Intervention de Michel Bozon

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 27 février 2014 : 1ère réunion
Prostitution — Audition de M. Michel Bozon sociologue et démographe directeur de recherche à l'institut national d'études démographiques ined et Mme Nathalie Bajos sociologue et démographe directrice de recherche à l'institut national de la santé et de la recherche médicale inserm

Michel Bozon, directeur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED) :

Mon analyse portera sur quatre points : qu'est-ce qui a changé dans la sexualité des jeunes pour que les adultes en soient si préoccupés ? Y a-t-il vraiment de quoi justifier cette inquiétude ? La pornographie doit-elle être considérée comme un grand problème pour la jeunesse ? Y a-t-il par ailleurs des problèmes dont on ne parle pas assez ?

Premier point donc : interrogeons-nous sur ce qui a changé dans la sexualité des jeunes. Dans les années 1950 ou 1960, les fréquentations des adolescents étaient étroitement surveillées. L'on exigeait des filles une certaine retenue. La sexualité était encadrée par l'Église, la morale de la communauté ou encore la famille. Depuis, les jeunes se sont émancipés, et l'expérience se transmet de manière moins hiérarchique, plus horizontale. Alors, la sexualité des adolescents, un problème d'adultes ?

La crainte des adultes de perdre le contrôle sur les comportements des jeunes n'est pas nouvelle. Au tournant des années 1970, on déplorait de nombreuses grossesses non prévues, et près d'un mariage sur quatre correspondait à une grossesse prénuptiale. Au cours de la décennie suivante, l'inquiétude des parents s'est déplacée vers le nombre croissant de couples non mariés, conduisant certains à parler de crise de la famille. Dans les années 1980 et 1990, en raison de la généralisation de la scolarisation dans le secondaire comme de sa mixité, certains comportements ont gagné en précocité - avoir son premier rapport sexuel au lycée, voire au collège, n'était guère pensable auparavant. Dans les années 1990 et 2000, on a assisté à une certaine médicalisation de la sexualité avec le développement de la contraception ; l'éducation sexuelle est devenue plus présente à l'école. Par ailleurs, les technologies de l'information et de la communication sont désormais une composante essentielle de la vie quotidienne des jeunes. Peu d'adultes seraient capables d'envoyer cinquante SMS en une heure de cours !

Médias, cinéma, littérature, éducation scolaire, corps médical, publicité... Les discours sur la sexualité, dont les jeunes sont parmi les premiers destinataires, se sont multipliés ces dernières années. Les mouvements sociaux eux-mêmes - féministes, LGBT, de lutte contre le sida ou d'aide aux handicapés - s'engagent de plus en plus sur ce terrain. Aux jeunes d'en faire la synthèse et d'élaborer leur propre représentation de la sexualité.

Deuxième point : si l'on fait le bilan des comportements des adolescents, y a-t-il vraiment des raisons de s'inquiéter ? Au XXIème siècle, les manifestations amoureuses de nos jeunes sont plus visibles qu'auparavant. Dès 13-14 ans, on cherche à plaire, on se fréquente, on se caresse. Il ne s'agit pas encore de sexualisation des relations, mais d'apprentissage progressif de l'autre. Cette visibilité accrue préoccupe parfois les adultes. Il reste que l'âge moyen du premier rapport sexuel, à dix-sept ou dix-sept ans-et-demi, n'a pas évolué, même si, à cet égard, l'écart entre filles et garçons s'est réduit.

On observe par ailleurs chez les jeunes des comportements assez sages : l'utilisation du préservatif est massive, avant un passage à la contraception hormonale. Le niveau de fécondité adolescente en France est parmi les plus bas de l'Union européenne, et il ne se produit quasiment aucune contamination du VIH parmi eux. L'adolescence est une phase d'apprentissage de la sexualité. L'on n'attend plus des jeunes filles qu'elles arrivent vierges au mariage, ni des garçons qu'ils acquièrent de l'expérience avec des femmes plus âgées, mais de nouveaux préceptes ont été intériorisés : il faut se protéger ; les garçons doivent « assurer » ; les filles doivent être amoureuses. Malgré le souhait de leurs parents et de certains psychologues, les adolescents ne sont plus des enfants.

Troisième point : la pornographie est-elle un problème pour la jeunesse ? Toutes les époques ont dénoncé l'agression de la pornographie et ses effets négatifs sur les jeunes, les femmes ou les classes populaires. Relisez « Madame Bovary » de Flaubert, « L'amant de Lady Chatterley » de D.H. Lawrence, poursuivis pour pornographie, ou encore « Histoire d'O »... La perception de la pornographie change à chaque époque. Ce sont les canaux de diffusion de la pornographie qui sont nouveaux. En outre, les discours sur la sexualité se multipliant, les images explicites de la sexualité ne tiennent pas de rôle prépondérant dans le façonnement des comportements. Les adolescents qui regardent de la pornographie savent que c'est du cinéma et comprennent que c'est de la transgression, ce n'est pas pour autant qu'ils ont des rapports sexuels plus précoces que les autres.

La pornographie constitue en France un abcès de fixation de l'anxiété adulte. Ce n'est pas le cas dans d'autres pays, davantage préoccupés par les grossesses adolescentes, l'alcoolisme, la drogue, le déclin du mariage et de la famille, le sida et les violences sexuelles. L'adolescence est l'âge de la curiosité et de la transgression, sans laquelle il ne saurait y avoir d'apprentissage. S'habiller « sexy » en fait partie. Au demeurant, ce sont des transgressions conformistes, car tout le monde s'y livre. Se focaliser sur la pornographie empêche de traiter les vrais problèmes touchant la sexualité des jeunes.

J'en viens donc à mon quatrième point : y a-t-il des problèmes dont on ne parle pas assez ? Le premier de ceux-ci est l'égalité entre hommes et femmes. Or les idées les plus répandues sur les comportements des deux sexes sont restées très traditionnelles et assez caricaturales : les femmes sont vues comme les gardiennes obligées d'une certaine morale associée au couple, elles s'intéresseraient plus à l'amour et aux enfants, leur sexualité propre est largement ignorée ; les hommes pour leur part se voient attribuer des besoins sexuels impérieux. Ces représentations ont nécessairement un impact sur celles que l'on se forge à l'adolescence, période où l'on se cherche.

Les transgressions conformistes de l'adolescence font partie de l'apprentissage de la sexualité. Il ne faut pas que les paniques morales l'emportent. L'éducation à la sexualité est encore insuffisante. Les filles ont aussi des désirs et des envies, et n'ont pas à être traitées de « putes » ou de « salopes » si elles les expriment. L'adolescence est un moment d'expérimentations inoubliables pour la jeunesse, mais il est indispensable que celles-ci soient respectueuses de l'égalité des sexes.

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