Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la délégation a d'abord auditionné M. Michel Bozon, sociologue et démographe, directeur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED), et Mme Nathalie Bajos, sociologue et démographe, directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM).
Nous poursuivons nos auditions sur le thème de la prostitution en accueillant ce matin M. Michel Bozon, sociologue et démographe, directeur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED), et Mme Nathalie Bajos, sociologue et démographe, directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et membre du conseil scientifique de l'Institut de prévention et d'éducation pour la santé ainsi que de la commission Santé, droits sexuels et reproductifs du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE f/h).
La proposition de loi sur le système prostitutionnel est en cours d'examen par une commission spéciale, présidée par M. Jean-Pierre Godefroy ici présent. Notre délégation a choisi d'aborder le thème de la prostitution sous l'angle de la psychologie du client et de la prévention de la prostitution par l'éducation à la sexualité. « L'enquête sur la sexualité en France », ouvrage que vous avez publié en 2008, nous intéresse tout particulièrement : vous y constatiez une proportion non négligeable d'hommes ayant recours à la prostitution au-delà de 50 ans.
Vos réflexions sur les évolutions récentes du phénomène prostitutionnel, sur ses relations avec l'industrie pornographique, sa banalisation auprès des jeunes et les conséquences de cette évolution sur les relations entre les hommes et les femmes ne nous intéressent pas moins. Soyez libres, enfin, de nous donner votre sentiment sur les dispositions de la proposition de loi en cours d'examen et les conséquences prévisibles, selon vous, de la pénalisation du client.
Mon analyse portera sur quatre points : qu'est-ce qui a changé dans la sexualité des jeunes pour que les adultes en soient si préoccupés ? Y a-t-il vraiment de quoi justifier cette inquiétude ? La pornographie doit-elle être considérée comme un grand problème pour la jeunesse ? Y a-t-il par ailleurs des problèmes dont on ne parle pas assez ?
Premier point donc : interrogeons-nous sur ce qui a changé dans la sexualité des jeunes. Dans les années 1950 ou 1960, les fréquentations des adolescents étaient étroitement surveillées. L'on exigeait des filles une certaine retenue. La sexualité était encadrée par l'Église, la morale de la communauté ou encore la famille. Depuis, les jeunes se sont émancipés, et l'expérience se transmet de manière moins hiérarchique, plus horizontale. Alors, la sexualité des adolescents, un problème d'adultes ?
La crainte des adultes de perdre le contrôle sur les comportements des jeunes n'est pas nouvelle. Au tournant des années 1970, on déplorait de nombreuses grossesses non prévues, et près d'un mariage sur quatre correspondait à une grossesse prénuptiale. Au cours de la décennie suivante, l'inquiétude des parents s'est déplacée vers le nombre croissant de couples non mariés, conduisant certains à parler de crise de la famille. Dans les années 1980 et 1990, en raison de la généralisation de la scolarisation dans le secondaire comme de sa mixité, certains comportements ont gagné en précocité - avoir son premier rapport sexuel au lycée, voire au collège, n'était guère pensable auparavant. Dans les années 1990 et 2000, on a assisté à une certaine médicalisation de la sexualité avec le développement de la contraception ; l'éducation sexuelle est devenue plus présente à l'école. Par ailleurs, les technologies de l'information et de la communication sont désormais une composante essentielle de la vie quotidienne des jeunes. Peu d'adultes seraient capables d'envoyer cinquante SMS en une heure de cours !
Médias, cinéma, littérature, éducation scolaire, corps médical, publicité... Les discours sur la sexualité, dont les jeunes sont parmi les premiers destinataires, se sont multipliés ces dernières années. Les mouvements sociaux eux-mêmes - féministes, LGBT, de lutte contre le sida ou d'aide aux handicapés - s'engagent de plus en plus sur ce terrain. Aux jeunes d'en faire la synthèse et d'élaborer leur propre représentation de la sexualité.
Deuxième point : si l'on fait le bilan des comportements des adolescents, y a-t-il vraiment des raisons de s'inquiéter ? Au XXIème siècle, les manifestations amoureuses de nos jeunes sont plus visibles qu'auparavant. Dès 13-14 ans, on cherche à plaire, on se fréquente, on se caresse. Il ne s'agit pas encore de sexualisation des relations, mais d'apprentissage progressif de l'autre. Cette visibilité accrue préoccupe parfois les adultes. Il reste que l'âge moyen du premier rapport sexuel, à dix-sept ou dix-sept ans-et-demi, n'a pas évolué, même si, à cet égard, l'écart entre filles et garçons s'est réduit.
On observe par ailleurs chez les jeunes des comportements assez sages : l'utilisation du préservatif est massive, avant un passage à la contraception hormonale. Le niveau de fécondité adolescente en France est parmi les plus bas de l'Union européenne, et il ne se produit quasiment aucune contamination du VIH parmi eux. L'adolescence est une phase d'apprentissage de la sexualité. L'on n'attend plus des jeunes filles qu'elles arrivent vierges au mariage, ni des garçons qu'ils acquièrent de l'expérience avec des femmes plus âgées, mais de nouveaux préceptes ont été intériorisés : il faut se protéger ; les garçons doivent « assurer » ; les filles doivent être amoureuses. Malgré le souhait de leurs parents et de certains psychologues, les adolescents ne sont plus des enfants.
Troisième point : la pornographie est-elle un problème pour la jeunesse ? Toutes les époques ont dénoncé l'agression de la pornographie et ses effets négatifs sur les jeunes, les femmes ou les classes populaires. Relisez « Madame Bovary » de Flaubert, « L'amant de Lady Chatterley » de D.H. Lawrence, poursuivis pour pornographie, ou encore « Histoire d'O »... La perception de la pornographie change à chaque époque. Ce sont les canaux de diffusion de la pornographie qui sont nouveaux. En outre, les discours sur la sexualité se multipliant, les images explicites de la sexualité ne tiennent pas de rôle prépondérant dans le façonnement des comportements. Les adolescents qui regardent de la pornographie savent que c'est du cinéma et comprennent que c'est de la transgression, ce n'est pas pour autant qu'ils ont des rapports sexuels plus précoces que les autres.
La pornographie constitue en France un abcès de fixation de l'anxiété adulte. Ce n'est pas le cas dans d'autres pays, davantage préoccupés par les grossesses adolescentes, l'alcoolisme, la drogue, le déclin du mariage et de la famille, le sida et les violences sexuelles. L'adolescence est l'âge de la curiosité et de la transgression, sans laquelle il ne saurait y avoir d'apprentissage. S'habiller « sexy » en fait partie. Au demeurant, ce sont des transgressions conformistes, car tout le monde s'y livre. Se focaliser sur la pornographie empêche de traiter les vrais problèmes touchant la sexualité des jeunes.
J'en viens donc à mon quatrième point : y a-t-il des problèmes dont on ne parle pas assez ? Le premier de ceux-ci est l'égalité entre hommes et femmes. Or les idées les plus répandues sur les comportements des deux sexes sont restées très traditionnelles et assez caricaturales : les femmes sont vues comme les gardiennes obligées d'une certaine morale associée au couple, elles s'intéresseraient plus à l'amour et aux enfants, leur sexualité propre est largement ignorée ; les hommes pour leur part se voient attribuer des besoins sexuels impérieux. Ces représentations ont nécessairement un impact sur celles que l'on se forge à l'adolescence, période où l'on se cherche.
Les transgressions conformistes de l'adolescence font partie de l'apprentissage de la sexualité. Il ne faut pas que les paniques morales l'emportent. L'éducation à la sexualité est encore insuffisante. Les filles ont aussi des désirs et des envies, et n'ont pas à être traitées de « putes » ou de « salopes » si elles les expriment. L'adolescence est un moment d'expérimentations inoubliables pour la jeunesse, mais il est indispensable que celles-ci soient respectueuses de l'égalité des sexes.
Commandée par l'Agence nationale de recherche sur le Sida, notre enquête sur la sexualité des Français de 2008 a été conduite selon une méthodologie scientifique, à partir d'un échantillon aléatoire et représentatif de 6 000 hommes et 6 000 femmes. L'objectif était donc un objectif de santé publique. Cela pourrait expliquer d'éventuelles contradictions avec d'autres études, qualitatives ou fondées sur des bases moins scientifiques.
Depuis les années 1970, les comportements des hommes et des femmes (nombre de partenaires, âge du premier rapport sexuel, types de pratiques) ont sensiblement convergé, bien qu'un écart demeure. Si les pratiques sont de plus en plus égalitaires, les représentations de la sexualité opposent toujours majoritairement une sexualité féminine, fondée sur l'affectivité et la conjugalité, et une sexualité masculine, entendue comme le nécessaire assouvissement de besoins biologiquement plus importants que ceux des femmes. Le recours à la prostitution doit s'analyser dans le contexte de cette supposée différence de besoins sexuels entre hommes et femmes.
Le phénomène prostitutionnel a sensiblement évolué ces dernières décennies. En 1970, lors de l'enquête Simon, la première du genre, un tiers des hommes avaient déclaré avoir eu recours à une prostituée ; ils sont 20 % aujourd'hui, dont 8 % à une seule reprise au cours de leur vie. Un quart des hommes de 20-29 ans y avaient déjà eu recours en 1970, contre 4 % aujourd'hui ; à 30-49 ans, ils étaient 39 % en 1970 ; ils ne sont plus que 9 %. La baisse est donc très nette et s'explique par la quasi disparition du recours à la prostitution comme moyen d'initiation.
Cette évolution traduit un moindre recours à la prostitution comme initiation à la sexualité, à une époque où il est devenu plus facile d'en parler et de faire des rencontres. En 1970, les hommes de 90 ans étaient 21 % à avoir eu leur premier rapport avec une prostituée ; maintenant, à 70 ans, ils ne sont plus que 6 %, et les 40-50 ans ne sont que 2 % à s'être initiés à la sexualité avec une prostituée. En deçà de 40 ans, cette pratique est devenue exceptionnelle. Auparavant, ces comportements étaient principalement le fait d'hommes de milieux sociaux favorisés et à la sexualité précoce. Désormais, les clients ont une sexualité relativement plus tardive ou peinent à trouver un partenaire. La pratique plus contemporaine n'a pratiquement pas évolué : en 1992, 3,2 % des hommes avaient eu recours à la prostitution ; ils sont désormais 3,2 %.
Un profil-type se dégage de notre enquête. Les hommes de 20 à 29 ans sont 6 % à avoir eu recours à la prostitution au cours des cinq dernières années - c'était déjà le cas en 1992. Les célibataires sont également deux fois plus nombreux que la moyenne dans nos statistiques, et 75 % des hommes ayant déjà eu recours à la prostitution n'étaient alors pas en couple. Tous les milieux sociaux sont représentés, mais les artisans et commerçants légèrement plus, et les professions intermédiaires légèrement moins. Enfin, les clients vivent majoritairement dans des grandes agglomérations.
Les hommes ayant recours à la prostitution sont donc généralement jeunes et célibataires ; le niveau d'étude n'est en revanche pas déterminant.
La sexualité des clients est restée caractérisée par une grande diversité depuis 1992, comme pour tous les hommes ayant un grand nombre de partenaires ; ils fréquentent des sites érotiques, pornographiques et consomment du viagra. Ils se déclarent moins satisfaits de leur vie sexuelle que les hommes n'ayant pas recours à la prostitution.
Les clients de prostituées sont plus nombreux à penser que l'on peut avoir une relation sexuelle avec quelqu'un sans l'aimer - idée que les hommes, pris dans leur ensemble, sont plus enclins à partager que les femmes. Pour tout le reste, les représentations sexuelles des clients ne diffèrent pas de celles des autres hommes. Elles s'appuient sur les supposés besoins sexuels naturels masculins, et s'inscrivent dans un contexte social où une vie sexuelle régulière et épanouie constitue une injonction sociale. Une minorité seulement évoque la nécessité de combler un manque affectif. Bref, le client moyen n'a pas une conception atypique de la sexualité. On est loin d'un profil d'hommes qui auraient une représentation inégalitaire de la sexualité et qui seraient attirés par la violence. Les données que nous possédons, par leur cohérence sociologique, éloignent donc des conceptions véhiculées par les médias.
La loi de 2003 instaurant un délit de racolage passif a compliqué l'accès aux personnes prostituées, les a contraintes à la clandestinité et n'a eu aucun effet observable sur le recours à la prostitution. Celle-ci obéit, comme notre enquête le montre, à des déterminants sociaux très profonds et stables dans le temps. Une disposition législative pénalisant les clients rend donc dubitatif car la prostitution s'inscrit dans des déterminants sociaux de fond. De plus, le recours à Internet pour trouver des partenaires sexuels est en forte augmentation : 15 % des clients de prostituées s'en servent, contre 5 % pour les autres hommes. Cette tendance va très probablement se développer avec le temps et rend problématique l'effectivité d'une interdiction par la loi du recours à la prostitution.
En tant qu'experte pour l'Organisation mondiale de la santé (OMS), j'ai participé récemment à la rédaction d'un rapport sur la santé sexuelle et reproductrice dans le monde. À partir de l'analyse de la littérature mondiale, ce rapport formule des recommandations qui convergent avec celles de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS). À leur lumière, il apparaît très clairement que la lutte contre les infections sexuellement transmissibles pâtirait de toute initiative conduisant à reléguer la prostitution dans la clandestinité.
Merci infiniment pour vos interventions qui pourraient quelque peu bousculer nos convictions. Vous doutez de l'efficacité d'une loi interdisant la prostitution. Que faut-il faire, dès lors ? L'école peut-elle jouer un rôle de prévention dans l'éducation des jeunes ?
