Intervention de Alain Vidalies

Réunion du 23 janvier 2014 à 9h00
Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Alain Vidalies :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, « celui qui sait avouer peut oublier » ; Francis Picabia, le grand artiste surréaliste, aurait ainsi pu formuler, sans l’avoir imaginé, ce qui fut au cœur de la volonté du législateur, il y a presque dix ans déjà, lors de la création de la procédure pénale de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité.

Les travaux essentiels sur la justice pénale contemporaine de Mme Françoise Tulkens, vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme, portant notamment sur les notions de « justice imposée » et de « justice consensuelle », nous invitent à mieux appréhender ce qui fut alors pensé comme un bouleversement de nos pratiques répressives : l’introduction de la participation et du consentement à la punition, le passage d’un ordre pénal exclusivement vertical à une justice pénale aux formes diverses, parfois imposée, parfois débattue, toujours discutée.

La composition pénale comme la CRPC sont représentatives des mutations qui nous intéressent en France, faisant une place centrale au consentement des prévenus selon une logique de contractualisation et favorisant l’émergence de « procédures pénales accélérées » qu’il convient désormais d’évaluer et d’améliorer le cas échéant.

Les années 2000 marquèrent assurément un tournant. C’est donc dans ce cadre, qui mêle les plus hautes considérations politiques – qu’est-ce que juger ? Comment punir ? – et les plus impérieuses nécessités du respect des droits des individus, d’une part, et des impératifs fonctionnels de notre ordre judiciaire, d’autre part, que la proposition de loi de Jacques Mézard et de son groupe, inscrite à votre ordre du jour, nous permet de porter collectivement un regard critique sur ce dispositif pénal.

Cette initiative parlementaire du groupe du RDSE, que je salue, permet également de tracer, pour la première fois, des perspectives équilibrées d’amélioration de ce dispositif si singulier, si original au regard des décennies de tradition juridique néolatine et que nous fûmes parmi les derniers en Europe à introduire dans notre droit répressif.

Comme le souligne le professeur de droit Ioannis Papadopoulos, dans Juger en Amérique et en France, le « plaider coupable » a été longtemps étranger aux cultures de droit continental, car y perdure un rapport sacré à la loi où la confrontation de l’individu à la loi est l’essentiel.

Ce mode de poursuite des délits, qui fut l’objet de quatre lois successives et de quatre décisions du Conseil constitutionnel depuis la loi de mars 2004 – ce n’est pas banal –, suscita alors de légitimes inquiétudes parmi les praticiens, les organisations professionnelles, comme parmi de nombreux parlementaires.

À cet égard, je n’ignore pas que de nombreux travaux du Sénat témoignent de votre intérêt, comme de votre expertise : je pense notamment à un excellent rapport de législation comparée de mai 2003, ainsi qu’aux rapports de M. Zocchetto en 2003 sur le texte qui allait donner naissance à cette procédure nouvelle ou en 2005 sur la proposition de loi de M. Béteille.

Ainsi que vous le relevez dans votre rapport, monsieur Collombat, la CRPC était a priori étrangère aux cultures de droit continental dans lesquelles les magistrats instruisent à charge et à décharge et le parquet doit rapporter la preuve de la culpabilité.

Nombreux furent les parlementaires qui s’interrogèrent quant aux risques de pression du système répressif sur les personnes mises en cause. N’y avait-il pas des risques de voir condamnés à une peine plus lourde que celle qui était proposée par le procureur les justiciables les plus vulnérables ou les moins bien défendus ?

D’autres redoutaient que la CRPC ne donne lieu à une forme de marchandage sordide, l’aveu de culpabilité se monnayant en échange de l’abandon de certains chefs de poursuites.

On sait désormais que le choix du législateur français – et l’apport du Sénat fut alors décisif – a fort heureusement abouti à une solution bien éloignée d’un plaider coupable à l’américaine et plus proche de ce que les civilistes appelleraient un « contrat d’adhésion », si l’on peut parler de contrat…

Il y a accord, certes, mais sans marchandage ni sur la peine requise par le procureur ni sur la peine prononcée par le juge !

D’une façon plus générale, était mis en avant le risque de voir se développer un système de peines tarifées, contraire au principe d’individualisation et que pourraient aisément détourner les puissants et leurs amis du fait d’une mainmise totale du parquet sur cette procédure, lequel parquet est soumis au pouvoir de l’exécutif.

Ce dernier point est important, et il fait bien sûr directement écho à un débat qui s’est tenu dans cet hémicycle voilà quelques mois sur le statut du ministère public.

