Intervention de Jean Arthuis

Réunion du 27 février 2014 à 10h00
Débat sur le bilan des 35 heures à l'hôpital

Photo de Jean ArthuisJean Arthuis :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’hôpital est au cœur de notre système de santé. Son coût annuel, 65 milliards d’euros, est toujours l’objet d’interrogations, notamment à l’occasion des projets de loi de financement de la sécurité sociale. Nous savons bien que les frais de personnel y prennent une place prépondérante. C’est pour cette raison que le groupe UDI-UC a souhaité dresser le bilan des 35 heures à l’hôpital. Plus globalement, il est peut-être temps de faire le point sur les 35 heures dans la fonction publique. La situation est suffisamment grave pour rompre avec les conventions de langage habituelles et sortir des clivages traditionnels qui nous ont cantonnés dans l’absence de décision et de réforme structurelle.

Il est symptomatique que nous débattions aujourd’hui des 35 heures à l’hôpital au moment où le Président de la République entend réduire de 50 milliards d’euros les dépenses publiques. Au surplus, nous devons avoir à l’esprit que les frais de personnel représentent de 65 % à 75 % du budget des hôpitaux et des établissements médicosociaux. Il n’y a là rien de comparable avec les autres secteurs.

C’est dans ce contexte exigeant que nous tentons enfin d’évaluer les bienfaits attendus et supposés de la grande réforme mise en œuvre par le gouvernement de Lionel Jospin dès son arrivée aux affaires : partager le travail, comme on partage un gâteau, pour que chacun trouve un emploi. Sans doute aussi pour tirer profit des gains de productivité. Ce faisant, nous braquons les projecteurs sur le régime de travail des seuls agents de la fonction publique hospitalière, c’est-à-dire 1, 15 million de personnes sur un effectif global de 6 millions de personnes employées directement ou indirectement par des institutions publiques.

S’agissant de l’hôpital, la situation est alarmante – madame la ministre, vous le savez bien – tant les dysfonctionnements sont multiples. Si l’industrie et le numérique ont vocation à libérer les hommes d’une partie du temps qu’ils consacrent à leur travail à proportion des avancées technologiques et de l’amélioration de la compétitivité qui en résulte, il n’en va pas de même dans le secteur de la santé et de l’assistance aux personnes. La présence, la disponibilité, l’attention et la relation humaine n’ont rien de commun avec les mécanismes qui traitent la matière.

Le constat est aujourd’hui aveuglant. Les agents des hôpitaux sont en souffrance, le malaise est profond et affecte avec la même acuité les établissements sanitaires, notamment ceux qui accueillent des personnes âgées dépendantes. La sécurité, dans nombre de services, est en danger. Les plaintes, les doléances se multiplient de la part des résidents et de leurs familles. Faute de temps, les agents espacent le rythme des toilettes corporelles, et le nettoiement des chambres devient sommaire. Le patient voit sa condition largement dégradée. Aurait-on oublié le facteur humain ?

L’heure est venue de prendre la mesure des conséquences de l’utopie qui a inspiré la réduction du temps de travail, véritable pari intellectuel destiné au secteur concurrentiel pour lutter contre le chômage. Il est éclairant de rappeler que certains économistes, ceux de l’Observatoire français des conjonctures économiques, l’OFCE, avaient estimé qu’en réduisant la durée du temps de travail il deviendrait possible de créer 2 millions d’emplois. Leurs travaux avaient inspiré la proposition phare des candidats socialistes lors des élections législatives de juin 1997. C’est donc la loi qui met fin à toute démarche conventionnelle. Pari démagogique, convenons-en, puisque les salaires ne subissent aucune correction à la baisse. C’est « travailler moins pour gagner autant ».

