Intervention de Nathalie Bajos

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 27 février 2014 : 1ère réunion
Prostitution — Audition de M. Michel Bozon sociologue et démographe directeur de recherche à l'institut national d'études démographiques ined et Mme Nathalie Bajos sociologue et démographe directrice de recherche à l'institut national de la santé et de la recherche médicale inserm

Nathalie Bajos, directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) :

Commandée par l'Agence nationale de recherche sur le Sida, notre enquête sur la sexualité des Français de 2008 a été conduite selon une méthodologie scientifique, à partir d'un échantillon aléatoire et représentatif de 6 000 hommes et 6 000 femmes. L'objectif était donc un objectif de santé publique. Cela pourrait expliquer d'éventuelles contradictions avec d'autres études, qualitatives ou fondées sur des bases moins scientifiques.

Depuis les années 1970, les comportements des hommes et des femmes (nombre de partenaires, âge du premier rapport sexuel, types de pratiques) ont sensiblement convergé, bien qu'un écart demeure. Si les pratiques sont de plus en plus égalitaires, les représentations de la sexualité opposent toujours majoritairement une sexualité féminine, fondée sur l'affectivité et la conjugalité, et une sexualité masculine, entendue comme le nécessaire assouvissement de besoins biologiquement plus importants que ceux des femmes. Le recours à la prostitution doit s'analyser dans le contexte de cette supposée différence de besoins sexuels entre hommes et femmes.

Le phénomène prostitutionnel a sensiblement évolué ces dernières décennies. En 1970, lors de l'enquête Simon, la première du genre, un tiers des hommes avaient déclaré avoir eu recours à une prostituée ; ils sont 20 % aujourd'hui, dont 8 % à une seule reprise au cours de leur vie. Un quart des hommes de 20-29 ans y avaient déjà eu recours en 1970, contre 4 % aujourd'hui ; à 30-49 ans, ils étaient 39 % en 1970 ; ils ne sont plus que 9 %. La baisse est donc très nette et s'explique par la quasi disparition du recours à la prostitution comme moyen d'initiation.

Cette évolution traduit un moindre recours à la prostitution comme initiation à la sexualité, à une époque où il est devenu plus facile d'en parler et de faire des rencontres. En 1970, les hommes de 90 ans étaient 21 % à avoir eu leur premier rapport avec une prostituée ; maintenant, à 70 ans, ils ne sont plus que 6 %, et les 40-50 ans ne sont que 2 % à s'être initiés à la sexualité avec une prostituée. En deçà de 40 ans, cette pratique est devenue exceptionnelle. Auparavant, ces comportements étaient principalement le fait d'hommes de milieux sociaux favorisés et à la sexualité précoce. Désormais, les clients ont une sexualité relativement plus tardive ou peinent à trouver un partenaire. La pratique plus contemporaine n'a pratiquement pas évolué : en 1992, 3,2 % des hommes avaient eu recours à la prostitution ; ils sont désormais 3,2 %.

Un profil-type se dégage de notre enquête. Les hommes de 20 à 29 ans sont 6 % à avoir eu recours à la prostitution au cours des cinq dernières années - c'était déjà le cas en 1992. Les célibataires sont également deux fois plus nombreux que la moyenne dans nos statistiques, et 75 % des hommes ayant déjà eu recours à la prostitution n'étaient alors pas en couple. Tous les milieux sociaux sont représentés, mais les artisans et commerçants légèrement plus, et les professions intermédiaires légèrement moins. Enfin, les clients vivent majoritairement dans des grandes agglomérations.

Les hommes ayant recours à la prostitution sont donc généralement jeunes et célibataires ; le niveau d'étude n'est en revanche pas déterminant.

La sexualité des clients est restée caractérisée par une grande diversité depuis 1992, comme pour tous les hommes ayant un grand nombre de partenaires ; ils fréquentent des sites érotiques, pornographiques et consomment du viagra. Ils se déclarent moins satisfaits de leur vie sexuelle que les hommes n'ayant pas recours à la prostitution.

Les clients de prostituées sont plus nombreux à penser que l'on peut avoir une relation sexuelle avec quelqu'un sans l'aimer - idée que les hommes, pris dans leur ensemble, sont plus enclins à partager que les femmes. Pour tout le reste, les représentations sexuelles des clients ne diffèrent pas de celles des autres hommes. Elles s'appuient sur les supposés besoins sexuels naturels masculins, et s'inscrivent dans un contexte social où une vie sexuelle régulière et épanouie constitue une injonction sociale. Une minorité seulement évoque la nécessité de combler un manque affectif. Bref, le client moyen n'a pas une conception atypique de la sexualité. On est loin d'un profil d'hommes qui auraient une représentation inégalitaire de la sexualité et qui seraient attirés par la violence. Les données que nous possédons, par leur cohérence sociologique, éloignent donc des conceptions véhiculées par les médias.

La loi de 2003 instaurant un délit de racolage passif a compliqué l'accès aux personnes prostituées, les a contraintes à la clandestinité et n'a eu aucun effet observable sur le recours à la prostitution. Celle-ci obéit, comme notre enquête le montre, à des déterminants sociaux très profonds et stables dans le temps. Une disposition législative pénalisant les clients rend donc dubitatif car la prostitution s'inscrit dans des déterminants sociaux de fond. De plus, le recours à Internet pour trouver des partenaires sexuels est en forte augmentation : 15 % des clients de prostituées s'en servent, contre 5 % pour les autres hommes. Cette tendance va très probablement se développer avec le temps et rend problématique l'effectivité d'une interdiction par la loi du recours à la prostitution.

En tant qu'experte pour l'Organisation mondiale de la santé (OMS), j'ai participé récemment à la rédaction d'un rapport sur la santé sexuelle et reproductrice dans le monde. À partir de l'analyse de la littérature mondiale, ce rapport formule des recommandations qui convergent avec celles de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS). À leur lumière, il apparaît très clairement que la lutte contre les infections sexuellement transmissibles pâtirait de toute initiative conduisant à reléguer la prostitution dans la clandestinité.

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