Ayant nous-mêmes des conceptions caricaturales des comportements sexuels des hommes et des femmes, nous avons été très intéressés par vos propos, et parfois rassurés et apaisés. Il me semble utile que nous prenions connaissance de l'intégralité des études que vous avez mentionnées.
J'ai l'impression, pour ma part, que les prostituées sont de plus en plus nombreuses dans les grandes villes, à Toulouse en tout cas. Est-ce une réalité ou une vue de l'esprit ? Les enjeux de santé sont clairs. Quant à Internet, il faut distinguer les sites de rencontres, destinés à des personnes qui cherchent à faire un bout de chemin ensemble, des sites centrés sur la sexualité. Lesquels, d'après vous, semblent prédominer ?
Merci pour vos propos, très stimulants. Je conçois en effet que les adultes transposent leurs représentations de la sexualité sur les adolescents. Vous assurez que la transmission, de moins en moins verticale, passe davantage par les pairs. Cependant « Le Monde » publiait il y a deux jours les résultats d'une enquête établissant que la famille demeurait pour les jeunes un lieu refuge, une référence, un cadre sécurisant. Est-ce contradictoire avec ce que vous affirmez ou cela veut-il dire que l'on n'y parle pas de sexualité ?
Certaines associations ne font pas le même portrait que vous du client-type des personnes prostituées, qui ressemblerait davantage à « monsieur tout-le-monde », voire qui peut être père de famille. En travaillant avec des associations nantaises, j'ai vu tourner dans les zones fréquentées par des prostituées des voitures munis de sièges enfants à l'arrière...
Vous n'avez pas parlé de violence. Or la prostitution n'est rien d'autre : violence de l'acte sexuel imposé ! Il y a une autre notion que vous n'avez pas abordée : c'est celle de la domination par l'argent.
La liberté sexuelle des hommes a longtemps été plus tolérée que celle des femmes, parce que les hommes ne risquaient pas d'avoir un enfant. L'apparition de la contraception est sommes toutes récente. Vous dites que le recours à la prostitution est plus fréquent chez les hommes de 20 à 29 ans. N'y a-t-il pas une recrudescence du phénomène à un âge plus avancé, en raison d'une sorte d'usure des couples ? Comment obtient-on les statistiques relatives aux sites de rencontres, souvent hébergés à l'étranger et dont les membres utilisent des pseudonymes ?
Vous dites sur la violence des choses qui rejoignent ce que j'ai entendu de la part de personnes prostituées : la violence subie par les prostituées est comparable à celle qu'on observe dans la vie de couple. Confirmez-vous cependant que l'agression est la même ? N'y a-t-il pas de spécificité de la violence subie dans le cadre de la prostitution ? Vos statistiques sont intéressantes aussi en ce qu'elles révèlent que le taux de recours à la prostitution n'a pas évolué depuis 1992. Les clients que vous avez interrogés n'ont-ils pas volontairement exclu du champ de la prostitution certaines pratiques qui n'en relèvent pas à leurs yeux, comme le recours à des sites de rencontres ou à l'« escorting » ? Depuis le vote de la proposition de loi à l'Assemblée nationale, il se dit que le nombre de sites de rencontres de partenaires sexuels aurait fortement augmenté.
Je dirige actuellement une thèse sur les sites de rencontres. On ne peut en effet pas distinguer les gens qui s'y inscrivent pour faire « un bout de chemin » avec quelqu'un, comme vous le disiez très justement, Madame la Sénatrice, de ceux qui cherchent un partenaire sexuel. Certaines personnes s'inscrivent sur ces sites en se déclarant disponibles, mais on ne peut pas savoir si l'on y rencontre quelqu'un pour une relation durale ou brève. Les sites n'ont pas inventé cette nouvelle manière de faire des rencontres, mais ils ont prolongé un phénomène qui mérite d'être observé pour ce qu'il est.
Notre enquête distingue la connexion à un site érotique de la recherche de partenaires sexuels sur des sites de rencontres : le premier cas concerne 30 % des hommes mais 54 % des clients de prostituées ; le second 4,5 % des hommes, mais 15 % de clients. L'enquête n'aborde pas, en revanche, les réseaux de prostitution.
L'utilisation de sites de rencontres est une pratique de masse, qui a des significations différentes selon les âges. Les jeunes disposant de nombreuses opportunités de rencontres n'y viennent pas chercher la même chose que les personnes séparées ou les seniors. Le recours à un site de rencontres est devenu très classique pour ceux qui cherchent à se remettre en couple après une séparation.
Les jeunes ont évidemment des relations d'apprentissage qui passent par les parents ou par le biais des messages de prévention. Ils font toutefois leur propre synthèse des informations qu'ils reçoivent de sources de plus en plus nombreuses. Lorsque la sexualité est abordée au sein de la famille, c'est le plus souvent dans le cadre des relations mère-fille - contraception, visite chez le gynécologue-, plus rarement dans les relations mère-fils, et quasiment jamais entre le père et ses enfants. Une partie des filles récusent l'idée de la transmission verticale : elles souhaitent vivre leur sexualité non pas transgressivement, mais de manière autonome.
L'école a bien sûr un rôle central à jouer dans l'éducation sexuelle. Au sein du Haut conseil à l'égalité, nous procédons en ce moment à une série d'auditions sur ce thème et sur l'égalité entre filles et garçons, en prévision d'un rapport.
Cela nous intéresse vivement : nous travaillons également sur les stéréotypes de genre dans les manuels scolaires.
Nous vous tiendrons au courant. Oui, certains clients de prostituées ont des sièges enfant à l'arrière de leur voiture, mais les résultats de notre enquête montrent que ce sont surtout des jeunes célibataires : 7 % d'entre eux ont fréquenté une prostituée, soit le double de la moyenne globale. Ce chiffre tombe à 3,4 % chez les hommes en couple depuis moins de cinq ans, et à 1,2 % chez les hommes en couple depuis plus longtemps. Cela va, je vous l'accorde, à l'encontre du sens commun. Cela ne veut pas dire que les hommes âgés n'ont pas recours à la prostitution : certains y vont pour demander des choses que leur conjointe ne veut pas leur donner, une fellation, par exemple.
La violence et l'argent sont bien sûr centraux dans la relation de prostitution. Notre enquête ne les nie pas, elle se borne à interroger le schéma-type du client et à déconstruire les stéréotypes. Elle fait ainsi apparaître, contre les idées reçues, un continuum entre clients et non-clients. Il y a des rapports de violence dans la relation de prostitution comme dans le couple. Les clients de personnes prostituées n'ont pas nécessairement de représentation violente de la sexualité. Les femmes déclarant accepter un rapport sexuel sans en avoir envie, juste pour faire plaisir à leur conjoint, sont nombreuses, surtout lorsque leur autonomie dans le couple, pour des raisons financières par exemple, est faible. L'acte de prostitution n'est pas toujours empreint de violence, même si c'est souvent le cas. Reste que la violence est accentuée par la précarité des conditions de vie des personnes qui se prostituent, et pourrait augmenter avec la relégation de la prostitution dans la clandestinité.
Cela ne veut pas dire que la prostitution n'est pas une forme de domination.
Certaines femmes mariées ont des rapports sexuels sans en avoir envie et sans en tirer du plaisir. Cela aussi, c'est une violence. De plus, les prostituées ne disent pas vendre leur corps, mais vendre un service sexuel. Notre enquête se borne à dégager la signification sociale de la prostitution. La violence n'est pas systématique dans la prostitution. J'ai beaucoup de mal à faire passer ce message au sein du Haut conseil, car cela va à l'encontre de nombreux discours et de nombreuses enquêtes fondées sur des échantillons non représentatifs.
Je précise que la question que nous avions posée est celle-ci : « avez-vous payé pour avoir un rapport sexuel ? » ; ceux qui offrent un appartement à leur maîtresse ont sans doute répondu non...
J'ai essayé de faire mener des enquêtes pilotes : elles sont apparues trop peu fiables, faute de réponses en nombre suffisant.
Statistiquement, le phénomène est faible.
Un mémoire de master a été entrepris sur ce sujet : ces recherches n'ont pas été concluantes. À mon sens, ce phénomène a été monté en épingle à partir de films et de livres, mais rien ne l'atteste dans les proportions que l'on dit.
Non. L'Espagne a un système réglementariste assumé. Lorsque la France invoquait les enjeux de sécurité, l'Espagne mettait en avant la nécessité de protéger les prostituées. Nos enquêtes n'abordent pas le phénomène, bien que de nombreux habitants des départements limitrophes se rendent en Espagne pour cela.
La délégation a ensuite auditionné Mme Sylvie Bigot-Maloizel, docteure en sociologie au Centre d'études et de recherches sur les risques et les vulnérabilités (CERReV) de l'Université de Caen-Basse-Normandie, auteure de « La prostitution sur Internet : Entre marchandisation de la sexualité et contractualisation de relations affectives ».
Mme Sylvie Bigot-Maloizel, docteure en sociologie, rattachée au Centre d'études et de recherches sur les risques et les vulnérabilités de l'Université de Caen Basse-Normandie, a soutenu en 2008 une thèse intitulée « L'escorting : approche sociologique d'une forme de prostitution ». Je rappelle à votre intention, Madame, que la proposition de loi sur le système prostitutionnel est en cours d'examen par une commission spéciale, dont M. Jean-Pierre Godefroy, ici présent, est le président. À la délégation, nous avons souhaité, pour notre part, aborder le thème de la prostitution sous l'angle particulier de la psychologie du client. C'est là où nos travaux rejoignent les vôtres, Madame.
J'ai entrepris mes recherches sur le sexe tarifé dans le contexte d'une forte médiatisation liée à l'interdiction du racolage passif par la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003, dite « loi Sarkozy » qui a fait baisser la prostitution de rue. Incitées à être moins visibles, les prostituées ont investi des espaces plus privés dans un contexte de paysage prostitutionnel en pleine transformation. Ce phénomène de migration vers un espace plus virtuel est toutefois antérieur à la loi Sarkozy, puisqu'il avait commencé au début des années 1980 avec le minitel rose.
Commençons par définir l'« escorting » : il s'agit d'une forme particulière de prostitution, caractérisée par des tarifs nettement supérieurs à ceux de la prostitution de rue ou de bars à hôtesses, par un mode de contact spécifique - par Internet puis par téléphone - et par des prestations ne se limitant pas au sexe, mais comprenant l'accompagnement pendant le dîner, la soirée, voire un temps plus long. Il inscrit le rapport sexuel dans une relation plus large : l'« escort » doit être l'amie, voire la partenaire idéale pendant quelques heures.
Ce sont des clients dont je vais parler puisque tel est l'objet de votre investigation. Je propose d'évoquer leurs motifs, les principes guidant la sélection des « escorts » et les trois formes de la relation d'« escorting ».
Je n'ai pas réussi à interroger de clientes, alors même que j'ai rencontré des « escort boys » qui avaient des clientes. Peut-être un enquêteur homme aurait-il eu plus de facilité à passer le barrage des « escort boys ». Les profils que je présente sont masculins, mais je gage que l'on retrouverait peut-être les mêmes chez les clientes. J'ai dégagé cinq profils principaux de mes entretiens avec les clients, à partir de l'articulation de la capacité de ces hommes à tisser des relations avec le sexe opposé, de l'estime de soi et de la conception de la sexualité ; je postule qu'il y a un continuum entre les conceptions de la sexualité comme faisant partie d'une relation qui la dépasse et comme un plaisir strictement égoïste - ces approches ne sont pas figées et peuvent varier selon les partenaires.
J'ai baptisé le premier profil « comédiens ». Ces clients prennent l'« escort » dans le premier sens d'accompagnement, et recherchent des qualités physiques et intellectuelles pour trouver un faire-valoir dans les dîners d'affaires et les soirées mondaines. Si une relation sexuelle advient ensuite, le client aime à penser qu'elle intervient en dehors du cadre de la prestation. Le deuxième profil est celui des « laissés-pour-compte » qui s'estiment exclus du marché matrimonial et amoureux et ont recours à l'« escorting » tout en se sentant rabaissés par cette pratique. Ils ont une faible estime d'eux-mêmes et jugent honteux de payer ce que d'autres obtiennent gratuitement. Troisième profil, les « nostalgiques » : eux ont été profondément marqués par une rencontre et cherchent à retrouver cette relation idéalisée dans une quête vouée à l'échec. Quatrième profil : les « récréatifs relationnels », pour qui la sexualité a une fonction divertissante, c'est un plaisir comme un autre, mais la relation doit être teintée de séduction. L'objectif est d'amener l'« escort » à réaliser ses fantasmes à elle. Ils sont attentifs à l'environnement de la rencontre et espèrent le désir réciproque. Au sein de la catégorie des « récréatifs », on distingue aussi les « récréatifs égoïstes » qui recherchent leur propre plaisir. Ils séparent clairement la sexualité conjugale de la sexualité extra-conjugale et distinguent, comme dit l'un d'eux, « faire l'amour et faire du sexe ». Ces clients préfèrent les relations extra-conjugales tarifées, moins risquées : la prostituée est moins encombrante que la maîtresse. Ils n'y voient rien de dégradant. Ils n'ont pas le sentiment de tromper leur compagne en l'absence de sentiment, recherchent la performance par la multiplication des pratiques et ferment les yeux sur les motivations des « escorts ».
