soit maintenu entre les différents canaux de revente au détail, sans concentration excessive au profit des plus gros acteurs, et sans jamais constituer une barrière à l’entrée de nouveaux acteurs, français ou étrangers.

La loi Lang a donc atteint ses objectifs, notamment le maintien et l’épanouissement d’un réseau très riche de 3 000 libraires indépendants de proximité, qui sont autant de commerces de détail dans nos villes, nos métropoles, mais aussi dans des cités plus modestes, voire des zones rurales. C’est l’un des piliers du développement culturel et de la sociabilité de nos territoires.

Les librairies restent toutefois le commerce de détail le moins rentable, celui où les marges sont les plus faibles. Beaucoup de magasins sont donc dans des situations de tension réelle, la situation du groupe Chapitre en constituant l’illustration la plus extrême.

La vente en ligne est toutefois la seule partie de l’activité de vente de livres qui augmente aujourd’hui, alors que le marché dans son ensemble s’inscrit en légère diminution.

C’est donc dans cet esprit que j’ai proposé, dès mon arrivée au Gouvernement, un plan d’action en faveur de la librairie indépendante.

Son objectif principal n’était certainement pas de placer ce secteur dans une quelconque forme de dépendance vis-à-vis de l’intervention publique. Les libraires sont des commerçants indépendants, dans tous les sens du terme. J’ai rappelé précédemment que l’économie du livre était un secteur de la culture qui n’était pratiquement pas aidé en comparaison d’autres industries culturelles. Bien au contraire, notre intention est de permettre au commerce de livres d’accroître sa rentabilité pour que les librairies indépendantes restent attractives et puissent elles aussi se moderniser pour participer pleinement à la transition numérique de l’économie.

Les moyens d’action de ce plan passent tout d’abord par une mobilisation de nos moyens financiers en faveur de la librairie. Deux fonds ont ainsi été créés ou abondés, grâce à l’intervention du Centre national du livre, que j’ai mobilisé.

Un premier fonds de 5 millions d’euros, placé auprès de l’IFCIC, l’Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles – la banque des industries culturelles –, permet d’accompagner les librairies pour ce qui relève de leur trésorerie, particulièrement tendue en raison, notamment, de la prudence excessive des banques en cette période de crise.

Un second dispositif, placé auprès de l’ADELC, l’association des éditeurs français pour la librairie de qualité, viendra renforcer les moyens de cet organisme à hauteur de 4 millions d’euros pour accompagner les reprises et transmissions de librairies. Vous comprendrez qu’il était particulièrement urgent d’agir de la sorte, dans un contexte où les difficultés de réseaux structurants comme Chapitre nécessitent des mesures adaptées pour accompagner les possibilités de reprise. L’État ne se substitue pas à l’investissement privé, mais il est là pour accompagner quand il y a des projets de reprise viables et solides, et pour faciliter ces reprises, qui sont si cruciales pour nombre de nos villes – je rappelle que le réseau Chapitre regroupait cinquante-sept librairies.

Mais nos moyens d’action passent également par une adaptation du cadre de régulation que constitue la loi Lang sur le prix unique du livre.

À cet égard, j’ai proposé et obtenu l’insertion, dans le projet de loi relatif à la consommation porté par Benoît Hamon, et toujours en cours de discussion au Parlement, de la création d’un médiateur du livre, longtemps attendu par les professionnels de la librairie, qui veillera à l’application de la loi pour les relations entre éditeurs, librairies et diffuseurs en ligne. Parallèlement, les fonctionnaires du ministère de la culture seront désormais habilités à constater les infractions à la loi sur le prix unique du livre.

Aujourd’hui, nous sommes donc dans une étape supplémentaire de ce vaste plan d’ensemble en faveur de la librairie, en particulier la librairie indépendante.

Après les aides financières et le renforcement de la régulation, nous allons examiner l’encadrement de la vente de livres à distance. Il s’agit de respecter l’esprit de la loi Lang, en lui permettant de faire face aux nouveaux défis de la vente en ligne, dont le développement a en effet contribué à brouiller sensiblement les contours de la régulation fondamentale qu’est la loi sur le prix unique du livre. Et nous devons donc revenir à l’esprit de cette loi, qui fait l’objet d’un consensus au sein du Parlement.

La vente en ligne apporte un confort considérable à beaucoup de Français, qu’il s’agisse de ceux qui vivent dans les zones rurales ou de ceux dont les rythmes de vie et de travail ne permettent pas d’accéder aisément à la plupart des commerces de livres. Internet permet ainsi de nouveaux modes de consommation qui peuvent être bénéfiques pour tous et pour la pratique de la lecture.

J’ai rappelé que la loi sur le prix unique n’avait aucunement entravé la libre concurrence. Bien au contraire, elle a favorisé une juste concurrence entre les différents libraires. Ainsi, on compte aujourd’hui quelque 3 000 libraires sur notre territoire, contre 2 000 aux États-Unis et 1 000 en Grande-Bretagne.

