Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission, mes chers collègues, le livre, objet culturel par excellence, bénéficie traditionnellement d’une attention toute particulière de la part des pouvoirs publics. Soutenu financièrement et encadré normativement, le marché du livre maintient ses positions, dans un contexte où les industries culturelles souffrent sans exception de la révolution numérique.
En effet, la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, celle du 26 mai 2011 relative au prix du livre numérique, mais aussi le bénéfice d’un taux réduit de TVA sur les livres imprimés et homothétiques, constituent le socle sur lequel s’est développée et modernisée toute la chaîne du livre et grâce auquel a survécu un réseau de librairies indépendantes dense et de qualité.
Signe de l’intérêt non démenti des Français, y compris des plus jeunes, pour la lecture, la fréquentation du salon du livre de Paris comme celle du salon du livre Jeunesse de Montreuil ne cessent de croître.
Ce satisfecit ne doit toutefois pas masquer les difficultés, parfois considérables, auxquelles se heurtent les libraires depuis l’arrivée, sur le marché, des plateformes de vente de livres en ligne.
À titre d’exemple, nul n’ignore la puissance financière et le dynamisme de la stratégie commerciale d’une société comme Amazon, puisqu’il faut la citer ! Implantée au Luxembourg, cette entreprise n’est assujettie qu’à la marge à l’impôt sur les sociétés. En outre, s’agissant des livres numériques, elle bénéficie d’un taux de TVA particulièrement bas.
De fait, si le livre, produit refuge extrêmement valorisé socialement, a longtemps été épargné par la crise, la situation actuelle se révèle inquiétante.
Madame la ministre, vous venez de le rappeler, depuis deux ans, nous avons assisté à la triste chute de maisons bien connues, comme Virgin et Chapitre. Je me réjouis, certes, de la reprise d’un certain nombre de magasins, que vous venez de nous annoncer, mais, dans nos villes, nous n’en assistons pas moins à la fermeture de nombreux petits détaillants.
La vente de livres en commerce physique s’effrite progressivement. Désormais, la vente en ligne représente l’unique segment dynamique de l’économie du livre. Or, confrontés à la concurrence féroce des grands opérateurs, les libraires indépendants ont de plus en plus de mal à s’installer sur ce secteur, alors que la rentabilité de leur commerce s’élève, en moyenne, à 0, 6 %. Autant dire qu’ils sont aujourd’hui exsangues !
Le soutien public aux librairies doit donc franchir une étape supplémentaire, intégrant les conséquences, sur le commerce physique, de la puissance concurrentielle des plateformes de vente en ligne. Cet automne déjà, lors de la première lecture par le Sénat du projet de loi relatif à la consommation, le Gouvernement a introduit un dispositif de contrôle et de règlement amiable des contentieux de la législation applicable au prix du livre, avec la création d’un médiateur et en assermentant des agents du ministère de la culture et de la communication.
Annoncé en juin dernier, le plan d’aide aux librairies indépendantes offrira en outre, dès ce début d’année, de nouvelles modalités de soutien aux librairies en difficulté et favorisera la transmission des fonds de commerce.
De tout temps soucieuse de la promotion du livre et de la lecture, la commission de la culture a salué ces mesures, dont elle suivra la mise en œuvre avec attention.
Afin de compléter ces dispositifs favorables aux librairies, la présente proposition de loi tendant à encadrer les conditions de la vente à distance des livres vise à renforcer l’environnement normatif du marché du livre.
L’article 1er de la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre dispose que tout éditeur ou importateur doit fixer, pour chaque ouvrage, un prix de vente au public, tenu d’être respecté par les détaillants, quels qu’ils soient. Toutefois, le commerçant peut appliquer à ce prix une remise maximum de 5 %, ce taux pouvant être porté à 9 % pour des achats réalisés par les collectivités publiques, entreprises, bibliothèques ou encore établissements d’enseignement.
A contrario, en dehors des commandes d’ouvrages à l’unité non disponibles en magasin, qui doivent demeurer un service gratuit au client, les détaillants peuvent proposer un produit à un prix plus élevé que celui qui est fixé par l’éditeur ou par l’importateur, dès lors que sont facturées, à la demande de l’acheteur, des prestations supplémentaires exceptionnelles dont le coût a fait l’objet d’un accord préalable.
Les rédacteurs de cette loi ne pouvant prévoir l’essor du e-commerce sur le marché du livre, le flou entretenu par le texte sur la facturation des frais de livraison laisse libre cours à la systématisation, par certaines plateformes, du double avantage offert au client, qui bénéficie de la remise légale de 5 % et de la gratuité de la livraison.
Un tel degré de concurrence commerciale ne laisse guère d’espoir aux librairies qui souhaiteraient développer leur activité en ligne. Pis, il concourt à l’érosion du commerce physique de livres, désormais plus coûteux et d’accès moins aisé qu’un site de e-commerce expédiant, rapidement et gratuitement, toute commande au domicile de ses clients.
Soucieux de rétablir, autant que faire se peut, des conditions de concurrence plus équitables entre les divers acteurs du marché du livre, les auteurs de la présente proposition de loi envisageaient initialement de compléter l’article 1er de la loi du 10 août 1981 précitée par un alinéa disposant que la prestation de livraison à domicile ne peut être incluse dans le prix du livre tel que fixé par l’éditeur ou par l’importateur. Le seul avantage autorisé dans le cadre de la vente en ligne demeurait alors le rabais de 5 %.
