Intervention de Sophie Avarguez

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 27 février 2014 : 1ère réunion
Prostitution — Audition de mmes sophie avarguez directrice du département de sociologie de l'université de perpignan et aude harlé maîtresse de conférences en sociologie

Sophie Avarguez, directrice du département de sociologie de l'Université de Perpignan :

Pour les jeunes du département, le passage de la frontière est associé à trois activités : faire ses courses, faire la fête et fréquenter les clubs de prostitution. Cette dernière activité s'inscrit dans le prolongement d'un certain modèle de consommation.

Les activités commerciales déployées en périphérie du centre-ville de La Jonquera ont pour spécificité d'être destinées aux gens de passage, touristes et voisins frontaliers du Languedoc-Roussillon, et du reste de la France dans une moindre mesure. La consommation y est avant tout familiale et porte sur des biens de consommation courants. Les jeunes interrogés décrivent quant à eux la zone frontalière comme une zone de consumérisme rapide, facile et pas cher. Leurs achats portent essentiellement sur les cigarettes, l'essence et l'alcool. Il s'agit toujours d'achats en volume, qui s'inscrivent dans une offre marchande diversifiée. À titre indicatif, cette ville de 3 000 habitants compte environ 400 commerces, 46 restaurants, 16 stations-service et 16 supermarchés. L'ouverture, en mai 2013, d'un centre commercial de 12 000 mètres carrés, illustre la démesure des structures commerciales de cette ville.

Les jeunes comparent l'usage de cette zone à celui du « duty free » d'un aéroport. Ils la perçoivent comme un « entre-deux », qui n'est « ni la France, ni l'Espagne » et où prime l'échange commercial.

Nous avons pu mettre en évidence une figure idéale typique du jeune consommateur frontalier. Sa consommation est ritualisée, codifiée et porte sur des produits ciblés perçus à bas prix. Elle s'inscrit par ailleurs dans une temporalité limitée. Aussi le phénomène prostitutionnel ne peut-il s'apparenter à du tourisme sexuel, dans la mesure où les personnes ne restent pas sur place.

La prostitution de La Jonquera s'inscrit dans les flux frontaliers ainsi décrits. Deux types d'activités prostitutionnelles y cohabitent : la prostitution de rue et la prostitution en club. Le phénomène prostitutionnel concerne majoritairement des femmes migrantes, roumaines, bulgares ou nigérianes, d'une tranche d'âge de 18 à 30 ans. La zone compte quatre clubs, dont deux sont situés en périphérie de la commune. Les Français frontaliers en sont les principaux clients.

Comme cela a été dit plus tôt, les jeunes interrogés n'évoquent que la prostitution en club. Ils ne parlent d'ailleurs pas de « prostitution », mais disent « aller voir les filles ». La prostitution est totalement euphémisée dans leurs propos.

Les entretiens nous enseignent que même si la frontière est aisément franchissable grâce à la suppression des barrières douanières, il demeure une frontière mentale et subjective, autour de laquelle s'organise la prostitution. Le champ lexical relevé dans le discours des jeunes est particulièrement révélateur de cet « effet frontière », comme un désinhibiteur favorisant le passage à l'acte. Presque tous mettent l'accent sur le « dépaysement » et le « changement », qui s'appliquent aux lieux, aux personnes et à eux-mêmes. En témoignent des expressions récurrentes telles que « Ici, c'est pas pareil » ou « Chez moi, je ne l'aurais pas fait ». Pour expliquer cela, les jeunes invoquent le cadre légal qui encadrerait l'activité prostitutionnelle dans les clubs ainsi qu'une absence de jugement moral, dans la mesure où, là-bas, l'activité prostitutionnelle est visible, permise et officielle. La proximité géographique facilite du reste l'accès aux clubs, mais les jeunes situent ces clubs dans un « ailleurs ».

La consommation est bien la finalité du franchissement de la frontière espagnole. Le langage des jeunes renvoie souvent à cette notion d'objet de consommation. En matière de prostitution, ils parlent de « belle occase », d'une « affaire à ne pas laisser passer », de « bon produit », de « belle caisse » ou encore de « bon rapport qualité-prix ». Parmi les expressions les plus utilisées, figurent « consommer une fille » ou « Tu payes et tu l'as ». Le vocabulaire, le même que pour l'achat de produits, évoque les caractéristiques du discount, de l'abondance et de la fugacité : « Il y a du choix », « C'est pas cher comparé à la France », « C'est vite fait, un aller-retour et hop ! ». Cette consommation est présentée comme étant à la portée de tous. Les jeunes sélectionnent le « produit » : ils insistent sur les différences physiques et ethniques des filles. La possibilité de choix du client devant un nombre important de jeunes femmes génère un sentiment de toute-puissance, l'impression qu'ils peuvent toutes les posséder. Ce pouvoir prend racine dans l'affirmation de soi et que le client est roi.

Les jeunes évoquent la qualité des différents établissements et comparent la « marchandise » proposée. Ils soulignent systématiquement les avantages supposés des clubs par rapport à la rue : de bonnes conditions d'hygiène, des filles présentées comme étant belles et en bonne santé. Les clubs renvoient l'idée d'une « marchandise » abondante, belle et saine. Les filles sont présentées comme des produits et les services sexuels sont considérés uniquement à l'aune de la transaction commerciale.

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