On constate qu’à l’heure actuelle le seul canal de vente qui progresse est celui de la vente en ligne. Mais tous les acteurs du secteur, et plus particulièrement les libraires, doivent pouvoir trouver leur place au sein de ce mode de diffusion dans des conditions acceptables.

Par conséquent, il ne s’agit pas, dans l’esprit du Gouvernement, de brimer un mode de consommation nouveau, complémentaire des modes de consommation physiques, mais d’offrir aux vrais libraires, à ceux qui font aimer la lecture et les livres, et qui donc défendent l’ensemble de la chaîne du livre, la possibilité de se positionner sur ce secteur de la vente en ligne.

Il s’agit donc de rétablir les conditions d’une concurrence équitable entre les différents acteurs de la vente en ligne de livres, d’une part, et entre les réseaux physiques et le commerce en ligne, d’autre part.

En effet, aujourd’hui, la gratuité des frais de port, qui a été systématiquement associée au rabais de 5 % sur le prix du livre permis par la loi Lang, a constitué le principal moyen pour les nouveaux acteurs de la vente en ligne de prendre position sur le marché du livre, puisque la concurrence par les prix des livres eux-mêmes était impossible dans notre pays.

Cette stratégie, pratiquée dès l’origine par les grandes plateformes américaines, a entraîné une course à l’échalote de la part des librairies physiques nationales qui souhaitaient développer leur activité numérique et qui, donc, se sont retrouvées entraînées dans une course-poursuite aux rabais sur les frais de port.

De fait, nous savons que la gratuité intégrale des frais d’expédition ne permet pas d’équilibrer l’activité des librairies qui la pratiquent. Elle ne constitue donc qu’un argument commercial valable seulement pendant une durée déterminée, c'est-à-dire en vue de conquérir un marché, ou bien doit être compensée par d’autres activités que la vente de livres. C’est pourquoi cette gratuité des frais de port n’est l’apanage que d’un nombre très réduit d’acteurs.

Si les grands marchands numériques peuvent assumer une telle politique, c’est aux revenus tirés des pratiques d’optimisation fiscale qu’ils le doivent et à leur établissement hors de nos frontières. Des firmes comme Amazon acquittent très peu d’impôts en France – ainsi que dans d’autres pays qui nourrissent les mêmes préoccupations que la France à l’égard de cette entreprise –, ce qui leur permet, tout en maintenant leurs comptes en équilibre, de proposer des prix plus bas que les opérateurs nationaux.

Nous sommes donc sur une pente très dangereuse. Comme ces grands acteurs proposent les prix les plus bas dans la plupart des secteurs, ils gagnent rapidement des parts de marché et éliminent une concurrence qui ne parvient pas à s’aligner. Dans le même temps, à mesure que le volume des transactions qui passent sous leur contrôle augmente, les recettes fiscales des États diminuent.

Du reste, ces stratégies ne sont pas particulièrement altruistes envers les consommateurs : il s’agit bien de stratégies de conquête de parts de marché. Je rappelle qu’Amazon, par exemple, n’offre pas le port gratuit sur tous les biens qu’il commercialise, qu’il ne livre pas gratuitement les livres dans tous les pays, et que la concentration du marché à son profit dans certains pays lui permet d’ores et déjà d’augmenter ses tarifs aux consommateurs : ainsi, aux États-Unis, depuis octobre 2013, le minimum d’achat pour bénéficier de la gratuité de livraison est passé de 25 dollars à 35 dollars. Au Royaume-Uni, depuis le 7 janvier 2014, la gratuité vient également d’être limitée aux paniers dont le montant est supérieur à 10 livres. Ces deux pays sont ceux où la position d’Amazon dans le commerce de livres est la plus importante.

C’est pourquoi, dès le mois de juin dernier, je me suis exprimée lors des rencontres nationales de la librairie de Bordeaux en faveur d’une action déterminée pour interdire le cumul des deux avantages que sont le rabais de 5 % et la gratuité des frais de port. C’est aussi pourquoi le Gouvernement a accueilli favorablement l’initiative des députés MM. Christian Kert, Hervé Gaymard et Christian Jacob, lorsqu’ils ont porté à l’Assemblée nationale la proposition de loi dont est issu le texte que nous examinons ce soir.

Ce texte, amendé à l’Assemblée nationale sur l’initiative du Gouvernement, a été adopté, je le rappelle, à l’unanimité des députés. La discussion qui s’engage aujourd’hui est donc placée sous le signe d’une forte cohésion de la représentation nationale, comme c’est souvent le cas pour les sujets liés à la politique du livre, spécificité française dont nous nous réjouissons. Je sais combien Mme la rapporteur Bariza Khiari…

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