Intervention de Sylvie Bigot-Maloizel

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 27 février 2014 : 1ère réunion
Prostitution — Audition de Mme Sylvie Bigot-maloizel docteure en sociologie au centre d'études et de recherches sur les risques et les vulnérabilités cerrev de l'université de caen-basse-normandie

Sylvie Bigot-Maloizel, docteure en sociologie :

J'ai entrepris mes recherches sur le sexe tarifé dans le contexte d'une forte médiatisation liée à l'interdiction du racolage passif par la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003, dite « loi Sarkozy » qui a fait baisser la prostitution de rue. Incitées à être moins visibles, les prostituées ont investi des espaces plus privés dans un contexte de paysage prostitutionnel en pleine transformation. Ce phénomène de migration vers un espace plus virtuel est toutefois antérieur à la loi Sarkozy, puisqu'il avait commencé au début des années 1980 avec le minitel rose.

Commençons par définir l'« escorting » : il s'agit d'une forme particulière de prostitution, caractérisée par des tarifs nettement supérieurs à ceux de la prostitution de rue ou de bars à hôtesses, par un mode de contact spécifique - par Internet puis par téléphone - et par des prestations ne se limitant pas au sexe, mais comprenant l'accompagnement pendant le dîner, la soirée, voire un temps plus long. Il inscrit le rapport sexuel dans une relation plus large : l'« escort » doit être l'amie, voire la partenaire idéale pendant quelques heures.

Ce sont des clients dont je vais parler puisque tel est l'objet de votre investigation. Je propose d'évoquer leurs motifs, les principes guidant la sélection des « escorts » et les trois formes de la relation d'« escorting ».

Je n'ai pas réussi à interroger de clientes, alors même que j'ai rencontré des « escort boys » qui avaient des clientes. Peut-être un enquêteur homme aurait-il eu plus de facilité à passer le barrage des « escort boys ». Les profils que je présente sont masculins, mais je gage que l'on retrouverait peut-être les mêmes chez les clientes. J'ai dégagé cinq profils principaux de mes entretiens avec les clients, à partir de l'articulation de la capacité de ces hommes à tisser des relations avec le sexe opposé, de l'estime de soi et de la conception de la sexualité ; je postule qu'il y a un continuum entre les conceptions de la sexualité comme faisant partie d'une relation qui la dépasse et comme un plaisir strictement égoïste - ces approches ne sont pas figées et peuvent varier selon les partenaires.

J'ai baptisé le premier profil « comédiens ». Ces clients prennent l'« escort » dans le premier sens d'accompagnement, et recherchent des qualités physiques et intellectuelles pour trouver un faire-valoir dans les dîners d'affaires et les soirées mondaines. Si une relation sexuelle advient ensuite, le client aime à penser qu'elle intervient en dehors du cadre de la prestation. Le deuxième profil est celui des « laissés-pour-compte » qui s'estiment exclus du marché matrimonial et amoureux et ont recours à l'« escorting » tout en se sentant rabaissés par cette pratique. Ils ont une faible estime d'eux-mêmes et jugent honteux de payer ce que d'autres obtiennent gratuitement. Troisième profil, les « nostalgiques » : eux ont été profondément marqués par une rencontre et cherchent à retrouver cette relation idéalisée dans une quête vouée à l'échec. Quatrième profil : les « récréatifs relationnels », pour qui la sexualité a une fonction divertissante, c'est un plaisir comme un autre, mais la relation doit être teintée de séduction. L'objectif est d'amener l'« escort » à réaliser ses fantasmes à elle. Ils sont attentifs à l'environnement de la rencontre et espèrent le désir réciproque. Au sein de la catégorie des « récréatifs », on distingue aussi les « récréatifs égoïstes » qui recherchent leur propre plaisir. Ils séparent clairement la sexualité conjugale de la sexualité extra-conjugale et distinguent, comme dit l'un d'eux, « faire l'amour et faire du sexe ». Ces clients préfèrent les relations extra-conjugales tarifées, moins risquées : la prostituée est moins encombrante que la maîtresse. Ils n'y voient rien de dégradant. Ils n'ont pas le sentiment de tromper leur compagne en l'absence de sentiment, recherchent la performance par la multiplication des pratiques et ferment les yeux sur les motivations des « escorts ».

Un cinquième profil se dégage des entretiens avec les « escorts » : le « dominateur » et le « pervers », qui pensent qu'ils peuvent tout se permettre du moment qu'ils payent. Ces tendances n'ont pas été évoquées lors de mes entretiens avec les clients, sans doute peu enclins à parler de ce type de pratiques avec une femme ou cachant leur jeu... Toutes les « escort » que j'ai interrogées ont pourtant rencontré ce profil. Chacune s'est sentie alors réduite à un « morceau de viande », à un « corps à consommer ». Cela a à voir avec la perception que l'« escort » a du client lors de la rencontre : des « laissés-pour-compte » aigris ou des « récréatifs égoïstes » peuvent être perçus comme des dominateurs.

J'en viens maintenant aux critères de sélection des « escorts » mis en oeuvre par les clients sur Internet.