Un cinquième profil se dégage des entretiens avec les « escorts » : le « dominateur » et le « pervers », qui pensent qu'ils peuvent tout se permettre du moment qu'ils payent. Ces tendances n'ont pas été évoquées lors de mes entretiens avec les clients, sans doute peu enclins à parler de ce type de pratiques avec une femme ou cachant leur jeu... Toutes les « escort » que j'ai interrogées ont pourtant rencontré ce profil. Chacune s'est sentie alors réduite à un « morceau de viande », à un « corps à consommer ». Cela a à voir avec la perception que l'« escort » a du client lors de la rencontre : des « laissés-pour-compte » aigris ou des « récréatifs égoïstes » peuvent être perçus comme des dominateurs.
J'en viens maintenant aux critères de sélection des « escorts » mis en oeuvre par les clients sur Internet.
Avec ses forums de discussions, ses petites annonces, ses sites personnels et ses annuaires, Internet offre une vitrine sans équivalent aux personnes souhaitant monnayer leurs charmes. Au-delà du tarif, le client se détermine en fonction de quelques principes. Il refuse d'abord les « escorts » dont les caractéristiques laissent entendre qu'elles seraient prises dans des réseaux : ils n'ont pas envie d'une « escort » « sous contrainte ». Autre cause de méfiance : celles qui rencontrent un grand nombre de clients en très peu de temps. En creux, les clients préfèrent des « escorts » libres, dont le consentement est acquis. Comme il est impossible de le savoir à travers ces contacts virtuels, ils utilisent des indicateurs. Les « escorts » étrangères, comme l'avait mis en évidence l'enquête commune du sociologue Saïd Bouamama et de la journaliste Claudine Legardinier, - « Les clients de la prostitution », publiée en 2006 - et comme le disent les médias, sont ainsi réputées plus souvent victimes des réseaux. Ceux qui y ont recours malgré tout se sentent obligés de se justifier par le fait que les femmes présentées par des agences sont généralement moins onéreuses, plus jeunes, plus jolies et fournissent une palette de services plus large.
D'autres clients, comme les « récréatifs relationnels », cherchent des « escorts » qui trouvent du plaisir à leur activité. Les indicateurs utilisés sont alors le caractère occasionnel, la multiplication des rencontres étant interprétée comme la preuve de l'appât du gain - ce qui méconnaît que les femmes puissent avoir une sexualité hyperactive. Ils cherchent des débutantes en passant par les « chats » et les forums de discussion des sites de rencontres ; c'est là que l'on repère des étudiantes. Au fil des échanges, le client lâche qu'il peut payer, semant chez certaines une idée qui germera peut-être en fonction de leur situation financière ou de leur parcours. Selon la manière dont se passe cette première expérience, elle la renouvellera ou non.
Les clients utilisent encore les évaluations sur les forums ou les tarifs - accepter un tarif bas serait la marque d'une « escort » qui travaille aussi par plaisir - ou les prestations proposées, les « récréatifs égoïstes » recherchant des prestations spécifiques, comme la « fellation nature » c'est-à-dire sans préservatif, et les « récréatifs relationnels » rejetant les « escorts » proposant diverses prestations, car ils sont plutôt à la recherche d'une ambiance. Le critère peut aussi être le lieu : tel client, évitant le domicile de l'« escort », préfèrera l'hôtel, comme le décor naturel d'une relation extra-conjugale ; tel autre se sentira plus en confiance au domicile de l'« escort » que certains clients rejettent pourtant car cela leur donne l'impression de ne pas avoir une relation exclusive.
Derniers critères, les ressources physiques et intellectuelles de l'« escort » telles que l'âge, l'apparence physique, les éléments de la personnalité - comme l'humour - qu'elle laisse transparaître dans sa manière de s'afficher. L'ultime sélection se fait par le contact téléphonique. Selon la manière dont l'« escort » s'expose, elle attire tel ou tel type de client.
Les forums de clients sont des guides du consommateur où ce dernier évalue, soit sous forme de message, soit sous forme de note ou de nombre d'étoiles, le physique ou la qualité des prestations. En réalité, ils ne servent pas tant aux clients à évaluer l'« escort » qu'à se valoriser eux-mêmes en racontant leurs exploits, les récits étant, de l'aveu des « escorts » elles-mêmes, embellis et les performances exagérées. Ils servent aussi à repérer de nouvelles « escorts » dans ce qui peut devenir une véritable course pour être le premier client.
Trois conceptions de la relation d'« escorting » se distinguent selon le cadre de références culturelles et sociales et la biographie sexuelle et sentimentale, chez les clients comme chez les « escorts ».
L'« escorting » comme relation de domination est une idée largement admise, notamment par le courant abolitionniste qui pose la prostituée en victime d'un système prostitutionnel. C'est la conception des « escorts » qui ont commencé leur activité en raison d'un problème d'argent et qui rencontrent le plus souvent les « dominateurs pervers ». Ayant intériorisé que l'argent achète tout, elles considèrent la prostitution comme dégradante et ont du mal à poser des limites aux exigences des clients.
D'autres « escorts » inversent le rapport de domination, s'estimant en situation de force par rapport aux clients qui ont besoin de payer ce que d'autres ont gratuitement. Par exemple, elles aiment à les laisser tomber après le dîner. C'est d'ailleurs un comportement parfois non dénué de risques...
L'« escorting » comme relation de service relève du courant réglementariste. Elle tend à se répandre dans une société de marché tertiarisée, qui multiplie les services à la personne. Dans cette optique, acheter un service sexuel n'est pas dégradant. Certaines « escorts » se voient comme des prestataires de services, elles gèrent une petite entreprise ; ayant pour la plupart suivi des études supérieures, elles travaillent beaucoup la présentation sur Internet afin de cibler une clientèle spécifique. Elles séparent bien la sphère professionnelle et la sphère intime, réservant certaines pratiques à leurs relations non tarifées.
L'« escorting » peut enfin être conçu comme une relation affective et sexuelle à durée limitée, un « CDD de la relation amoureuse ». C'est la conception des clients « récréatifs relationnels », des « nostalgiques » et des « laissés-pour-compte », pour qui l'ambiance compte plus que la prestation sexuelle et qui recherchent une relation amant-maîtresse, le risque en moins. Ils veulent vivre une sexualité désengagée sentimentalement, ce qui est aujourd'hui couramment admis, même pour les femmes. C'est également la conception d'« escorts » qui étaient insatisfaites de leurs relations d'un soir, dont elles sortaient toujours frustrées. Le caractère tarifé de la prestation pose d'emblée les attentes de chacun et désengage la relation sentimentalement en dehors de limites de durée strictes : personne n'attend que l'autre le rappelle.
Le cadre de pensée auquel chacun se réfère conditionne la manière d'aborder et de vivre la relation de prostitution. Dans cette transaction marchande, celui qui achète un service sexuel peut être un dominateur ou un client, voire se considérer et être considéré comme un amant de passage. Il en va de même pour les « escorts » qui peuvent se considérer comme dominées, dominantes, prestataires de services ou amantes de passage.
Y a-t-il des différences de profils de clients entre prostitution traditionnelle et « escorting » ? Il semble que, dans le cadre de la prostitution traditionnelle, le client soit plutôt jeune et célibataire. Faites-vous la même analyse ?
Les clients que j'ai interrogés sont de tous âges : de 25 ans à plus de 60 ans, de catégorie socio-professionnelle moyenne supérieure. Un ouvrier ne peut en effet pas s'offrir les prestations d'une « escort », dont les tarifs commencent à 150 euros et n'ont pas de limites.
Votre thèse est une mine d'informations unique sur les clients, si l'on excepte peut-être les études de Claudine Legardinier et de Saïd Bouamama. Vous avez décrit six types de clients. Comment se répartissent-ils, et selon quelles proportions, entre ces différentes catégories ? Les « escorts » sont issues d'un milieu moyen, voire élevé : quelle est leur motivation ? Se considèrent-elles comme des prostituées ? Et, enfin, pour les clients qui recherchent des débutantes, il y a des codes en usage sur les forums pour entrer en contact. Comment faire quand on ignore ces codes ?
Il est difficile d'évaluer des proportions pour les clients, comme il est difficile de quantifier la prostitution en général. Il n'y avait qu'un seul « comédien » dans mon échantillon, et le discours des « escorts » laisse entendre que ce type est rare. Il s'agissait dans le cas d'espèce d'accompagner des clients ou des clientes homosexuelles pour donner en public l'image du couple hétérosexuel. Les « récréatifs égoïstes » sont sans doute plus nombreux que les « récréatifs relationnels ».
Les « escorts » dans une relation de domination ne font pas de distinction avec la prostitution. Celles qui se conçoivent comme prestataires de service peuvent avoir les deux conceptions : soit elles s'estiment mieux loties que les prostituées de rue dont elles ont une image dévalorisante - du « bas de gamme » - et qui, s'abaissant à des prestations qu'elles refusent, ne peuvent pas sélectionner leurs clients ; soit elles considèrent qu'il s'agit de deux manières d'exercer la même activité. Enfin, celles qui conçoivent leur activité comme une relation de courte durée, ne parlent pas de clients mais « des hommes qu'elles rencontrent », niant ainsi le caractère tarifé de la relation.
Les clients utilisent en effet un véritable jargon sur les sites tels qu'« escortfr.net », mais ceux qui recherchent les débutantes utilisent les sites de rencontres classiques et finissent par proposer de payer.
En ce qui concerne l'« escorting » homosexuel, les « escort boys » que j'ai rencontrés offraient des services aux hommes et aux femmes, mais étaient majoritairement sollicités par les hommes, même les « escort boys » qui affichaient leur hétérosexualité. L'un d'entre eux, en couple hétérosexuel et père de famille, a par exemple commencé son activité pour assouvir un fantasme homosexuel lorsqu'il a été sollicité pour une relation tarifée en boîte de nuit.
Quelles ont été vos méthodes d'investigation ? Comment avez-vous constitué votre panel ? Par ailleurs, quels seraient, d'après vous, les effets de la pénalisation du client ?
J'ai suivi une méthode qualitative, commençant par envoyer de nombreux messages aux « escorts » sur les forums, puis aux clients, certains m'ayant été désignés par les « escorts ». Il ne s'agit donc pas d'un échantillon représentatif, mais au contraire d'interroger des « représentants », puisqu'il faut rechercher une diversification maximale. Par ailleurs, la théorie veut que l'enquête de terrain, en sociologie, s'arrête quand le matériau arrive à saturation, c'est-à-dire lorsqu'on n'apprend plus rien des nouvelles personnes interrogées. Cela a été le cas pour mon enquête au bout des vingt-cinq clients et des vingt-deux « escorts » que j'ai interrogés. Les entretiens se sont déroulés en face à face, par courriel ou par messagerie instantanée, les trois supports étant parfois utilisés. Les échanges par courriel se sont parfois inscrits dans la durée, ce qui crée une relation particulière.
Non, lorsque j'ai eu recours à d'autres formes, c'était pour des raisons d'éloignement géographique.
En effet, j'ai interrogé des « escorts » de Lyon et du Sud-Ouest, des clients de la région Centre...
Elle ne fera pas disparaître la prostitution.
Certains disent même qu'elle fera augmenter la prostitution sur Internet.
Elle prendra d'autres formes, au risque d'une fragilisation des personnes prostituées qui devront se cacher davantage. D'ores et déjà, sur Internet, pour éviter l'accusation de racolage, des sites précisent que toute relation sexuelle sera considérée comme liant des adultes consentants sans échange d'argent, malgré des photos dépourvues d'ambiguïté.
Comme, de toutes manières, les choses sont décidées lors d'un contact téléphonique, on voit mal comment la police pourrait prouver qu'il y a prestation de service rémunérée.
L'échange d'argent sera difficile à établir et il sera difficile de prouver qu'il portait sur une relation sexuelle, et non sur les autres prestations.
Les policiers que nous auditionnons le disent : dans la mesure où le client vient volontairement sur le site, il est difficile de prouver le racolage.
Inversement, les « escorts » s'exposent. En vous inscrivant sur un forum, vous adoptez un pseudonyme ; lorsqu'il vous identifie comme une femme, peut-être comme une « escort », vous êtes contactée par une messagerie privée. Quand je postais mes messages ou que j'allais lire ceux des clients, il m'est arrivé d'être contactée par des clients repérant un nouveau pseudo.
Il semblerait que les sites qui donnent accès aux visages et aux listes de prestations relèvent plutôt des réseaux et que les indépendantes évitent de montrer leur visage. Êtes-vous d'accord avec cette affirmation ?
Je ne serai pas aussi catégorique ; celles qui se considèrent comme des prestataires de service peuvent se présenter sur des sites Internet hébergés sur un serveur spécialisé ou chez un hébergeur classique. La présence de photos n'est pas déterminante. En revanche, les sites qui organisent des « tours » révèlent la présence d'une agence.
Au cours d'une seconde réunion tenue dans l'après-midi, la délégation a tout d'abord entendu Mmes Sophie Avarguez, directrice du département de sociologie de l'Université de Perpignan, et Aude Harlé, maîtresse de conférences en sociologie, co-auteures de l'étude « Du visible à l'invisible : prostitution et effets-frontières. Vécus, usages sociaux et représentations dans l'espace catalan transfrontalier », réalisée à la demande du conseil général des Pyrénées-Orientales et de la région Languedoc-Roussillon
Nous reprenons nos auditions cet après-midi en accueillant Mme Sophie Avarguez, directrice du département de sociologie de l'Université de Perpignan, ainsi que Mme Aude Harlé, maîtresse de conférences en sociologie. Mme Harlé avait reçu le Prix de thèse du Sénat 2009 pour sa thèse intitulée « Le coût et le gout de l'exercice du pouvoir politique - Sociologie clinique des cabinets ministériels ».