Le débat en commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale a mis au jour le souci commun à l’ensemble des groupes politiques de soutenir les librairies face à la concurrence des sites de vente en ligne. Pour autant, la rédaction de l’article unique de cette proposition de loi a été jugée insuffisante et le dispositif peu satisfaisant au regard des enjeux.
Au cours de la séance publique du 3 octobre dernier, le dispositif a été intégralement modifié sur l’initiative du Gouvernement, madame la ministre. La rédaction finalement retenue pour l’article unique de la proposition de loi a pour objectif, en complétant l’article 1er de la loi du 10 août 1981, d’interdire le cumul des deux avantages commerciaux que sont le rabais de 5 % et la gratuité des frais de port.
Ainsi, dès lors qu’ils ne seront pas retirés dans un commerce de vente au détail de livres, les ouvrages commandés en ligne ne pourront plus bénéficier de la ristourne légale. Ce dispositif permettra aux libraires qui le peuvent et le souhaitent de proposer des livres moins chers en vente physique.
Par ailleurs, s’agissant du seul e-commerce, la concurrence entre sites ne pourra plus porter que sur les frais de livraison. Cette mesure permettra de prévenir une atrophie des marges par l’application quasi systématique de la ristourne de 5 %.
En revanche, dans cette version du texte, il n’est plus question d’interdire la gratuité des frais de port : il s’agit d’offrir aux plateformes de vente en ligne la possibilité d’appliquer, sur ces frais, dont elles fixent elles-mêmes le tarif, une réduction équivalant à 5 % du prix du livre acquis dans le cadre de la transaction.
Le texte issu de l’amendement gouvernemental a été adopté par nos collègues députés à l’unanimité, fait aussi rare que remarquable et signe du souci partagé de donner aux libraires les moyens de vivre de leur métier, de leur passion pour les livres, et de transmettre cette dernière.
Toutefois, madame la ministre, le dispositif ainsi révisé nous semblait incomplet concernant les frais de port, dont la facturation n’était plus mentionnée. De fait, les opérateurs de la vente de livres en ligne dont l’assise financière le permet pourront ainsi continuer à proposer un service de livraison gratuit, asphyxiant une concurrence qui ne pourrait appliquer de tels avantages.
Certes, vous l’avez rappelé, le principe de la liberté du commerce et l’impossibilité d’instituer un contrôle efficace interdisent toute fixation unilatérale et autoritaire d’un tarif plancher pour les frais de port, ainsi que l’établissement de ces frais à leur coût de revient, pour des raisons que vous avez indiquées.
Cependant, nous estimons que l’interdiction de la gratuité de la livraison aura un effet psychologique sur le consommateur, dont il ne faut pas méconnaître les conséquences positives – si modiques soient-elles – sur le rééquilibrage de l’environnement concurrentiel du marché du livre en ligne.
En conséquence, au cours de sa réunion du 18 décembre dernier, notre commission a complété, à l’unanimité, le texte de la proposition de loi afin d’indiquer que le service de livraison ne peut être offert à titre gratuit, dès lors que la commande n’est pas remise en magasin.
Il n’en demeure pas moins qu’en réalité – il convient d’en avoir conscience – les plateformes les plus puissantes continueront à afficher des frais de livraison inférieurs à ceux que proposera une petite librairie en ligne. En effet, en commandant de grandes quantités d’ouvrages, les sites de e-commerce sont en mesure de négocier avec les logisticiens des prix singulièrement inférieurs à ceux qui sont consentis aux libraires indépendants. Les frais de port ainsi facturés seront donc probablement de l’ordre du symbolique.
Cette évidence étant admise, il n’en demeure pas moins que le dispositif introduit via la proposition de loi ainsi modifiée par notre commission, complété du plan d’aide aux librairies indépendantes et d’un contrôle renforcé du respect de la législation sur le prix du livre – notamment du livre d’occasion, sur lequel j’attire l’attention de la Haute Assemblée – constituent indéniablement des signaux positifs en faveur les librairies.
Ces mesures ne seront réellement efficaces que si les libraires mettent à profit ce répit pour poursuivre leurs efforts de modernisation, notamment quant aux délais d’acheminement, de livraison à domicile et de maîtrise des coûts. Il s’agit, pour ces établissements, de se donner les moyens de satisfaire des consommateurs de plus en plus exigeants.
Enfin, madame la ministre, soyons ensemble réalistes : les efforts de régulation du marché par les pouvoirs publics et de modernisation par les libraires n’auront de véritable utilité que lorsque les conditions d’une concurrence saine et équitable seront établies, c’est-à-dire lorsqu’une entreprise comme Amazon se verra appliquer les mêmes modalités d’imposition fiscale que les autres acteurs de la chaîne du livre.
Sur ce point, vous savez combien les membres de notre commission, quelle que soit leur sensibilité politique, et ceux de la commission des finances, qui travaillent depuis longtemps à la recherche des solutions fiscales idoines, attendent les propositions que vous pourrez formuler à l’occasion de prochains rendez-vous législatifs.
Je le dis souvent, il n’est pas admissible que la vente d’un livre édité en France, distribué en France, acheminé via des infrastructures routières financées par l’État ou les collectivités, acheté en ligne grâce à l’aménagement numérique du territoire financé par les mêmes acteurs publics, ne profite pas, notamment en termes d’impôt sur les sociétés, à l’économie nationale. Les GAFA, comme on les appelle, agissent à mon sens comme des passagers clandestins !