La CRPC illustre parfaitement le fait que le parquet joue désormais un rôle déterminant dans le fonctionnement quotidien de la justice pénale. Ce rôle, qui n’est pas choquant en soi, doit à notre sens être mieux garanti pour les acteurs du monde judiciaire, comme pour les justiciables.

Il conviendra selon nous, à un moment, de revisiter à nouveau cette question, de façon sereine et dépassionnée, comme majorité et opposition savent le faire sur les grands sujets institutionnels. Je citerai comme exemples les projets de loi récemment adoptés sur la mise en œuvre de l’article 11 de la Constitution.

Mesdames, messieurs les sénateurs, lorsque cette proposition de loi a été inscrite à l’ordre du jour de la Haute Assemblée, Mme la garde des sceaux a demandé aux services de la Chancellerie de procéder à un bilan provisoire de la CRPC : les résultats peuvent être considérés comme rassurants au regard des craintes légitimes qui avaient entouré la naissance du dispositif. Cette analyse a été aussi celle de votre rapporteur, ainsi qu’il vous l’a indiqué, et de la commission des lois.

Comme le disait George Bernard Shaw : « Le progrès est impossible sans changement, et ceux qui ne peuvent pas changer leurs esprits ne peuvent rien changer ».

Permettez donc que, dans mon propos, les mots le cèdent provisoirement aux chiffres pour expliquer notre évolution à ce sujet.

En 2012, le nombre de CRPC orientées, homologuées et inscrites au casier judiciaire national s’établit à quelque 65 000. La CRPC représente ainsi de 12 à 13 % des condamnations inscrites au casier judiciaire national.

La montée en charge de la CRPC a été progressive puisque, en 2005, elle ne représentait que 7 % des condamnations inscrites au casier judiciaire. Le chiffre s’est toutefois stabilisé autour de 12 à 13 % depuis maintenant au moins quatre ans.

Mesdames, messieurs les sénateurs, comme vous le savez, la CRPC ne peut se développer utilement que si le barreau local – l’avocat est en effet obligatoire, ce qui est une garantie essentielle de la procédure –, les juges et le parquet se sont concertés.

C’est là peut-être l’un des apports les plus subtils mais les plus sensibles de cette voie procédurale : un autre rapport à la justice pénale peut s’instaurer par l’échange des gens de justice, dans un rapport qui ne se résume plus à la verticale du pouvoir central, si l’on peut dire.

Il apparaît en effet que la CRPC est utilisée majoritairement dans les contentieux de masse et les affaires simples où les faits sont reconnus dès l’enquête. Comme le souligne votre rapporteur, M. Collombat, la CRPC est choisie parce que les faits sont reconnus, qu’il n’y a donc pas lieu à un débat sur la culpabilité devant le tribunal, et non l’inverse !

Les travaux du ministère de la justice nous permettent de préciser à cet égard que les contentieux concernés se sont diversifiés, même si le contentieux routier reste majoritaire pour près de 58 % des affaires. Pour être clairs, nous parlons donc, pour l’essentiel, d’affaires de conduite sans permis de conduire ou de conduite sous l’empire d’un état alcoolique pour plus de la moitié des dossiers, des dossiers sans victime.

En outre, la CRPC entraîne des condamnations plutôt moins sévères, comparées aux procédures traditionnelles, notamment s’agissant des peines d’emprisonnement ferme.

Son taux d’échec, selon une étude portant sur les années 2005 à 2007, n’est d’ailleurs que de 12 % ; cet échec est dû à 59 % à la non-comparution du prévenu à l’audience de CRPC, à 23 % au refus d’homologation par le président du tribunal et à 18 % au refus de la peine par le prévenu.

Là encore, ces chiffres sont tout à fait intéressants, car ils sont de nature à pouvoir satisfaire les défenseurs des libertés, comme les promoteurs d’une justice plus simple et plus rapide !

Mesdames, messieurs les sénateurs, la greffe de la CRPC a donc, pour l’essentiel, pris : le plaider coupable américain s’est acclimaté à nos territoires. D’ailleurs, les principales organisations professionnelles de magistrats, comme d’avocats, que vous avez consultées, monsieur le rapporteur, en conviennent largement, comme vous l’avez rappelé.

Les transplantations ne se font toutefois jamais sans adaptations ni sans différentiations. L’exemple du jury anglais, introduit en France en 1791, en est une bonne illustration ! On parle d’ailleurs non plus de « plaider coupable », mais bien, grâce à un sigle nouveau, de « CRPC » !