Elles sont co-auteures de l'étude « Du visible à l'invisible : prostitution et effets-frontières. Vécus, usages sociaux et représentation dans l'espace catalan transfrontalier » réalisée à la demande du conseil général des Pyrénées-Orientales et de la région Languedoc-Roussillon.
Votre étude a passé au crible l'impact des bordels de la frontière catalane sur la jeunesse de la région. Elle confirme une inquiétante banalisation du phénomène de la prostitution, et révèle que les Français, y compris des jeunes, représentent la quasi-totalité des clients de La Jonquera.
Cette étude rejoint tout à fait les préoccupations de la délégation aux droits des femmes du Sénat, qui a choisi parallèlement à la réflexion entreprise par la commission spéciale chargée de l'examen de la proposition de loi, d'aborder celle-ci sous l'angle particulier de la psychologie du client et de la prévention de la prostitution par l'éducation à la sexualité.
Je suis certaine que vous allez nous aider à comprendre ce que La Jonquera nous enseigne sur l'influence de la prostitution sur les relations entre les hommes et les femmes. Je serais également intéressée par votre point de vue sur l'utilité d'une éducation à la sexualité pour éviter que les normes comportementales dictées par la prostitution deviennent la norme.
L'étude que nous avons menée ne traite pas du phénomène prostitutionnel en soi, mais l'aborde de manière indirecte. En nous intéressant à la périphérie de ce phénomène, nous avons pu faire émerger les représentations et les pratiques qui en découlent. Notre travail porte sur la zone de frontière entre la France et l'Espagne, qui englobe le département des Pyrénées-Orientales et la province de Gérone.
Nous avons construit notre analyse en trois axes. Un premier pan de l'étude porte sur les habitants et les habitantes de La Jonquera. Comment perçoivent-ils leur ville et le phénomène prostitutionnel ? Quelle place ce phénomène occupe-t-il et quelle est son incidence sur leur vie ? Le deuxième pan de l'étude s'intéresse au traitement du phénomène prostitutionnel par les médias, à la circulation des opinions et de l'information dans l'espace social local et à l'influence du traitement médiatique du phénomène sur les jeunes du département. Enfin, le dernier aspect de notre étude, que nous développerons au cours de cette audition, porte sur les jeunes hommes et jeunes femmes des Pyrénées-Orientales, plus particulièrement sur les incidences du phénomène prostitutionnel sur les rapports sociaux de sexe et les représentations de la sexualité.
En termes de méthodologie, l'étude s'appuie sur une enquête de terrain de type qualitative et inductive, mêlant des observations réalisées sur le terrain et des entretiens semi-directifs menés auprès des habitants de la ville, des jeunes des Pyrénées-Orientales et des intervenantes du Planning familial de Perpignan. Les conclusions que nous vous présenterons doivent être contextualisées au vu des spécificités du phénomène prostitutionnel de La Jonquera.
Nous allons aborder cette thématique aujourd'hui sous trois angles : les spécificités du phénomène prostitutionnel du point de vue des jeunes des Pyrénées-Orientales, le développement de la prostitution dans le prolongement d'autres formes de consommation et, enfin, comme je le disais à l'instant, les incidences de la prostitution sur les rapports sociaux de sexe et les représentations de la sexualité des jeunes hommes et femmes du département.
Les discours des jeunes hommes et femmes du département que nous avons rencontrés révèlent une banalisation du phénomène prostitutionnel. Les paroles sur le sujet sont décomplexées. La pratique n'est pas cachée, invisible ou clandestine. Au contraire, les jeunes en parlent, dans la cour de récréation ou encore à la cafétéria de l'entreprise. Nous avons donc pu recueillir un discours fourni et détaillé auprès des personnes interrogées.
La prostitution qui suscite de l'intérêt, des discours et des échanges ne concerne que les clubs, que l'on appelle en Catalogne les « puticlubs ». La prostitution de rue, qui existe également à La Jonquera et dans ses alentours, est décrite par les jeunes en des termes très négatifs. Les clients sont associés à de « pauvres types » et à la misère sexuelle ; les personnes prostituées sont dépréciées à tous les niveaux, décrites comme « moches », « sales » et « victimes de la traite ».
Les jeunes hommes et femmes interviewés sont à même de décrire les lieux, même lorsqu'ils n'y sont jamais allés. Ils connaissent le nom des clubs, les décors, les tarifs, le style des « filles », leur origine ethnique et leur âge. Nous nous sommes donc intéressées aux vecteurs d'information et de communication sur le phénomène prostitutionnel de La Jonquera.
Le premier vecteur, le plus traditionnel, est celui du « bouche à oreille ». Extrêmement diffus, il prend place dans le cercle familial, dans le milieu scolaire ou encore dans le monde de l'entreprise, où le phénomène prostitutionnel peut être présenté à de nouveaux arrivants dans la région comme une spécificité, voire même une fierté locale.
Un deuxième vecteur d'information relève de la communication médiatique, à travers des émissions de télévision et des articles de presse. A l'occasion de l'ouverture du club « Le Paradise », le journal local « L'Indépendant » a, par exemple, publié un article présentant le lieu et les tarifs pratiqués.
Le troisième vecteur concerne les publicités que nous avons qualifiées de « folkloriques ». À titre d'exemple, le petit village de Saint-Laurent-de-Cerdans, dans les Pyrénées-Orientales, a organisé son carnaval annuel sur le thème « Paradise », du nom du club de La Jonquera. De la même manière, un groupe musical populaire, représentant l'identité catalane, a écrit une chanson très connue des jeunes catalans sur l'un des clubs de La Jonquera, « Le Dallas ».
Enfin, le dernier vecteur de communication est celui des publicités mises en oeuvre par les clubs. Il témoigne du caractère industriel du phénomène et d'un marketing poussé, transfrontalier et ciblé vers les jeunes. Ainsi, des voitures-balais de type limousines à l'effigie des clubs circulent dans les rues de Perpignan et des « flyers » sont distribués à l'entrée et à la sortie des matchs de l'Union Sportive Arlequins Perpignan-Roussillon (USAP), l'équipe de rugby locale. Les radios jeunes diffusent les publicités des établissements, de même que « Bizz », le magazine d'information sur les sorties à Perpignan. La publicité pour ces clubs est transfrontalière.
Pour les jeunes du département, le passage de la frontière est associé à trois activités : faire ses courses, faire la fête et fréquenter les clubs de prostitution. Cette dernière activité s'inscrit dans le prolongement d'un certain modèle de consommation.
Les activités commerciales déployées en périphérie du centre-ville de La Jonquera ont pour spécificité d'être destinées aux gens de passage, touristes et voisins frontaliers du Languedoc-Roussillon, et du reste de la France dans une moindre mesure. La consommation y est avant tout familiale et porte sur des biens de consommation courants. Les jeunes interrogés décrivent quant à eux la zone frontalière comme une zone de consumérisme rapide, facile et pas cher. Leurs achats portent essentiellement sur les cigarettes, l'essence et l'alcool. Il s'agit toujours d'achats en volume, qui s'inscrivent dans une offre marchande diversifiée. À titre indicatif, cette ville de 3 000 habitants compte environ 400 commerces, 46 restaurants, 16 stations-service et 16 supermarchés. L'ouverture, en mai 2013, d'un centre commercial de 12 000 mètres carrés, illustre la démesure des structures commerciales de cette ville.
Les jeunes comparent l'usage de cette zone à celui du « duty free » d'un aéroport. Ils la perçoivent comme un « entre-deux », qui n'est « ni la France, ni l'Espagne » et où prime l'échange commercial.
Nous avons pu mettre en évidence une figure idéale typique du jeune consommateur frontalier. Sa consommation est ritualisée, codifiée et porte sur des produits ciblés perçus à bas prix. Elle s'inscrit par ailleurs dans une temporalité limitée. Aussi le phénomène prostitutionnel ne peut-il s'apparenter à du tourisme sexuel, dans la mesure où les personnes ne restent pas sur place.
La prostitution de La Jonquera s'inscrit dans les flux frontaliers ainsi décrits. Deux types d'activités prostitutionnelles y cohabitent : la prostitution de rue et la prostitution en club. Le phénomène prostitutionnel concerne majoritairement des femmes migrantes, roumaines, bulgares ou nigérianes, d'une tranche d'âge de 18 à 30 ans. La zone compte quatre clubs, dont deux sont situés en périphérie de la commune. Les Français frontaliers en sont les principaux clients.
Comme cela a été dit plus tôt, les jeunes interrogés n'évoquent que la prostitution en club. Ils ne parlent d'ailleurs pas de « prostitution », mais disent « aller voir les filles ». La prostitution est totalement euphémisée dans leurs propos.
Les entretiens nous enseignent que même si la frontière est aisément franchissable grâce à la suppression des barrières douanières, il demeure une frontière mentale et subjective, autour de laquelle s'organise la prostitution. Le champ lexical relevé dans le discours des jeunes est particulièrement révélateur de cet « effet frontière », comme un désinhibiteur favorisant le passage à l'acte. Presque tous mettent l'accent sur le « dépaysement » et le « changement », qui s'appliquent aux lieux, aux personnes et à eux-mêmes. En témoignent des expressions récurrentes telles que « Ici, c'est pas pareil » ou « Chez moi, je ne l'aurais pas fait ». Pour expliquer cela, les jeunes invoquent le cadre légal qui encadrerait l'activité prostitutionnelle dans les clubs ainsi qu'une absence de jugement moral, dans la mesure où, là-bas, l'activité prostitutionnelle est visible, permise et officielle. La proximité géographique facilite du reste l'accès aux clubs, mais les jeunes situent ces clubs dans un « ailleurs ».
La consommation est bien la finalité du franchissement de la frontière espagnole. Le langage des jeunes renvoie souvent à cette notion d'objet de consommation. En matière de prostitution, ils parlent de « belle occase », d'une « affaire à ne pas laisser passer », de « bon produit », de « belle caisse » ou encore de « bon rapport qualité-prix ». Parmi les expressions les plus utilisées, figurent « consommer une fille » ou « Tu payes et tu l'as ». Le vocabulaire, le même que pour l'achat de produits, évoque les caractéristiques du discount, de l'abondance et de la fugacité : « Il y a du choix », « C'est pas cher comparé à la France », « C'est vite fait, un aller-retour et hop ! ». Cette consommation est présentée comme étant à la portée de tous. Les jeunes sélectionnent le « produit » : ils insistent sur les différences physiques et ethniques des filles. La possibilité de choix du client devant un nombre important de jeunes femmes génère un sentiment de toute-puissance, l'impression qu'ils peuvent toutes les posséder. Ce pouvoir prend racine dans l'affirmation de soi et que le client est roi.
Les jeunes évoquent la qualité des différents établissements et comparent la « marchandise » proposée. Ils soulignent systématiquement les avantages supposés des clubs par rapport à la rue : de bonnes conditions d'hygiène, des filles présentées comme étant belles et en bonne santé. Les clubs renvoient l'idée d'une « marchandise » abondante, belle et saine. Les filles sont présentées comme des produits et les services sexuels sont considérés uniquement à l'aune de la transaction commerciale.
Nous nous sommes intéressées aux incidences de ce phénomène banalisé, inscrit dans le paysage local et culturel, sur les représentations de la sexualité et sur les rapports hommes-femmes, dans le contexte spécifique des jeunes du département et de la valorisation de la prostitution en club.
Une première information intéressante provient de nos entretiens avec les animatrices du Planning familial. Dans le cadre des animations qu'elles réalisent auprès des jeunes dans les collèges, lycées et centres de formation, parallèlement aux thèmes évoqués dans tous les plannings familiaux - contraception, « première fois », infections sexuellement transmissibles-, les jeunes des Pyrénées-Orientales abordent systématiquement le sujet de la prostitution. Dans leurs représentations, la sexualité y est fortement associée.
S'agissant des jeunes, nous avons choisi de ne pas cibler spécifiquement nos entretiens sur les clients potentiels des clubs. Nous avons ainsi rencontré des jeunes de différents milieux sociaux et zones géographiques du département, hommes et femmes. Nous constatons que les discours et échanges verbaux par lesquels se diffusent les pratiques prostitutionnelles participent à l'intériorisation de certaines normes, y compris pour les personnes qui ne fréquentent pas les clubs.
La première norme diffusée porte sur la socialisation à une certaine « virilité », qui met en évidence la domination des femmes ainsi que la mise en avant du caractère hétérosexuel de la sexualité des hommes. La fréquentation des clubs revêt un caractère collectif et festif très important. Les jeunes hommes s'y rendent en groupe, s'affichent et évoquent leur expérience à leur retour. Deux jeunes nous ont même indiqué n'avoir jamais fréquenté un club mais faire semblant d'y avoir déjà été, car cela « fait bien ». Très souvent, la fréquentation du club s'inscrit dans une « initiation à la virilité ». Elle peut être opérée par une personne ayant un rôle éducatif - l'animateur sportif, l'entraîneur, même le grand-père pour l'un des jeunes interviewés- ou encore par un habitant de la région envers un nouvel arrivant. La dimension initiatique est importante : par ce biais, on se transmet quelque chose dans la « communauté des hommes » et on assiste au retour de pratiques désuètes telles qu'une séance d'initiation offerte à un jeune atteignant sa majorité.