La prévision mirifique a bien vite été revue à la baisse. Je me souviens à cet égard des propos tenus par le directeur de l’OFCE, le 7 janvier 1998, devant la commission d’enquête créée au Sénat, à ma demande, pour mesurer les conséquences prévisibles de la décision de réduire à 35 heures la durée hebdomadaire du travail. Voici ce que déclarait Jean-Paul Fitoussi lors de son audition : « En elle-même l’idée est généreuse. Elle revient à partager de façon beaucoup plus équitable le fardeau du chômage, sans le réduire globalement. On sent percer chez les économistes de l’OFCE qui ont procédé à l’étude une pointe de regret. La loi sur les 35 heures est crédible parce qu’elle est réaliste. Mais précisément pour cela, le partage du travail ne décrit plus l’utopie d’une société devenue si solidaire qu’elle fournit un travail à chacun et à laquelle ils avaient rêvé dans un précédent travail. En devenant loi, l’utopie devient réaliste, mais divise par presque cinq leurs espérances : 400 000 emplois au lieu des 2 millions auxquels ils avaient rêvé lors d’une précédente simulation. » Dans cet exercice, les emplois publics n’étaient pas visés, il s’agissait exclusivement du secteur concurrentiel.

Faisant fi de tous les arguments économiques et sociaux, ignorant les enjeux de compétitivité liés à la mondialisation, réfutant les risques de délocalisation d’activités et d’emplois, niant les signes d’accélération de la désindustrialisation, la majorité de l’époque a voté les 35 heures. Le gouvernement d’alors, tenant les promesses des candidats en campagne – c’était à son honneur –, a promulgué sa loi, faisant naître l’espoir de réduire significativement le chômage. La suite, hélas ! est connue : après une baisse éphémère, le chômage ne cesse de progresser et la France se marginalise. Les données publiées hier soir ne font que confirmer la tendance.

Mais revenons-en à 1998. Dans un premier temps, suivant en cela l’arbitrage du ministre du travail, Mme Martine Aubry, il n’était pas question d’étendre le dispositif aux agents de la sphère publique. Il est vrai que les simulations utopistes de l’OFCE, comme je viens de le rappeler, n’avaient pas pris en compte l’application des 35 heures dans la fonction publique. C’est par un décret d’août 2000 que la réduction du temps de travail a été étendue aux trois fonctions publiques. Les effectifs ont rapidement progressé, passant de 4, 83 millions en 1998 à 5, 36 millions à la fin de 2011.

La fonction publique hospitalière a suivi cette tendance, mais plus rapidement : aux mêmes dates, le nombre d’agents évolue de 930 000 à 1 130 000, soit une augmentation de 21, 5 %. Depuis 2011, la progression se maintient. Dès l’extension des 35 heures, les effectifs avaient bondi et les charges de personnel avaient progressé significativement.

Sur le terrain, les réponses ont été diverses, selon les cultures locales et la nature du dialogue social. Dans le centre hospitalier de Château-Gontier, en Mayenne, que je connais bien pour en présider depuis quelques années le conseil de surveillance, le directeur et les représentants du personnel avaient fait preuve d’un réalisme responsable. Le Gouvernement ayant alloué un supplément de ressources de 5 %, les recrutements ont été régulés à cette hauteur, ce qui a nécessité la mobilisation de toutes les marges de progression pour économiser de 5 % à 6 % du budget. Au même moment, le gel implicite des salaires, discrètement imposé, a permis de tenir à peu près le cap.

S’agissant de l’organisation du travail, il n’a pas été possible de réduire la durée quotidienne du temps de travail dans la proportion de 39 heures à 35 heures. Les 8 heures sont devenues 7 heures 45, afin de permettre la transmission des informations entre les équipes de soignants, pour faire le point sur la situation des malades pris en charge. Ce dispositif a abouti à la multiplication des journées de RTT, créant des perturbations dans les services du fait de la succession des interlocuteurs, au détriment des personnes hospitalisées et des agents eux-mêmes, dont les plannings sont bien souvent totalement bouleversés et peu cohérents.

Au-delà des hôpitaux, dans les maisons de retraite et les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, les EHPAD, dans les établissements sanitaires relevant de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux, l’UNIOPSS, opérateurs de l’État ou des départements, accueillant des personnes handicapées ou âgées, dans les foyers d’hébergement de jeunes pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, les prix de journée ont atteint des niveaux difficilement supportables par les pensionnaires ou leurs familles.

Corrélativement, le recours aux finances publiques s’est considérablement alourdi.