Avec ses forums de discussions, ses petites annonces, ses sites personnels et ses annuaires, Internet offre une vitrine sans équivalent aux personnes souhaitant monnayer leurs charmes. Au-delà du tarif, le client se détermine en fonction de quelques principes. Il refuse d'abord les « escorts » dont les caractéristiques laissent entendre qu'elles seraient prises dans des réseaux : ils n'ont pas envie d'une « escort » « sous contrainte ». Autre cause de méfiance : celles qui rencontrent un grand nombre de clients en très peu de temps. En creux, les clients préfèrent des « escorts » libres, dont le consentement est acquis. Comme il est impossible de le savoir à travers ces contacts virtuels, ils utilisent des indicateurs. Les « escorts » étrangères, comme l'avait mis en évidence l'enquête commune du sociologue Saïd Bouamama et de la journaliste Claudine Legardinier, - « Les clients de la prostitution », publiée en 2006 - et comme le disent les médias, sont ainsi réputées plus souvent victimes des réseaux. Ceux qui y ont recours malgré tout se sentent obligés de se justifier par le fait que les femmes présentées par des agences sont généralement moins onéreuses, plus jeunes, plus jolies et fournissent une palette de services plus large.

D'autres clients, comme les « récréatifs relationnels », cherchent des « escorts » qui trouvent du plaisir à leur activité. Les indicateurs utilisés sont alors le caractère occasionnel, la multiplication des rencontres étant interprétée comme la preuve de l'appât du gain - ce qui méconnaît que les femmes puissent avoir une sexualité hyperactive. Ils cherchent des débutantes en passant par les « chats » et les forums de discussion des sites de rencontres ; c'est là que l'on repère des étudiantes. Au fil des échanges, le client lâche qu'il peut payer, semant chez certaines une idée qui germera peut-être en fonction de leur situation financière ou de leur parcours. Selon la manière dont se passe cette première expérience, elle la renouvellera ou non.

Les clients utilisent encore les évaluations sur les forums ou les tarifs - accepter un tarif bas serait la marque d'une « escort » qui travaille aussi par plaisir - ou les prestations proposées, les « récréatifs égoïstes » recherchant des prestations spécifiques, comme la « fellation nature » c'est-à-dire sans préservatif, et les « récréatifs relationnels » rejetant les « escorts » proposant diverses prestations, car ils sont plutôt à la recherche d'une ambiance. Le critère peut aussi être le lieu : tel client, évitant le domicile de l'« escort », préfèrera l'hôtel, comme le décor naturel d'une relation extra-conjugale ; tel autre se sentira plus en confiance au domicile de l'« escort » que certains clients rejettent pourtant car cela leur donne l'impression de ne pas avoir une relation exclusive.

Derniers critères, les ressources physiques et intellectuelles de l'« escort » telles que l'âge, l'apparence physique, les éléments de la personnalité - comme l'humour - qu'elle laisse transparaître dans sa manière de s'afficher. L'ultime sélection se fait par le contact téléphonique. Selon la manière dont l'« escort » s'expose, elle attire tel ou tel type de client.

Les forums de clients sont des guides du consommateur où ce dernier évalue, soit sous forme de message, soit sous forme de note ou de nombre d'étoiles, le physique ou la qualité des prestations. En réalité, ils ne servent pas tant aux clients à évaluer l'« escort » qu'à se valoriser eux-mêmes en racontant leurs exploits, les récits étant, de l'aveu des « escorts » elles-mêmes, embellis et les performances exagérées. Ils servent aussi à repérer de nouvelles « escorts » dans ce qui peut devenir une véritable course pour être le premier client.

Trois conceptions de la relation d'« escorting » se distinguent selon le cadre de références culturelles et sociales et la biographie sexuelle et sentimentale, chez les clients comme chez les « escorts ».

L'« escorting » comme relation de domination est une idée largement admise, notamment par le courant abolitionniste qui pose la prostituée en victime d'un système prostitutionnel. C'est la conception des « escorts » qui ont commencé leur activité en raison d'un problème d'argent et qui rencontrent le plus souvent les « dominateurs pervers ». Ayant intériorisé que l'argent achète tout, elles considèrent la prostitution comme dégradante et ont du mal à poser des limites aux exigences des clients.

D'autres « escorts » inversent le rapport de domination, s'estimant en situation de force par rapport aux clients qui ont besoin de payer ce que d'autres ont gratuitement. Par exemple, elles aiment à les laisser tomber après le dîner. C'est d'ailleurs un comportement parfois non dénué de risques...

L'« escorting » comme relation de service relève du courant réglementariste. Elle tend à se répandre dans une société de marché tertiarisée, qui multiplie les services à la personne. Dans cette optique, acheter un service sexuel n'est pas dégradant. Certaines « escorts » se voient comme des prestataires de services, elles gèrent une petite entreprise ; ayant pour la plupart suivi des études supérieures, elles travaillent beaucoup la présentation sur Internet afin de cibler une clientèle spécifique. Elles séparent bien la sphère professionnelle et la sphère intime, réservant certaines pratiques à leurs relations non tarifées.

L'« escorting » peut enfin être conçu comme une relation affective et sexuelle à durée limitée, un « CDD de la relation amoureuse ». C'est la conception des clients « récréatifs relationnels », des « nostalgiques » et des « laissés-pour-compte », pour qui l'ambiance compte plus que la prestation sexuelle et qui recherchent une relation amant-maîtresse, le risque en moins. Ils veulent vivre une sexualité désengagée sentimentalement, ce qui est aujourd'hui couramment admis, même pour les femmes. C'est également la conception d'« escorts » qui étaient insatisfaites de leurs relations d'un soir, dont elles sortaient toujours frustrées. Le caractère tarifé de la prestation pose d'emblée les attentes de chacun et désengage la relation sentimentalement en dehors de limites de durée strictes : personne n'attend que l'autre le rappelle.

Le cadre de pensée auquel chacun se réfère conditionne la manière d'aborder et de vivre la relation de prostitution. Dans cette transaction marchande, celui qui achète un service sexuel peut être un dominateur ou un client, voire se considérer et être considéré comme un amant de passage. Il en va de même pour les « escorts » qui peuvent se considérer comme dominées, dominantes, prestataires de services ou amantes de passage.

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