Dans cette initiation, l'hétéronormativité est extrêmement marquée. Les jeunes insistent sur le fait qu'ils ne se rendent au club qu'entre hommes et que ne s'y prostituent que des filles. En cela, ils maintiennent une séparation forte entre le groupe des hommes et le groupe des femmes et véhiculent une certaine idée de la sexualité. Celui qui ne se rend pas au club avec le groupe est « soupçonné » d'homosexualité. Nous pouvons nous interroger sur le caractère profondément intrusif de l'initiation : cette dimension n'est pas mise en avant par les jeunes. L'exemple du jeune à qui l'on « offre une fille » pour le dépuceler, pratique qui semble désuète, voire dépassée, dans les autres départements français, illustre bien l'intrusion dans sa vie de l'organisation, voire le contrôle de sa sexualité par le groupe de pairs.
Au-delà de cet aspect initiatique, les jeunes hommes envisagent les clubs comme l'un des derniers bastions qui leur sont réservés. Alors que les femmes commencent à investir par exemple le monde du rugby et de l'armée, traditionnellement très masculins, les clubs restent à leurs yeux un privilège réservé aux hommes. Les jeunes hommes idéalisent un monde dans lequel les hommes resteraient entre eux. Dans leur discours, cette idéalisation de la classe des hommes est telle qu'elle transcende les autres classes sociales. Dans ces clubs, « Il y a tout », nous disent les jeunes, « le chômeur, l'homme politique, le sportif connu... ». Ce qui les rassemble, c'est le fait d'appartenir à une « classe supérieure », celle des hommes. Pour eux, il s'agit d'un vrai privilège.
Dans le discours sur la sexualité, tenu tant par les jeunes hommes que par les jeunes femmes, les clubs légitiment et valorisent l'idée d'une sexualité pulsionnelle, irrépressible et incontrôlable des hommes. « Heureusement que les clubs sont là ! », indiquent-ils. Ils offriraient un espace aux prédateurs et aux chasseurs, leur permettant d'assouvir ce qui est présenté comme des « pulsions ». Des arguments similaires sont tenus par les habitants de La Jonquera : les clubs protégeraient les autres femmes de ces prédateurs. Pour les jeunes, les clubs attestent ce que Françoise Héritier appelle la « licéité de la pulsion masculine », irrépressible et qu'une loi ne pourrait encadrer.
Aux yeux des jeunes, les clubs légitiment ainsi l'idée d'une différence de nature, donc immuable, entre hommes et femmes, que nulle mesure sociale ou politique ne pourra changer. Il est intéressant de constater que cette conception des rapports entre hommes et femmes n'a pas d'influence sur leur perception des autres domaines des relations hommes-femmes. Ainsi, ils trouvent anormal qu'une femme gagne moins qu'un homme à travail équivalent ou qu'elle prenne en charge toutes les tâches domestiques. La sexualité, en revanche, reste un aspect des relations hommes-femmes où les différences doivent s'exprimer. Dans ce discours, la construction sociale et culturelle de la sexualité n'est jamais évoquée : elle est même niée.
Le discours des jeunes femmes est rarement pris en compte. Or, dans le cadre spécifique des Pyrénées-Orientales, elles ne peuvent pas échapper aux discours des hommes sur le sujet. Yoshée De Fisser, co-auteure de l'étude et auteure d'un mémoire sur le sujet, a décrit la souffrance de « l'être femme » et le malaise qui découle de la fascination des jeunes hommes envers les clubs de prostitution frontaliers.
Le premier aspect de cette souffrance concerne la peur de la transmission de maladies. Des jeunes femmes évoquent leur crainte que leur ex petit ami, leur compagnon actuel ou leur futur mari fréquente les clubs et leur impuissance face à cela. De ce discours ressort l'idée, sans qu'il leur soit parfois possible de la détailler davantage, que « ça fait mal » de savoir que leur compagnon a déjà été au club et qu'il peut y aller encore, aujourd'hui ou à l'avenir. Elles en sont blessées.
Le phénomène prostitutionnel a par ailleurs des incidences dans la vie intime des couples. Pour certaines des femmes rencontrées, il peut être source de pression, voire de chantage : « Si tu ne me fais pas ce que je demande, je vais au club ». Une jeune femme interviewée a quant à elle décidé de prendre les devants : « Je fais tout ce qu'il faut pour qu'il n'y aille pas », nous indique-t-elle. L'idée que les personnes prostituées ont une connaissance, un savoir, conduit à rechercher une équivalence dans les « performances ».
Nous pouvons également retenir de leur discours la volonté, pour se rassurer, de se distinguer davantage des personnes prostituées : « Il va au club, cela me blesse, mais moi, je suis une fille bien » ou encore « Moi, je ne pourrais pas ! ». Nous observons que ces jeunes femmes s'identifient presque systématiquement aux personnes prostituées, que ce soit pour s'y comparer, en tant que femmes, ou pour s'en distinguer. Les jeunes hommes, quant à eux, ne se mettent jamais dans la peau des femmes qui se prostituent dans les clubs.
Enfin, lorsqu'elles parlent de sexualité, les jeunes femmes n'évoquent jamais leur propre plaisir ou désir. À travers les discours sur la prostitution, seul le plaisir des hommes est diffusé et valorisé.
Pour conclure, j'indiquerai que les « puticlubs » sont désormais une composante de la zone frontalière ; elle est intégrée dans l'environnement social. Ces clubs revalorisent les bordels traditionnels, qui deviennent des lieux branchés et festifs pour la jeunesse des Pyrénées-Orientales, mais également du Grand Sud de la France. Les observations menées sur le terrain, les discours des jeunes interviewés ainsi que les publicités pour ces établissements dessinent un imaginaire attractif et glamour. Les clubs s'inspirent d'un univers inspiré de Las Vegas, fait de palmiers artificiels et d'enseignes lumineuses roses et dorées. Les choix de noms des clubs vont dans ce sens - « Dallas », « Paradise », « Moonlight » -, de même que les activités qui s'y déploient - « show girls », « erotic show », « sweet fantasy topless » -. On y retrouve des références à l'univers de la pornographie américaine.
Les jeunes des Pyrénées-Orientales développent un imaginaire en matière d'esthétique, de normes, de comportements, de rôles des hommes et des femmes. Cet imaginaire a d'abord été dessiné dans le milieu de l'industrie de la pornographie.
Si les jeunes sont lucides quant aux différences entre la sexualité dans la vie réelle et la pornographie ou l'univers du « porno chic », les « puticlubs » catalans parviennent à leur proposer un lieu concret où pourra s'exprimer cet imaginaire. Lors des entretiens, les jeunes soulignent que les personnes qui se prostituent dans les clubs sont « comme dans les films, dans les émissions de téléréalité ou dans Playboy », mais « pas comme dans la vraie vie ». Ce discours a évidemment des incidences pour les jeunes femmes qui peuvent souffrir de la comparaison avec cette esthétique corporelle.
Les clubs illustrent le concept « d'hétérotopie » développé par Michel Foucault, puis repris et précisé par le sociologue canadien Charles Perraton, à travers le concept « d'hétérotopie disneyenne ». L'hétérotopie désigne le passage d'un monde utopique, immatériel, à un monde réel, dans lequel l'utopie peut se concrétiser. De la même manière que le parc d'attraction concrétise, pour les enfants, l'utopie des films d'animation, les clubs représentent pour ces jeunes le lieu de concrétisation de leur utopie pornographique, viriliste et consumériste.
Les tarifs sont variables, mais les jeunes évoquent généralement un coût de 50 euros pour la « passe classique ». Le prix peut monter en fonction d'options diverses. Le tarif d'entrée varie entre 10 et 13 euros environ, avec une consommation offerte, comme dans une boîte de nuit.
Vous avez beaucoup évoqué les jeunes. Le phénomène perdure-t-il chez les adultes ?
Les clubs sont également fréquentés par des hommes plus âgés, parmi lesquels les initiateurs que nous avons évoqués. Mais les jeunes restent la cible privilégiée.
Je suis frappé par le caractère discriminant de ce phénomène. Vous l'avez dit, la fréquentation des clubs revêt un aspect initiatique, festif. A l'image de ce que nous avons pu observer dans le passé avec le service militaire, celui qui refuse de suivre le groupe parce qu'il n'en éprouve ni l'envie ni le besoin est marginalisé.
La présence de cette zone de prostitution à La Jonquera a-t-elle des incidences sur la prostitution dans le département des Pyrénées-Orientales ? Reste-t-il en particulier des lieux de prostitution à Perpignan ?
La maire de La Jonquera a mené une politique pour lutter contre le racolage de rue, qui, me semble-t-il, n'a pas eu les résultats escomptés. Disposez-vous d'éléments à ce sujet ?
La municipalité rencontre en effet des difficultés pour contrer ce phénomène. L'une des mesures mises en oeuvre par Sònia Martínez Juli, la maire de la commune, a consisté à afficher le nom des personnes prises en flagrant délit ainsi que l'amende associée. Les effets de cette mesure ont été très ponctuels.
Quel serait selon vous l'effet de la pénalisation du client dans la société française ?
Dans le cas des Pyrénées-Orientales, il conviendrait avant tout de réfléchir à une forme de responsabilisation ou de sanction vis-à-vis des adultes qui initient les jeunes, notamment les personnes mineures, à ces clubs, ainsi que des publicitaires et des médias qui communiquent sur les clubs.
La pénalisation du client ne serait pas efficace dans ce cas précis, car elle ne s'appliquerait pas aux clients des clubs frontaliers. En revanche, il existe un arsenal juridique en France, en matière de racolage et d'incitation à la débauche, qui pourrait être mobilisé pour lutter contre la publicité pour ces clubs.
La stratégie marketing des clubs est réfléchie et organisée. Les publicités diffusées dans les médias français parlent de « show girls », de « topless party », mais jamais de « puticlubs », de bordels ou de maisons closes comme c'est le cas en Catalogne.
Nous constatons également qu'une chaîne de sex-shops dans le sud de la France, ouverte récemment, utilise le nom « Paradise », profitant ainsi de la communication importante dont le club bénéficie, et contribuent à alimenter cette publicité.
En termes de prévention, il conviendrait de réfléchir à une manière de déconstruire l'image « glamour » de ces lieux.
Lorsque les jeunes évoquent les origines ethniques des femmes qui se prostituent, ils se limitent à des considérations physiques, mais il est dommage de constater qu'ils n'ont aucune réflexion sur la vie de ces femmes ou sur les raisons qui expliquent par exemple que tant de femmes roumaines y travaillent.
Je suis frappée par les incidences de ce phénomène sur le comportement, et notamment l'habillement, des jeunes femmes des Pyrénées-Orientales ainsi que sur leurs relations avec les hommes. Un travail important est à mener en matière d'éducation à l'égalité, ceci dès le plus jeune âge.
Dans le cadre de votre étude, avez-vous rencontré des femmes qui se prostituent dans les clubs ?
Nous n'avons pas mené d'entretien avec les femmes prostituées, car, d'une part, l'objet de nos travaux n'était pas d'étudier la condition de prostituée et, d'autre part, il aurait été difficile d'accéder à ces femmes. Les rares échanges que nous avons eus avec ces femmes étaient très convenus. Une telle démarche aurait par ailleurs posé de nombreuses questions d'ordre déontologique.
Quelques mois après notre étude, il a été révélé que 215 femmes, dont des mineures, étaient séquestrées au « Dallas », l'un des clubs de La Jonquera. Face à de telles situations, en tant que chercheure, comment être certaine de ne pas mettre les femmes en danger et comment mener un entretien digne de ce nom, d'égale à égale ?
Je me souviens par exemple que l'une des rares prostituées que nous avons rencontrées quelques mois avant la descente de police révélant la séquestration de femmes issues de la traite, nous indiquait « Ici, c'est la liberté ».
Disposez-vous d'informations sur la coopération entre les polices française et espagnole ? Si les jeunes Français fréquentent des prostituées mineures, les dispositions légales en vigueur en France doivent pouvoir s'appliquer.
Je n'ai pas d'information sur ce point. Je sais que le club « Le Dallas » a ré-rouvert quinze jours après la descente de police. Le journal local « L'Indépendant » titrait alors « Les prostituées ont repris le travail ».
Je terminerai en indiquant que notre étude a intéressé une jeune artiste qui, avec le soutien du Conseil général, développe un projet dans une classe d'un lycée du département, pour mettre en place des outils pédagogiques et artistiques sur la prostitution. Le proviseur du lycée a proposé que l'année prochaine, tous les projets de classe du lycée soient consacrés à cette thématique.
Puis la délégation a entendu Mme Anita Tostivint, conseillère technique au Centre national d'information sur les droits des femmes et des familles (CNIDFF).
Nous accueillons maintenant Mme Anita Tostivint, psychologue, conseillère technique au Centre national d'information sur les droits des femmes et des familles (CNIDFF). Le CNIDFF est une fédération d'associations qui oeuvrent en faveur de l'égalité entre hommes et femmes et qui ont une action particulière en matière de violences faites aux femmes.
Je précise à l'attention de Mme Anita Tostivint que la proposition de loi sur le système prostitutionnel est en cours d'examen par une commission spéciale. La délégation aux droits des femmes a choisi pour sa part d'aborder le thème de la prostitution sous l'angle particulier de la psychologie du client ; notre objectif est aussi de nous interroger sur la banalisation de la prostitution, notamment par le biais de la pornographie, et sur les conséquences, à terme, de cette évolution sur les relations entre hommes et femmes.
Nous serions intéressés par le point de vue du Centre national d'information sur les droits des femmes et des familles sur ces sujets. Nous vous écoutons avec intérêt.
Je vous remercie d'avoir invité le Centre national d'information sur les droits des femmes et des familles (CNIDFF) à cette audition. Ma présentation se déroulera en trois points : la présentation du CNIDFF et de son réseau, notre approche des violences sexistes et, enfin, les actions que le réseau mène en matière de lutte contre les violences, de prévention et d'égalité entre les sexes.