Les gestionnaires de ces établissements tentent de contenir la masse salariale. C’est ainsi que se multiplient les contrats précaires : emplois d’avenir et contrats jeunes, sorte de sous-fonction publique dont souffrent nombre de jeunes. Faute de réforme du statut de la fonction publique ou de certaines conventions collectives – je pense à celle de l’UNIOPSS –, un espace de précarité s’est largement développé dans les établissements du secteur sanitaire.

Face aux impératifs de maîtrise des dépenses, les pressions se font vives pour réduire le nombre des journées de RTT. Il en résulte un climat de tension, d’incompréhension et de stress. Madame la ministre, si tous les droits acquis au titre des RTT – des millions d’heures – étaient comptabilisés dans les dettes des établissements, nombre de ceux-ci seraient déficitaires ou plus déficitaires encore qu’ils ne le sont en apparence. Autrement dit, la réalité des charges est masquée parce que les provisions qui devraient être constituées à la fin des exercices ne sont pas inscrites dans les bilans.

L’utopie des 35 heures n’a en aucune façon répondu à l’objectif de ses concepteurs dans le secteur marchand. La désindustrialisation s’est poursuivie, les délocalisations d’activités et d’emplois se sont accélérées et le chômage de masse explose. Je le répète, les données publiées hier soir confirment malheureusement cette tendance.

Non prévue à l’origine, l’extension à la fonction publique du dispositif des 35 heures a incontestablement créé des emplois : sans doute plus de 650 000 en tenant compte des effectifs des opérateurs de l’État et des opérateurs des départements dans le secteur médicosocial.

Toutefois, elle n’a fait qu’aggraver la dérive budgétaire ; faute, à mes yeux, accablante et comble de l’hypocrisie politique. Pis, les conditions de travail en milieu hospitalier et dans les établissements médico-sociaux se sont dégradées au point de mettre en péril la sécurité et le respect dû aux personnes. Bref, c’est à mes yeux un fiasco !

L’heure est venue pour le Gouvernement de sortir enfin du déni de réalité. Notre devoir impératif, nous l’avons bien compris, est de réduire de 50 milliards d’euros le montant des dépenses publiques. Nous devons également maintenir au meilleur niveau la qualité tant des soins dans les hôpitaux que de l’accueil dans les établissements sanitaires et sociaux.

Dès lors, les 35 heures ne peuvent rester en l’état. C’est une évidence à l’hôpital, mais la question doit être posée plus globalement pour l’ensemble de la fonction publique, à savoir également la fonction publique territoriale et la fonction publique d’État. L’enjeu global, madame la ministre, peut être évalué à une vingtaine de milliards d’euros. Le diagnostic étant posé, je souhaite que nous puissions renoncer au dogmatisme habituel, faire taire l’esprit partisan et avancer courageusement vers les réformes structurelles qui conditionnent le redressement de la France. Sans remise en cause des 35 heures, les 50 milliards d’euros d’économies annoncées par le Président de la République ne sont qu’un mirage.

Avant de conclure, je veux interroger le Gouvernement à propos de son projet de loi sur l’autonomie des personnes âgées, qualifié de « grand chantier du quinquennat », et dont l’examen et le vote sont annoncés pour la fin de l’année 2014. Les attentes sont vives et légitimes. Pour y répondre, de nouveaux moyens vont devoir être mobilisés. Combien de milliards ? Quel plan de financement ?

L’extension des 35 heures dans la fonction publique hospitalière est un échec, madame la ministre. Il convient donc d’y porter remède sans plus attendre. Le retour aux 39 heures ne peut plus être différé. Les modalités doivent faire l’objet de dialogues et de négociations. C’est désormais une affaire de lucidité et de courage, pour les responsables politiques comme pour les partenaires sociaux, qui doivent aussi penser à ceux qui n’ont pas de travail.

L’utopie, c’est l’idée que les 35 heures pouvaient résoudre le problème du chômage, et le mirage, c’est de croire que nous pourrons réduire de 50 milliards d’euros les dépenses publiques sans remettre en cause cette utopie des 35 heures. Eh bien ! l’utopie et le mirage ne peuvent plus longtemps masquer ce qui ne tardera pas à apparaître comme une marque de lâcheté politique.

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