Notre commission s'est saisie pour avis de la proposition de loi visant à reconquérir l'économie réelle, adoptée en première lecture par l'Assemblée nationale le 1er octobre 2013 et soumise à la procédure accélérée. Initiative parlementaire fortement soutenue par le pouvoir exécutif, elle a vocation à être définitivement adoptée dans les prochaines semaines. Quoique renvoyée pour un examen au fond à la commission des Affaires sociales, ses dispositions sont d'une nature et d'une importance qui justifient que notre commission prenne position sur chacune de ses trois grandes parties.
La première, composée des titres Ier et Ier bis, modifiant le code du travail et le code de commerce, crée l'obligation pour une entreprise de plus de 1 000 salariés de rechercher un repreneur en cas de projet de fermeture d'un établissement. Sans entrer dans le détail, car ces dispositions relèvent plutôt de la commission des Affaires sociales, voici le dispositif : l'entreprise de plus de 1 000 salariés qui envisage la fermeture d'un établissement ayant pour conséquence un projet de licenciement collectif devra réunir et informer le comité d'entreprise (CE), puis entreprendre des démarches pour rechercher un repreneur en facilitant l'accès aux informations ne portant pas atteinte aux intérêts de l'entreprise ou à la poursuite de l'ensemble de son activité. Elle doit examiner les offres reçues et leur apporter une réponse motivée dans des délais de deux à quatre mois, selon l'ampleur du plan de licenciement envisagé. Le comité d'entreprise, informé des offres reçues, pourra émettre un avis, participer lui-même à la recherche d'un repreneur et formuler des propositions. Au terme de cette procédure, soit l'entreprise souhaite donner suite à une offre et elle indique au CE ses raisons, notamment au regard de la capacité à garantir la pérennité de l'activité et de l'emploi de l'établissement, soit aucune offre de reprise n'a été reçue ou retenue et l'employeur indique ses motifs au CE. Ce dernier peut alors engager une procédure judiciaire devant le tribunal de commerce, qui examinera la conformité des démarches de l'entreprise aux obligations du code du travail, le caractère sérieux des offres reçues au regard notamment de la pérennité de l'activité et de l'emploi de l'établissement, et l'existence d'un motif légitime de refus de cession, à savoir la mise en péril de la poursuite de l'ensemble de l'activité de l'entreprise. Le tribunal pourra, en cas de manquement, imposer une pénalité pouvant atteindre vingt fois la valeur mensuelle du Smic par emploi supprimé dans le cadre du licenciement collectif.
Cette procédure va dans le bon sens, car une entreprise n'est pas seulement la chose de ses propriétaires. Permettra-t-elle des reprises qui n'auraient pas eu lieu sans elle ? Pour le savoir, il faudra attendre l'épreuve des faits. Une entreprise qui possède un site de production viable cherche généralement à le vendre sans que la loi l'y oblige ! Sinon, c'est qu'elle n'a pas intérêt à le faire : ainsi dans un marché en surcapacité - c'est le cas de très nombreuses industries en Europe depuis 2008, acier, automobile... - l'intérêt d'une entreprise est de réduire la production excédentaire pour faire remonter les prix. Le gain financier d'une cession serait compensé par la dégradation de sa position concurrentielle.
La procédure judiciaire prévue en cas de rejet d'offre de reprise, calquée sur celle des entreprises en difficultés relevant du livre VI du code de commerce, présente en l'état un risque constitutionnel. Qu'un tribunal se prononce sur les offres de reprise d'une entreprise en difficulté, cela va de soi : si cette entreprise n'honore plus ses obligations vis-à-vis des créanciers et des salariés, elle est logiquement placée sous tutelle judiciaire et elle n'a plus à décider elle-même ce qu'est une offre sérieuse. Mais les règles constitutionnelles de liberté d'entreprise et de liberté de gestion s'appliquent sans limitation à des entreprises en bonne santé. Certes le tribunal de commerce n'obligera pas à céder les sites, ce qui serait manifestement inconstitutionnel, mais il pourra sanctionner financièrement le refus de céder. Quid alors du principe constitutionnel de nécessité des peines, qui implique un manquement clairement défini par la loi et clairement démontrable dans les faits ? Comment le tribunal établira-t-il de manière indiscutable la faute d'une entreprise qui refuse de céder un site à un concurrent, estimant que ce n'est pas dans ses intérêts ou que le prix proposé est insuffisant ? La liberté de commerce et de gestion implique la liberté d'entreprendre ou de cesser d'entreprendre : le Conseil constitutionnel a déjà eu l'occasion de le dire. Elle implique la liberté de céder à qui l'on veut, au prix que l'on veut. Prononcer sur le fondement de ces nouvelles dispositions une sanction financière pourrait être délicat pour les tribunaux...
La deuxième partie du texte met en place des règles qui évitent les logiques actionnariales opportunistes, voire prédatrices, en créant les conditions favorables à la formation de blocs actionnariaux stables, privilégiant les actionnaires qui accompagnent dans la durée le projet économique de l'entreprise. Il contient de nombreuses modifications du droit des offres publiques d'acquisition, sujet très technique et qui relève de la compétence de la commission des finances. Concentrons-nous sur la principale disposition de cette partie du texte : la généralisation de la règle du vote double pour les actionnaires stables.
L'article L. 225-123 du code de commerce prévoit d'ores et déjà - cela a été abordé par Alain Chatillon dernièrement - qu'un droit de vote double puisse être attribué, par les statuts ou en assemblée générale extraordinaire, à toutes les actions justifiant d'une inscription nominative depuis deux ans au moins au nom du même actionnaire. L'article 5 de la proposition de loi inverse ce principe en prévoyant que les droits de vote double sont désormais de droit, sauf clause contraire dans les statuts ou opposition d'une assemblée générale extraordinaire. C'est une mesure demandée de longue date par de grands industriels tels que MM. Jean-Louis Beffa ou Louis Gallois. C'est à mon sens une bonne mesure qui peut permettre de garder sous contrôle national des groupes d'intérêt stratégique.
Un autre avantage considérable - pourtant passé très largement inaperçu - est celui que retirerait l'État d'une telle mesure. Actionnaire stable dans plusieurs grandes entreprises, il bénéficiera systématiquement de votes doubles, gardant ainsi un niveau de contrôle identique sur ces sociétés tout en utilisant beaucoup moins de capital. Si l'État veut prendre une participation, par exemple dans PSA...