Le CNIDFF assure la coordination et la représentation d'un réseau de 114 centres locaux, qui sont des associations de loi 1901. Il existe un Centre d'information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) par département, notre réseau couvrant ainsi tout le territoire national, y compris les départements et territoires d'outre-mer. Le réseau des CIDFF a été créé en 1972 à l'initiative des pouvoirs publics. Il est agréé par l'État pour exercer sa mission d'intérêt général, celle-ci consistant à informer les femmes et les familles sur leurs droits, à promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes et à favoriser l'autonomie sociale, professionnelle et personnelle des femmes.
En 2013, nous avons renouvelé notre 4ème Convention d'objectifs et de moyens (COM) avec l'État, pour la période 2013-2015. Cette 4ème Convention précise nos engagements et nos orientations politiques en faveur du droit des femmes et de l'égalité entre les femmes et les hommes. Elle rappelle qu'en termes de réponse aux besoins des femmes, le CNIDFF et son réseau constituent, dans leurs domaines de compétences, des relais essentiels des pouvoirs publics sur le territoire français. Le CNIDFF a obtenu en 2012 le renouvellement, pour l'ensemble de son réseau, de l'agrément de l'Éducation nationale qui lui permet d'intervenir en milieu scolaire. Les CIDFF sont habilités tous les trois ans par un Conseil national d'agrément, présidé par le chef du Service des droits des femmes et de l'égalité (SDFE).
Le réseau des CIDFF est un réseau de proximité. Les CIDFF proposent une information gratuite, délivrée par des équipes pluridisciplinaires à un public prioritairement féminin, dans les domaines de l'accès aux droits, de la lutte contre les violences sexistes, de l'emploi, du soutien à la parentalité, de l'éducation à la citoyenneté et de la santé. Les CIDFF privilégient une approche personnalisée de la personne accueillie et une prise en compte de la globalité de la situation vécue, ce qui est particulièrement important pour les femmes victimes de violences que nous accueillons.
Dans chaque département, les CIDFF ont créé des antennes pour agir au plus près des populations. Nous comptons 1 389 permanences animées par les CIDFF, implantées en milieu urbain, en milieu rural et dans les zones sensibles : 380 permanences sont ainsi implantées dans les quartiers dits « Politique de la ville ».
En 2012, le réseau a reçu 900 000 demandes d'information individuelle. Environ 500 000 personnes ont été informées, dont 162 000 personnes dans le cadre d'informations collectives et 300 000 à titre individuel. Nous recevons chaque année plus de 45 000 femmes victimes de violences sexistes.
Dans chaque CIDFF, au moins un juriste intervient aux côtés de psychologues, de conseillers conjugaux et familiaux et de conseillers à l'emploi.
Les violences masculines commises contre les femmes sont dénoncées de manière plus soutenue depuis les années 1970 par les associations féministes. Elles font l'objet d'une législation qui se renforce progressivement sur les plans de la sanction des auteurs et de la sécurité des victimes mais qui reste insuffisante en matière de prévention.
À notre sens, la violence dont les femmes sont victimes trouve son origine dans les inégalités entre les hommes et les femmes. La structure inégalitaire de la société « autorise » certains hommes à être violents envers les femmes. Toutes ces violences ont pour nous un fondement commun : la domination masculine.
Les violences à l'encontre des femmes sont plurielles et ont pour cadre un système qui les a longtemps légitimées. Elles sont aujourd'hui condamnées par la loi, ce qui n'a pas toujours été le cas. À ce sujet, je souhaite vous présenter un outil que nous avons développé, qui reprend sur un même document les principales dates et événements relatifs aux droits des femmes. Plusieurs lois ont permis aux femmes de se réapproprier leur corps et d'affirmer un principe d'égalité entre les femmes et les hommes : en 1966, l'autorisation de la contraception puis de l'interruption volontaire de grossesse (IVG) quelques années plus tard. Du point de vue du droit, l'égalité est aujourd'hui acquise. Il reste à faire évoluer les mentalités.
La prostitution inclut toutes les violences : physiques, économiques et sexuelles. La prostitution est une violence sans nom, un obstacle à l'égalité, une atteinte à la dignité. La lutte contre la prostitution s'inscrit dans la continuité du combat des femmes contre le droit de cuissage, le viol, le viol conjugal et le harcèlement sexuel. Il faut questionner l'idée, universellement admise, d'un désir prédateur, d'une sexualité violente, d'une pulsion prétendument irrépressible qui autoriserait l'exploitation d'autrui. Il faut en finir avec la complaisance sociale qui autorise certains hommes, en toute indifférence, irresponsabilité et mépris, à exploiter sexuellement des personnes dont ils ignorent tout. Nous demandons l'abolition du système prostitueur qui non seulement constitue une violence, mais est aussi un obstacle fondamental à l'égalité entre les femmes et les hommes.
Aujourd'hui encore, malgré des avancées législatives certaines, les mentalités peinent à évoluer. Les garçons naissent toujours dans une société qui considère que le sexe est basé sur leurs pulsions et leurs besoins. Les filles apprennent quant à elles à percevoir leur corps comme un objet à façonner pour éveiller la sexualité d'un garçon, c'est-à-dire au bénéfice de quelqu'un d'autre. Comme l'écrit le Front des Norvégiennes, « La société entraîne le garçon à être et se penser comme un sujet, et la fille à être et se penser comme un objet ».
Notre réseau reçoit des femmes victimes de la prostitution bien qu'il ne s'agisse pas de l'essentiel de notre travail. Le coeur de notre activité concerne la prévention auprès du grand public et notamment des jeunes en milieu scolaire.
Pour que la loi sur l'abolition du système prostitutionnel soit effective, il est nécessaire de mettre en place un accompagnement des femmes pour la sortie de la prostitution, tel que le prévoit la proposition de loi, et de proposer des actions de formation et de sensibilisation à l'égalité entre les femmes et les hommes auprès d'un très large public, dès le plus jeune âge. Comme je l'ai indiqué, nous percevons un lien très fort entre les violences, notamment la prostitution, et les inégalités entre les hommes et les femmes.
Le CNIDFF et le réseau des CIDFF mettent en place des actions à différents niveaux, en partenariat avec des institutions et des associations qui luttent contre les violences et les inégalités. Le CNIDFF impulse des actions dans son réseau, à travers des journées thématiques proposées aux salariés des CIDFF. Je citerai à titre d'exemple la journée « Égalité filles/garçons : un enjeu de société », organisée en 2009 en partenariat avec l'Éducation nationale, et la journée « Du sexisme ordinaire à la violence », tenue en 2010.
En effet, nous observons un renforcement des stéréotypes sexistes, notamment au collège et au lycée. Dans certains milieux, affirmer sa « masculinité » implique de se placer dans des attitudes machistes.
Il existe des heures obligatoires d'éducation à la sexualité à l'école. Intervenez-vous dans ce cadre ou disposez-vous d'informations concrètes à ce sujet ?
Les cours d'éducation à la sexualité, du primaire jusqu'au baccalauréat, sont obligatoires depuis le 4 juillet 2001. Ils sont réalisés essentiellement par des conseillers conjugaux et familiaux du monde associatif, mais ceux-ci éprouvent des difficultés à faire reconnaître leur métier et à se faire rémunérer lorsqu'ils interviennent en milieu scolaire ou dans des centres de planification. Si la loi impose ces heures de cours, les modalités d'application restent complexes.
Les inspecteurs de l'Éducation nationale n'exercent-ils pas un contrôle sur ces cours obligatoires ?
Je ne suis pas certaine qu'il y ait un contrôle. À une époque, le Conseil supérieur de l'information sexuelle (CSIS), qui mobilisait essentiellement des membres du SDFE, travaillait sur ces questions d'éducation de manière assez efficace. Il a été dissous récemment.
Le ministère de l'Éducation nationale participait-il aux travaux du CSIS ?
Il n'était pas toujours présent. Il est parfois difficile d'impliquer l'Éducation nationale. Il semble que chaque établissement reste maître de ce qu'il souhaite appliquer ou non.
Parmi nos actions en milieu scolaire, je citerai la démarche « 1-2-3 Égalité », que nous avons menée auprès de classes de CP et de CE1, à Boulogne-Billancourt dans les Hauts-de-Seine. Portant sur la question des stéréotypes, cette action était dirigée vers les élèves, les parents et les bibliothécaires. La démarche, antérieure aux « ABCD de l'égalité », était très satisfaisante et bien accueillie dans les établissements concernés. Elle a malheureusement dû être interrompue en raison de la polémique montante sur la thématique du genre.
Afin de déployer des actions de prévention auprès d'un public large, nous profitons du 25 novembre (Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes) et du 8 mars (Journée internationale des femmes) pour organiser des événements et manifestations qui dénoncent les stéréotypes sexistes qui enferment les garçons et les filles dans des carcans.
Je vous suggère par ailleurs de visionner un document vidéo réalisé par le CIDFF du Bas-Rhin avec l'Académie de Strasbourg, intitulé « Éduquer à l'égalité, oui mais comment ? ». Vous pourrez y découvrir des interventions du CIDFF au primaire, collège, lycée et dans une classe de BTS.
L'éducation à l'égalité pose effectivement la question de la formation des professionnels.
Tout à fait. Le CIDFF du Bas-Rhin propose dans cette optique une formation à destination des équipes pédagogiques.
Il me semble extrêmement problématique que les cours d'éducation sexuelle dépendent du bon vouloir des chefs d'établissements, sans un contrôle des corps d'inspection.
Au sujet de l'éducation à l'égalité, le CNIDFF et le CIDFF du Bas-Rhin sont mentionnés dans le rapport de l'Inspection générale de l'Éducation nationale intitulé « L'égalité entre les filles et les garçons dans les écoles et les établissements ».
La prévention représente, pour notre réseau, le principal chantier de travail. Nous insistons beaucoup sur l'égalité et la déconstruction des stéréotypes, aujourd'hui intégrés dès le plus jeune âge.
En parallèle de nos actions en milieu scolaire, nous agissons auprès d'autres publics, parents, professionnels et entreprises. Les statistiques dont nous disposons, par exemple en matière d'orientation des filles après le lycée, soulignent l'urgence d'une prise de conscience à tous les niveaux et de faire connaître aux jeunes filles les combats de leurs aînées auxquelles elles pourraient s'identifier.
Notre délégation travaille en ce moment sur les stéréotypes dans les manuels scolaires. Nous sommes épouvantés par les images qui y sont véhiculées.
Les jeunes filles ont très peu de modèles féminins auxquels s'identifier. Si l'on enseigne que Christophe Colomb a découvert l'Amérique, on ne mentionne pas que l'astrolabe, qui lui a permis de se diriger, a été inventé par une femme, Hypatie d'Alexandrie.
Les femmes, elles-mêmes, reproduisent les stéréotypes. Dans une récente interview, Françoise Héritier dévoile les résultats d'une expérience réalisée auprès de très jeunes enfants. Installés sur un plan incliné, ils sont amenés à ramper, en l'absence puis en présence de leur mère. En l'absence de leur mère, garçons et filles arrivent à des résultats équivalents. Lorsque les mères sont invitées à régler l'inclinaison du plan, l'expérience révèle qu'elles surévaluent les compétences des garçons de l'ordre de 30 % et sous-évaluent celles des filles de l'ordre de 30 %.
Le renforcement des comportements sexistes s'observe également s'agissant de la prostitution. Le mot « pute », très employé par les adolescents, est revêtu d'une connotation très insultante. La prévention auprès des jeunes, et des moins jeunes, demande des moyens importants.
La proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel ouvre le débat sur la pénalisation du client. Nous pensons que poser un interdit peut contribuer à identifier la gravité du phénomène prostitutionnel. On nous oppose souvent un argument redoutable sur l'isolement que pourrait provoquer cette mesure pour les femmes prostituées. Il faudra en tenir compte et combiner un ensemble de dispositions d'une ampleur bien plus importante que toutes celles mises en avant jusqu'à présent. En particulier, le besoin en matière de prévention est considérable.
Le travail de prévention auprès des jeunes est essentiel, mais son efficacité est considérablement réduite si, en parallèle, ils évoluent dans un environnement hyper-sexualisé dans lequel il est possible « d'acheter » des femmes.
Nous devons nous soucier du devenir des femmes prostituées, notamment du risque d'isolement. Cet argument ne saurait néanmoins remettre en cause la nécessité de la loi. En objectant que celle-ci placerait les femmes prostituées dans une situation difficile, on oublie qu'elles subissent déjà une situation dramatique. Il est clair qu'il faut proposer un accompagnement à ces femmes.
La pénalisation du client constitue en soi un message fort. Pour faire une analogie avec d'autres violences, ce n'est pas parce que l'interdiction de tuer n'empêche pas des meurtriers de passer à l'acte qu'il faut autoriser le meurtre. Il en est de même pour les violences au sein du couple. Aujourd'hui, si la loi ne permet pas de les supprimer, elle offre aux femmes une possibilité de les dénoncer et de se protéger.
Nous avons besoin de ce signal fort en matière de prostitution afin que dans nos travaux de prévention auprès des jeunes, nous puissions tout simplement dire : c'est interdit.
Pour conclure, vous trouverez dans les dossiers que je vous ai remis différents supports que nous avons élaborés :
- le schéma illustrant les principales dates relatives aux conquêtes des droits des femmes ;
- un ensemble de cartes humoristiques associant chaque stéréotype - par exemple, « Les filles font mieux le ménage ! », « Les filles sont nulles en maths ! » - à un contre-exemple : nous avions proposé de l'inclure dans les courriers d'envoi des bulletins scolaires aux parents en Ile-de-France, mais toutes les académies concernées n'ont pas accepté de le faire ;
- une plaquette de présentation du réseau CIDFF et une plaquette présentant l'action du CNIDFF dans les entreprises.