Mesdames, messieurs les sénateurs, M. Mézard, dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi, s’interroge sur l’apport de la CRPC quant au bon fonctionnement des juridictions.

À cet égard, Mme la garde des sceaux rappelle souvent qu’elle récuse une vision réductrice de la justice fondée sur une pure logique économique et managériale. Nous sommes nombreux à partager cette conviction.

M. Mézard a toutefois raison, il n’y a eu aucune étude globale permettant d’évaluer avec précision l’incidence de la CRPC sur le fonctionnement des juridictions. Cela devrait pouvoir être corrigé, monsieur le président.

Toutefois, de façon partielle, on peut, selon la direction des services judiciaires, avancer les chiffres suivants : il semblerait que l’on puisse estimer la durée de traitement d’un dossier de CRPC par le greffe à soixante-dix minutes – contre cent quatre-vingts minutes pour un dossier dit de « juge unique » –, et qu’un équivalent temps plein travaillé, ou ETPT, de magistrat – excusez ce jargon judiciaire ! – traiterait 4 600 dossiers de CRPC contre seulement 800 dossiers de jugement.

De façon largement majoritaire, les cours d’appel évoquent également, « lors des dialogues de gestion », que la CRPC contribue utilement au désengorgement de l’audience correctionnelle.

Pour autant, ce n’est certainement pas au seul nom de cette logique économique que le Gouvernement peut aujourd’hui défendre le maintien de la CRPC dans notre procédure pénale, et encore moins en préconiser son développement sans limites, comme le précédent gouvernement l’avait envisagé, en 2011, lors de l’examen du projet de loi dit « Guinchard » sur la répartition du contentieux ; M. le sénateur Jean-Pierre Michel s’en souvient sûrement.

Nous gardons en mémoire les mots de Mme Mireille Delmas-Marty : « le risque existe que les procédures négociées ne soient guère autre chose, à l’ère de la dérégulation et du néolibéralisme, que l’introduction de l’économie de marché dans l’administration de la justice pénale. »

L’audience pénale devant le tribunal correctionnel doit demeurer le mode de poursuite à privilégier, et elle le reste comme le révèlent les statistiques que j’ai exposées.

Lorsqu’une discussion approfondie et contradictoire s’impose sur la culpabilité, lorsque les faits sont complexes ou graves, lorsque seul le procès est de nature à permettre à la justice de jouer son rôle de pacification sociale, le procès pénal a une fonction symbolique et sociale. C’est la conviction du Gouvernement, c’est l’action conduite par Mme la garde des sceaux.

« Le procès est une domestication de la violence par le rite », selon la formule d’Antoine Garapon. Il permet le récit et une mise à distance entre les parties, une reconnaissance publique de l’infraction et une mesure publique de sa gravité par le prononcé du quantum de la peine.

Il permet, en outre, une reconnaissance publique de la victime en tant que victime, ce qui constitue souvent la condition de sa reconstruction.

Qu’on veuille à cet égard se souvenir du projet, évoqué par l’ancienne majorité, d’étendre la CRPC aux crimes, pour « économiser » l’audience d’assises. Il s’agissait alors de la onzième des douze recommandations du rapport du comité de réflexion sur la justice pénale, dit « comité Léger », avec, chacun s’en souvient, la suppression du juge d’instruction.

La commission des lois, sur proposition de M. Collombat, a supprimé l’article 1er de la proposition de loi qui visait à limiter la CRPC aux délits punis d’une peine d’emprisonnement n’excédant pas trois ans et à exclure le recours à la CRPC lorsque les faits ont été commis en état de récidive légale.

Le Gouvernement approuve le choix de la commission, car une approche fondée sur le quantum de peine encourue ne paraît pas pertinente : la réalité des faits, au-delà de leur qualification pénale qui détermine le peine encourue, doit s’apprécier in concreto, au cas par cas.

De plus, les quanta de peine ont été, comme vous le savez, augmentés par le législateur, selon un processus inflationniste, compte tenu notamment de la multiplication des circonstances aggravantes : un vol dans un distributeur de boissons dans le RER par deux personnes est puni d’une peine de prison de dix ans.

La circonstance de récidive ne constitue pas davantage un critère déterminant : dans le contentieux routier, des faits commis en récidive – une conduite en état alcoolique sans accident, par exemple – peuvent être utilement poursuivis en CRPC.

Il nous semble juste de faire confiance aux magistrats qui orientent les poursuites avec discernement et disposent, avec la CRPC, d’un mode de poursuite intermédiaire entre la composition pénale, qui est très proche dans le mode de fonctionnement, et l’audience.