Je vous remercie pour toutes ces informations qui vont enrichir notre réflexion.
La délégation enfin entendu Mme Florence Montreynaud, historienne, auteure de « Amours à vendre. Les Dessous de la prostitution » et de plusieurs articles sur les « prostitueurs », fondatrice des mouvements « Chiennes de garde » et « La meute contre la publicité sexiste », et M. Lucas Chuffart, co-fondateur du Réseau Zéromacho, des hommes contre la prostitution.
Nous accueillons maintenant Mme Florence Montreynaud, historienne, auteure de « Amours à vendre. Les dessous de la prostitution », et de plusieurs articles sur les « prostitueurs ». Mme Montreynaud est accompagnée de M. Lucas Chuffart, co-fondateur du réseau Zéromacho, « des hommes contre la prostitution ».
Vos points de vue nous intéressent tout particulièrement car la délégation aux droits des femmes a souhaité aborder la proposition de loi en discussion essentiellement sous l'angle de la psychologie des clients.
Notre propos porte également sur les conséquences, à terme, de la banalisation de la prostitution sur l'évolution des relations entre les hommes et les femmes, sur les liens entre pornographie et prostitution, et sur les moyens de lutter contre le développement de ce phénomène, porteur de violences contre les femmes, au moyen de l'éducation à la sexualité.
Vous avez donc la parole, dans l'ordre que vous souhaitez.
Merci de votre invitation.
J'aborderai en premier lieu la question des « prostitueurs », terme que je préfère à celui de « clients » qui valide implicitement une analyse économique de la prostitution, entendue dès lors comme un service comme un autre. Si le mot « prostituée » est d'usage courant, le mot « prostitueur » doit pouvoir désigner l'agent qui y a recours. Il y a plusieurs années, j'avais remarqué dans un article qu'en anglais le prénom « John », prénom le plus courant, est utilisé pour désigner le prostitueur, soulignant ainsi qu'il s'agit de « Monsieur tout-le-monde ».
La réflexion que je partagerai avec vous est formée par les travaux de Sven-Axel Månsson, le plus grand spécialiste mondial de la problématique des prostitueurs (terme que lui-même n'emploie pas) et de Kathleen Barry, dont le dernier ouvrage, qui n'a pas été traduit en français à ma connaissance, s'intitule « La prostitution de la sexualité ». Ce titre résume bien l'un des enjeux de la prostitution : la sexualité s'inscrit dans le domaine de l'intime et l'intime ne peut être vendu sans qu'il y ait aliénation de la dignité.
Sven-Axel Månsson a publié sa première étude sur les prostitueurs en 1985. Il distingue six profils types de prostitueurs, en fonction de la nature de ce qu'ils cherchent dans la prostitution. L'objet de leur recherche va définir leur identité, ce qui influera naturellement sur les mesures de prévention ou de sanction les plus efficaces. Veuillez m'excuser pour la vulgarité des termes que j'emploierai pour détailler ces profils types. J'estime que dans certains domaines, ces termes sont souvent plus adaptés que les circonlocutions.
Le prostitueur qui répond au profil dit « fast food » considère la prostituée comme un cloaque. Cet homme est infantile, il ne sait pas contrôler sa sexualité ; il pourrait peut-être commettre des viols.
Le second profil « cherche une pute » ; il a le fantasme de la « sale pute ». Il est excité, curieux, dans la séduction et le mépris à la fois. Il est imbibé de pornographie et projette son propre mépris de lui sur l'autre, en se purifiant de sa haine sur l'autre.
Le troisième profil cherche « un autre type de sexualité ». Il adopte le discours classique : « Ma femme ne veut pas ». Très adepte de pornographie, il se montre curieux de connaître « autre chose » que ce qu'il connaît avec sa femme.
Le quatrième profil, à la recherche « d'un autre rôle que le rôle traditionnel de l'homme », qui doit draguer et séduire, se situe dans un désir de passivité. Il cherche une inversion des rôles traditionnels, un abandon du contrôle, de la puissance, du rôle viril traditionnel. Ce type d'hommes demandera par exemple à être dominé dans les relations sexuelles (masochisme ou position de la femme sur l'homme).
Le cinquième profil recherche « un autre type de femme ». Il se sent menacé par le changement des rapports hommes-femmes dans la société, ce qu'il compense avec sa puissance sexuelle. Il s'agit d'un « pauvre type », qui fréquentera des prostituées dans d'autres pays où, enfin, il pourra retrouver un rôle traditionnel. Violemment antiféministes, les hommes répondant à ce profil fonctionnent en groupe d'hommes, qui se renforcent dans leur rôle traditionnel.
Le sixième profil adopte le discours « il n'y a pas d'autre femme pour moi ». Se percevant comme un perdant, moche, vieux, même si cela n'est pas vrai, il peut éventuellement devenir violent.
Dans un ouvrage fondamental paru en 2006, « Les clients de la prostitution : l'enquête », Claudine Legardinier et Saïd Bouamama décrivent les prostitueurs. Le point essentiel à retenir est le suivant : tous les hommes interrogés se disent déçus.
J'ai moi-même rencontré et écouté de nombreux prostitueurs. Je retrouve globalement la classification fine proposée par Sven-Axel Månsson. Pour certains d'entre eux, le risque constitue l'élément essentiel du plaisir et du choix d'aller voir une prostituée. L'interdiction ne fera que les exciter davantage. Inversement, une majorité de prostitueurs sont des « trouillards » : s'ils jouissent aujourd'hui d'un sentiment d'impunité, ils ne prendraient pas le risque de recevoir une amende à leur domicile conjugal. La notion de sanction, plus que l'importance du montant de l'amende, est pour eux déterminante.
Je souhaite aborder à présent un sujet plus original que je suis la seule à avoir étudié en France : celui des hommes qui refusent la prostitution. Sven-Axel Månsson, avec qui j'ai eu l'occasion de discuter de mes recherches, m'a indiqué que mes conclusions rejoignent celles d'une équipe danoise ayant également travaillé sur ce sujet dans un cadre universitaire.
Les hommes qui refusent la prostitution sont majoritaires, même si l'on ne dispose pas de données précises à ce sujet. Même si on peut imaginer qu'un homme sur deux a déjà payé pour cela, surtout parmi les générations qui ont effectué leur service militaire, il n'en demeure pas moins qu'un homme sur deux n'a jamais eu recours à la prostitution. Le chiffre d'affaires global de la prostitution n'est d'ailleurs généré que par une toute petite minorité d'hommes, pour qui le recours à la prostitution est lié à un comportement addictif. En m'appuyant notamment sur les travaux de Suzanne Képès, médecin psychothérapeute, je distingue deux types d'hommes qui refusent la prostitution.
Pour le premier groupe d'hommes, majoritaire, diverses peurs sont à l'origine de leur rejet de la prostitution. Pourquoi refusent-ils la prostitution ? Ils répondent « Je ne peux pas ». Parmi ces peurs on peut citer la peur des maladies (syphilis puis sida), la peur de la police (en raison d'un cadre légal ambigu sur la question) ou encore la peur pour sa réputation. Ces peurs motivent les campagnes lancées régulièrement par les municipalités pour décourager les prostitueurs. Ces campagnes sont efficaces d'ailleurs pour déplacer le problème, mais moins pour le résoudre. Les raisons du type « Je ne peux pas » ne s'appuient nullement sur un sentiment d'empathie envers les personnes prostituées.
Le second groupe d'hommes, que j'étudie maintenant depuis dix ans, rassemble les hommes qui refusent la prostitution pour des raisons psychologiques ou idéologiques centrées sur l'autre. Je distingue deux catégories d'hommes dans ce groupe :
- ceux qui n'ont « pas envie » de ce type de rapports, et qui réservent les rapports intimes à des personnes qui leur plaisent et à qui ils plaisent : ils ne conçoivent pas de rapports sexuels sans un désir réciproque ;
- ceux qui ne « veulent pas » contribuer au système prostitueur, en vertu d'un raisonnement politique ou idéologique qu'ils ont construit, car depuis vingt ans, grâce aux médias attirés par les informations « sensationnelles » - dont j'ai pu d'ailleurs déplorer les démarches -, personne ne peut plus ignorer les tortures et les horreurs que subissent les personnes prostituées et s'exonérer de sa responsabilité en recourant à la prostitution.
La prostitution est toujours abordée sous l'angle de la personne prostituée. Or, il s'agit d'un problème d'hommes. Je me suis donc intéressée à ces hommes, j'ai interrogé mon entourage, des connaissances, des inconnus. Ayant été élevée dans l'idée que tous les hommes avaient payé ou pouvaient payer pour une femme, j'ai constaté, à ma grande surprise, que de nombreux hommes avaient résisté à cela. J'ai donc cherché à savoir ce qui conduit un homme à résister à cet environnement où tout les pousse à « consommer de la femme » sous différentes formes. Pour cela, j'ai rencontré et je continue de rencontrer ces « résistants », à raison de quatre ou cinq personnes par mois, que j'interroge longuement pour comprendre ce qui, dans leur enfance, leur formation, leur histoire, les a conduits à refuser la prostitution. Cette analyse est l'objet de mon prochain ouvrage. Les éléments que je vous livre aujourd'hui ne sont à ce stade que des hypothèses étayées sur de très nombreuses rencontres.
À chaque homme que j'interroge, je pose la question suivante : « Quand avez-vous compris en quoi consiste la prostitution et quelle a été votre réaction à l'époque ? ». Je constate que la décision de ne pas payer pour un acte de prostitution prend son origine très tôt dans l'adolescence, entre douze et quatorze ans. Deux types d'hommes se distinguent : ceux qui pensent tout de suite « Moi jamais ! » et ceux qui pensent « Pourquoi pas ? ». J'en déduis qu'il faut intervenir à l'école, avant la puberté. Les hommes qui, dans leur enfance, ont lu le passage sur Fantine dans « Les Misérables » en ont été marqués à vie. De manière opposée, le film « Pretty Woman » a inculqué à toute une génération une vision glamour de la prostitution et du prostitueur.
En 2004, j'ai eu l'idée de constituer un réseau d'hommes qui refusent la prostitution. J'ai rédigé un premier manifeste. Disponible sur le site Internet du réseau « Encore féministes ! », il a été signé par 220 hommes, pour la plupart assez connus.
Il y a quatre ans, avec Lucas Chuffart et d'autres amis, nous avons eu l'idée d'un autre manifeste, portant une parole d'hommes disant « Non à la prostitution » et « Oui à la liberté sexuelle, au désir et au plaisir partagés ». Ces deux phrases sont inséparables, car si la première peut facilement rassembler une majorité de la population française, la seconde génère davantage de débat. Le manifeste demande aux pouvoirs publics :
- de cesser de pénaliser les personnes prostituées ;
- de réprimer le proxénétisme ;
- d'instaurer ou de renforcer, dès l'école, une éducation sexuelle et affective non-sexiste, dans le respect de l'autre, de sa liberté, de ses choix et de ses désirs ;
- d'instituer une sanction contre les prostitueurs. Force est de constater que ce dernier point a recueilli beaucoup moins de suffrages que les précédents.
Nous sommes heureux de constater que ces demandes sont aujourd'hui reprises dans la proposition de loi en discussion.
Pour des raisons d'efficacité, nous avons souhaité que le manifeste ne soit signé que par des hommes. Environ 2 400 hommes de 54 pays l'ont signé. Ces hommes ne s'estiment pas meilleurs que les autres, mais se différencient des machistes par leur volonté de travailler sur eux-mêmes, par leur respect des femmes et par leur conception de la sexualité comme quelque chose d'intime qui exclut des rapports marchands. Ils identifient le « zéromachisme » comme un idéal vers lequel ils souhaitent tendre.
La prostitution et les réseaux ignorent les frontières. La résistance doit donc faire de même. Aussi, j'ai souhaité envisager Zéromacho comme un réseau international. J'ai visité jusqu'ici une quinzaine de pays pour y rencontrer des « zéromachos ». En Allemagne, la publication, hier matin dans le « Spiegel Online », de l'interview d'un zéromacho, a permis de recueillir 85 signatures en vingt-quatre heures dans ce pays. J'ai eu l'occasion d'échanger avec ces nouveaux signataires, pour qui la France est devenue un modèle depuis le vote de la proposition de loi à l'Assemblée nationale. Dans un pays où les bordels foisonnent et où l'air du temps est à la marchandisation de la sexualité, tous me demandent de les aider à organiser des rencontres et des actions collectives. J'ai par ailleurs été contactée par le magazine « Emma », principal magazine féministe en Allemagne et seule opposition publique à la politique allemande favorable à la prostitution. Extrêmement intéressé par notre démarche, le magazine souhaite développer des actions comparables en Allemagne, s'appuyant sur des hommes.
À mon sens, la solution à la prostitution proviendra des hommes. L'opposition à la prostitution est bien plus audible lorsqu'elle provient de jeunes hommes, tels que les trois porte-parole de Zéromacho. Leur refus de la prostitution suffit à faire s'effondrer tous les arguments que certaines personnes prostituées nous opposent habituellement au titre de leur liberté et de leur « métier ».
La prostitution associe deux mondes qui n'ont aucun rapport : la misère, les déplacements de populations et la torture du côté de l'offre ; le malaise et le mal-être du côté de la demande. La rencontre de ces deux malheurs ne produit rien de bon : elle n'aide pas les femmes à sortir de la précarité et ne résout pas les problèmes psychologiques et sexuels des hommes avec leurs femmes. Agir sur la demande des hommes permettra de battre en brèche cette conception erronée que la sexualité est un service comme un autre.
Face à un sujet extrêmement lourd, nous agissons sur le mode de l'humour. Nous avons par exemple produit un autocollant « Osons la masturbation » contre la prostitution. Le message est le suivant : si vous en avez vraiment besoin, Messieurs, vous avez tous un instrument à disposition !
Je laisse à présent la parole à M. Lucas Chuffart, cofondateur du réseau Zéromacho et rédacteur du manifeste, qui détaillera les actions que nous menons contre la prostitution et pour l'égalité.
Nous essayons effectivement d'agir avec humour, en employant des méthodes sans violence, même dans le vocabulaire que nous choisissons. Nous sommes vigilants sur les mots que nous utilisons. Ainsi, nous ne parlons pas de « client », mais de « client-prostitueur » et n'employons pas le mot « pute » ou « fille », mais évoquons les « personnes en situation de prostitution », pour souligner qu'elles n'y sont pas condamnées à vie. L'emploi d'un vocabulaire inadapté, comme c'est le cas dans les médias, biaise le débat et nuit à l'évolution des mentalités pour l'égalité et contre la prostitution. La prostitution vient d'ailleurs d'être reconnue par l'Union européenne il y a quelques jours comme une violence faite aux femmes ; c'est un soutien de poids dans notre combat et pour la proposition de loi qui sera bientôt débattue au Sénat. Cette résolution portée par une députée anglaise, Mary Honeyball, indique que « la prostitution constitue une des formes les plus graves des violences faites aux femmes et un obstacle à l'égalité ».
J'ai refusé très jeune la prostitution. Lorsque j'avais dix ans, ma mère nous a dit, à moi et à mes frères et soeurs : « Ces femmes que vous voyez sur le trottoir ont droit au respect ». Dès mon enfance, j'ai compris que le corps de l'autre n'était pas à vendre.
Il faut éduquer les enfants et les jeunes adolescents au respect de l'autre. Nous observons des cas fréquents, dans les collèges et les lycées, de jeunes garçons qui prennent le téléphone portable des filles et ne le rendent que contre des services sexuels. Ces jeunes garçons ignorent qu'ils commettent un crime et certains y trouvent même matière à fanfaronner.
Par ailleurs, si les médias nous ont renseignés sur les situations de prostitution à travers le monde, ils entretiennent une certaine complaisance vis-à-vis du sujet. Sur certains plateaux de télévision, on constate un déséquilibre dans la parole donnée aux prostitueurs et la parole donnée aux représentants de la lutte contre la prostitution : cette dernière est trop peu relayée.
Je regrette, pour ma part, le silence de l'Église catholique sur cette proposition de loi, qui tranche avec l'orchestration des protestations contre la loi sur le mariage pour tous. Il est dommage qu'en un tel lieu ne puisse s'exprimer une parole encourageante lorsque les lois vont dans le sens d'un plus grand respect de l'autre et d'une meilleure humanité. Hier, j'ai reçu le témoignage d'un pasteur protestant allemand, que je partagerai avec vous : « A travers mon travail de pasteur, je sais combien toute forme de violence sexuelle traumatise une personne ».
Le système prostitutionnel met à mal les valeurs républicaines de liberté, en contraignant les femmes à une forme d'esclavage, d'égalité, entre les femmes et les hommes ou entre les pauvres et les riches, et de fraternité. La loi en discussion ne peut que renforcer les valeurs fondamentales de la République.
Je terminerai en indiquant que le réseau Zéromacho prépare pour le 24 mai dans plusieurs villes d'Europe une action de communication en faveur de l'égalité entre hommes et femmes devant les tâches domestiques. L'initiative en revient à des groupes d'hommes favorables à l'égalité en Espagne. Nous disposerons des tables de repassage et afficherons le slogan « Ne te froisse pas, repasse ! » afin d'inviter à réfléchir à un autre partage des tâches domestiques.
Je vous remercie de vos interventions. Il est évident que l'on ne peut pas fonder une humanité sur le principe qu'une partie de cette humanité peut acheter le corps de l'autre.
Vous nous avez fourni des éléments intéressants. Vos réflexions sont très importantes pour la suite de nos travaux. Je vous remercie notamment des informations très éclairantes que vous nous avez données sur les questions de vocabulaire.
Nous pouvons vous transmettre une liste de termes que nous privilégions.
Vous avez souligné que la sexualité s'inscrit dans l'intime et que l'on ne peut vendre l'intime. Ce propos fait tout à fait écho à ma perception du sujet. Formuler la question en ces termes nous fait progresser.
La notion « d'intime » n'a pas été étudiée par les féministes. J'ai l'intention, dans mon prochain livre, de consacrer le caractère politique de cette notion. L'intime ne se marchande pas. Il fait partie de notre dignité d'être humain et de notre intégrité.
Comme vous le savez, notre délégation a souhaité travailler sous un angle spécifique par rapport à celui qu'a adopté la commission spéciale. La question du vocabulaire et la notion d'intime à ne pas marchander sont autant d'éléments qui feront progresser notre réflexion.
Nous avons évoqué la nécessité de déconstruire les stéréotypes dès le plus jeune âge, car le sujet de la prostitution est lié à la conception, égalitaire ou non, de l'homme et de la femme. L'éducation tient un rôle essentiel à cet égard. Or nous constatons une absence d'évaluation à l'échelle nationale de l'éducation à l'égalité, notamment de l'éducation obligatoire à la sexualité pourtant inscrite dans la loi.
La loi est très importante, car elle pose le principe d'un faisceau de mesures à prendre pour que la lutte contre la prostitution soit efficace en considérant la personne prostituée non plus comme une délinquante, mais comme une victime. À côté de la pénalisation du prostitueur - vous noterez que je n'emploie plus le terme « client » - et de la suppression du délit de racolage passif, l'accompagnement de la sortie de la prostitution devra mobiliser des fonds et des professionnels. Il conviendra notamment de se préoccuper de la santé des femmes qui sortent de la prostitution. Lors d'une réunion de la commission spéciale, à laquelle j'ai été conviée, la psychiatre Muriel Salmona a par exemple détaillé la notion de « mémoire traumatique », renforçant la nécessité d'accompagner les personnes qui sortent du système prostitutionnel. S'agissant des mesures à conjuguer, j'estime qu'il est essentiel de poser un interdit même si, concrètement, la pénalisation du prostitueur n'éliminera pas à elle seule le phénomène prostitutionnel.
Je salue votre démarche qui, par l'humour, marque les esprits et atténue la violence du message sans qu'il perde de sa force. Que faire de plus pour aider les hommes à refuser la prostitution et à travailler sur eux-mêmes pour aller dans ce sens ?
Il est utile d'observer ce qui se fait dans les autres pays. Je citerai une campagne lancée à Madrid par une femme remarquable, Asunción Miura, directrice générale de la Femme de la Communauté de Madrid. Sur les bus de la ville, a été inscrit le slogan « Porque tú pagas, existe la prostitución » (La prostitution existe parce que toi tu payes). En Suède, véritable laboratoire de l'égalité, des expériences très éclairantes peuvent aussi nous inspirer.
Nous avons eu l'occasion de nous y rendre avec Najat Vallaud-Belkacem, dès sa prise de fonction au ministère des Droits des femmes.
En Suède, la loi a posé un interdit, ce qui a induit un changement de mentalités. En Suède, très peu d'amendes ont été infligées : l'interdit a permis de détourner un grand nombre d'hommes du phénomène prostitutionnel. Un procureur suédois que j'ai rencontré récemment, à l'origine hostile à la pénalisation du prostitueur, a affirmé publiquement avoir changé d'avis. Il a compris que la prostitution n'était pas une simple transaction entre adultes consentants, mais une véritable violence. La majorité de la population suédoise est aujourd'hui de son avis.
La Suède est le seul pays où, à la question « Pourquoi refusez-vous la prostitution ? », la majorité des hommes me répondent : « Parce que j'ai des filles adolescentes dont je me suis occupé lorsqu'elles étaient bébés ». Le congé de paternité existe en Suède depuis plus de vingt ans : deux générations d'hommes se sont occupées de leurs enfants tout petits. Ils ont appris à appréhender un corps avec autre chose que du désir, dans une optique de soins. C'est pour cela, disent-ils, qu'ils ne peuvent envisager de payer pour toucher le corps de quelqu'un. Pour eux, ce lien est évident. Dans notre culture, les hommes ne touchent pas le corps pour du soin : cette démarche est réservée aux femmes. Cette réflexion figurera dans mon prochain livre, actuellement en cours d'écriture. J'en fais volontiers le sacrifice de la primeur pour appuyer cette proposition de loi.
Nous vous en remercions et vous attribuerons bien entendu les réflexions dont vous nous faites part.
J'ajoute qu'en suédois, le congé parental est appelé « temps libre pour l'enfant ». Ici aussi, les mots ont leur importance. En France, le terme « congé parental » se place du point de vue des parents, en Suède, le terme équivalent renvoie à l'enfant.
J'ai en mémoire les paroles d'une sénatrice, membre de notre délégation : « J'ai une fille et je ne me verrais pas lui dire : Tu n'as pas de travail ? Fais prostituée ! ».
Personne, et notamment aucune prostituée, ne souhaite cela pour ses enfants.
En lien avec le changement des mentalités, les Suédois que j'ai rencontrés s'étonnent des questions que l'on se pose encore en France au sujet de la prostitution.
Zéromacho compte une majorité de signataires français (1 600 environ). Les principaux pays étrangers représentés sont la Suède, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne.
Comment organiser et concevoir l'éducation à la sexualité ? A quel âge commencer ? Faut-il selon vous séparer les filles et les garçons pour en parler ?
J'ai fait énormément d'éducation sexuelle avec le Planning familial, dans les années 1970 puis dans les années 1990.
Encore une fois, nous pouvons nous appuyer sur l'expérience des pays étrangers. En Suède, l'éducation sexuelle est réalisée obligatoirement par un corps de professeurs formés spécialement dans ce sens. Parler de sexualité et non pas de sa sexualité demande d'avoir fait un travail sur soi. C'est pour cette raison que cette tâche ne peut être confiée aux parents. Les professeurs interviennent en duo, un homme et une femme. Ils organisent par ailleurs plusieurs rencontres avec les élèves. Je sais par expérience que l'on n'obtient des résultats que lorsque l'on multiplie les interventions au sein d'une même classe. En comparaison, la responsable de l'Académie de Paris m'a confié des statistiques saisissantes dans son académie, pourtant la plus performante de France à ce niveau : 60 % des enfants des collèges et lycées ont reçu au moins deux heures de cours d'éducation sexuelle dans toute leur scolarité. Ce chiffre est dérisoire. Enfin, en Suède, les cours d'éducation sexuelle sont prodigués à tous les niveaux de classe, dès la première année d'école, avec bien entendu, des mots adaptés à chaque âge.
L'idéal serait, selon moi, de proposer, dans chaque année scolaire et dès la première année, un cycle d'au moins deux heures d'éducation sexuelle, animé par un tandem de professeurs. Mon ambition est d'ailleurs que des zéromachos soient formés à cela afin qu'ils puissent intervenir avec les animatrices du Planning familial, qui invite à vivre une sexualité sans répression ni dépendance.
La question de la séparation des sexes mérite débat. Elle peut s'avérer valable dans les classes difficiles ou lorsque l'on observe que seuls les garçons prennent la parole. L'un des points que je retire de ma collaboration avec le Planning familial est aussi que le message porté est assimilé s'il est répété.
J'observe une dégradation préoccupante de la perception de la sexualité par les jeunes. Nos générations d'adultes au pouvoir depuis quarante ans sont responsables de l'ignorance dans laquelle se trouvent nos enfants : nous avons laissé la pornographie les éduquer. En tant que femme de gauche, je suis opposée à la censure. La pornographie a le droit d'exister, et ce d'autant plus qu'il est impossible de la définir. Néanmoins, un enfant doit disposer des moyens de traiter les informations qu'il reçoit. Or si les enfants savent distinguer la fiction de la réalité dans les images de violence et de mort qu'ils voient à la télévision ou au cinéma, ils croient « dur comme fer » que la pornographie est le reflet de la réalité. Les questions posées par les enfants lors des cours d'éducation sexuelle que je réalisais dans les années 1990 sont révélatrices de l'imprégnation de la pornographie dans les esprits. Je n'en citerai qu'une : « Madame, à combien peut-on entrer dans une femme ? ». Une telle question aurait été inimaginable dans les années 1970. Nous ne pouvons pas protéger nos enfants de la pornographie, mais nous devons les informer, leur donner des outils pour aiguiser leur regard critique sur les images qu'elle véhicule. Il faut travailler dans le respect de leurs questions, sans les devancer.
Il convient également « d'élever » les parents. Je milite pour une formation à l'école, pour les garçons et les filles, qui expliquerait les éléments basiques à savoir pour élever des enfants. Si les parents ne sont pas compétents pour élever leurs enfants, il ne faut pas s'étonner que ces derniers voient dans la pornographie les réponses à la curiosité naturelle et débordante qu'ils portent sur le monde des adultes. L'éducation est la seule réponse possible à l'une image faussée de la sexualité que leur délivre la pornographie.
À titre d'exemple, citons la pratique de l'éjaculation faciale, invention de l'industrie cinématographique pornographique qui a pour seul but de filmer le sperme. Les garçons qui répliquent cette pratique, appréciée semble-t-il par les actrices, sont très étonnés qu'elle ne suscite pas de plaisir chez leur partenaire.