Dans certaines hypothèses, la CRPC est un mode de poursuite pertinent, car il donne l’occasion d’un dialogue avec le justiciable, dans une relation plus directe et de proximité, ce que ne permet pas l’audience du tribunal correctionnel – ceux qui ont assisté à des audiences de comparution immédiate me comprendront –, et qui favorise une meilleure responsabilisation du condamné parce qu’il adhère à la peine prononcée, peine plus adaptée par définition.

Ainsi, le Gouvernement ne préconise ni la suppression de la CRPC ni la réduction de son champ puisque, dans la pratique, les magistrats ont su la cantonner à des délits relativement mineurs, simples à qualifier et dont les faits désignent les auteurs.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le texte de la commission des lois améliore substantiellement le droit positif, et je félicite le rapporteur pour son travail à cet égard qui entend garantir le plein respect des principes du procès équitable de l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme : juge indépendant, séparation des autorités de poursuite et de jugement, droits de la défense effectifs.

Le texte de la commission apporte des améliorations manifestes.

Premièrement, il clarifie les pouvoirs du « juge homologateur ». Il précise que le juge vérifie la régularité de la procédure.

Le texte prévoit expressément que le juge, pour décider s’il y a lieu à homologation, doit tenir compte de la nature et des circonstances de commission de l’infraction, de la personnalité de son auteur, ainsi que de la situation de la victime. La nouvelle rédaction proposée vient consacrer la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel dans sa décision du 2 mars 2004.

Deuxièmement, le texte de la commission renforce les garanties du justiciable, tant du prévenu que de la victime.

Pour le prévenu, il supprime la possibilité de mettre en œuvre la procédure de CRPC à l’issue d’un déferrement devant le procureur de la République : la CRPC à la suite d’une garde à vue est peu satisfaisante dans la mesure où la personne mise en cause, fragilisée par le placement en garde à vue, n’est pas toujours en mesure de prendre des décisions en parfaite connaissance de cause, et où l’avocat, vu l’urgence, n’a pas nécessairement le temps d’examiner en détail la procédure, notamment au regard de sa régularité.

Le texte impose, lorsque le prévenu se trouve simultanément convoqué pour une CRPC et cité devant le tribunal correctionnel, un délai minimum de dix jours entre les deux audiences, afin de laisser un temps nécessaire à la préparation de la défense.

Il prévoit que la saisine du tribunal ne sera valable que dans le cas où la personne ne répond pas à la convocation, mais non s’il refuse la peine proposée, ce qui évite toute forme de pression sur l’intéressé.

Le Gouvernement souhaite aussi vous présenter un amendement visant à imposer au parquet de déposer au greffe sa proposition de peine dix jours avant la date de comparution, de façon que l’avocat ou l’intéressé ne la découvre pas à l’audience. Il s’agit non seulement de mieux garantir les droits de la défense en permettant une discussion avant l’audience entre l’avocat et son client, mais aussi de favoriser la venue des personnes à l’audience. Pour compléter le travail de la commission, je me permets d’insister dès à présent sur l’intérêt que le Gouvernement porte à cet amendement, sachant que nous n’avons pas encore totalement réussi à convaincre la commission ; mais nous devrions avancer...

S’agissant de la victime, le Gouvernement se félicite que le texte de la commission ait renforcé sa place dans la procédure.

Le texte de la commission introduit ainsi la possibilité pour la victime d’adresser des observations écrites au procureur de la République avant qu’il ne propose une peine. Actuellement, la victime n’intervient qu’au stade de l’audience d’homologation.

Le texte prévoit en outre expressément que le juge peut refuser l’homologation s’il estime que la situation de la victime justifie une audience correctionnelle.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le Gouvernement considère que cette proposition de loi a permis de faire un bilan objectif de la CRPC telle qu’elle est pratiquée dans les juridictions françaises, et de voir que cette procédure, dès lors que son développement demeure limité, a trouvé sa place dans la gradation des modes de poursuites.

C’est un outil procédural supplémentaire permettant d’adapter au mieux la réponse pénale aux faits et à la personnalité de l’auteur. Il ne doit toutefois pas être un indicateur de performance ni devenir un mode normal de traitement.

L’adoption de ce texte par la Haute Assemblée permettrait, nous semble-t-il, d’améliorer cette procédure pour assurer une meilleure garantie des droits des personnes, ce dont on ne peut que se féliciter.

Mesdames, messieurs les sénateurs, le Gouvernement soutiendra donc cette initiative.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion