Intervention de Aude Harlé

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 27 février 2014 : 1ère réunion
Prostitution — Audition de mmes sophie avarguez directrice du département de sociologie de l'université de perpignan et aude harlé maîtresse de conférences en sociologie

Aude Harlé, maîtresse de conférences en sociologie :

Nous nous sommes intéressées aux incidences de ce phénomène banalisé, inscrit dans le paysage local et culturel, sur les représentations de la sexualité et sur les rapports hommes-femmes, dans le contexte spécifique des jeunes du département et de la valorisation de la prostitution en club.

Une première information intéressante provient de nos entretiens avec les animatrices du Planning familial. Dans le cadre des animations qu'elles réalisent auprès des jeunes dans les collèges, lycées et centres de formation, parallèlement aux thèmes évoqués dans tous les plannings familiaux - contraception, « première fois », infections sexuellement transmissibles-, les jeunes des Pyrénées-Orientales abordent systématiquement le sujet de la prostitution. Dans leurs représentations, la sexualité y est fortement associée.

S'agissant des jeunes, nous avons choisi de ne pas cibler spécifiquement nos entretiens sur les clients potentiels des clubs. Nous avons ainsi rencontré des jeunes de différents milieux sociaux et zones géographiques du département, hommes et femmes. Nous constatons que les discours et échanges verbaux par lesquels se diffusent les pratiques prostitutionnelles participent à l'intériorisation de certaines normes, y compris pour les personnes qui ne fréquentent pas les clubs.

La première norme diffusée porte sur la socialisation à une certaine « virilité », qui met en évidence la domination des femmes ainsi que la mise en avant du caractère hétérosexuel de la sexualité des hommes. La fréquentation des clubs revêt un caractère collectif et festif très important. Les jeunes hommes s'y rendent en groupe, s'affichent et évoquent leur expérience à leur retour. Deux jeunes nous ont même indiqué n'avoir jamais fréquenté un club mais faire semblant d'y avoir déjà été, car cela « fait bien ». Très souvent, la fréquentation du club s'inscrit dans une « initiation à la virilité ». Elle peut être opérée par une personne ayant un rôle éducatif - l'animateur sportif, l'entraîneur, même le grand-père pour l'un des jeunes interviewés- ou encore par un habitant de la région envers un nouvel arrivant. La dimension initiatique est importante : par ce biais, on se transmet quelque chose dans la « communauté des hommes » et on assiste au retour de pratiques désuètes telles qu'une séance d'initiation offerte à un jeune atteignant sa majorité.

Dans cette initiation, l'hétéronormativité est extrêmement marquée. Les jeunes insistent sur le fait qu'ils ne se rendent au club qu'entre hommes et que ne s'y prostituent que des filles. En cela, ils maintiennent une séparation forte entre le groupe des hommes et le groupe des femmes et véhiculent une certaine idée de la sexualité. Celui qui ne se rend pas au club avec le groupe est « soupçonné » d'homosexualité. Nous pouvons nous interroger sur le caractère profondément intrusif de l'initiation : cette dimension n'est pas mise en avant par les jeunes. L'exemple du jeune à qui l'on « offre une fille » pour le dépuceler, pratique qui semble désuète, voire dépassée, dans les autres départements français, illustre bien l'intrusion dans sa vie de l'organisation, voire le contrôle de sa sexualité par le groupe de pairs.

Au-delà de cet aspect initiatique, les jeunes hommes envisagent les clubs comme l'un des derniers bastions qui leur sont réservés. Alors que les femmes commencent à investir par exemple le monde du rugby et de l'armée, traditionnellement très masculins, les clubs restent à leurs yeux un privilège réservé aux hommes. Les jeunes hommes idéalisent un monde dans lequel les hommes resteraient entre eux. Dans leur discours, cette idéalisation de la classe des hommes est telle qu'elle transcende les autres classes sociales. Dans ces clubs, « Il y a tout », nous disent les jeunes, « le chômeur, l'homme politique, le sportif connu... ». Ce qui les rassemble, c'est le fait d'appartenir à une « classe supérieure », celle des hommes. Pour eux, il s'agit d'un vrai privilège.

Dans le discours sur la sexualité, tenu tant par les jeunes hommes que par les jeunes femmes, les clubs légitiment et valorisent l'idée d'une sexualité pulsionnelle, irrépressible et incontrôlable des hommes. « Heureusement que les clubs sont là ! », indiquent-ils. Ils offriraient un espace aux prédateurs et aux chasseurs, leur permettant d'assouvir ce qui est présenté comme des « pulsions ». Des arguments similaires sont tenus par les habitants de La Jonquera : les clubs protégeraient les autres femmes de ces prédateurs. Pour les jeunes, les clubs attestent ce que Françoise Héritier appelle la « licéité de la pulsion masculine », irrépressible et qu'une loi ne pourrait encadrer.

Aux yeux des jeunes, les clubs légitiment ainsi l'idée d'une différence de nature, donc immuable, entre hommes et femmes, que nulle mesure sociale ou politique ne pourra changer. Il est intéressant de constater que cette conception des rapports entre hommes et femmes n'a pas d'influence sur leur perception des autres domaines des relations hommes-femmes. Ainsi, ils trouvent anormal qu'une femme gagne moins qu'un homme à travail équivalent ou qu'elle prenne en charge toutes les tâches domestiques. La sexualité, en revanche, reste un aspect des relations hommes-femmes où les différences doivent s'exprimer. Dans ce discours, la construction sociale et culturelle de la sexualité n'est jamais évoquée : elle est même niée.

Le discours des jeunes femmes est rarement pris en compte. Or, dans le cadre spécifique des Pyrénées-Orientales, elles ne peuvent pas échapper aux discours des hommes sur le sujet. Yoshée De Fisser, co-auteure de l'étude et auteure d'un mémoire sur le sujet, a décrit la souffrance de « l'être femme » et le malaise qui découle de la fascination des jeunes hommes envers les clubs de prostitution frontaliers.

Le premier aspect de cette souffrance concerne la peur de la transmission de maladies. Des jeunes femmes évoquent leur crainte que leur ex petit ami, leur compagnon actuel ou leur futur mari fréquente les clubs et leur impuissance face à cela. De ce discours ressort l'idée, sans qu'il leur soit parfois possible de la détailler davantage, que « ça fait mal » de savoir que leur compagnon a déjà été au club et qu'il peut y aller encore, aujourd'hui ou à l'avenir. Elles en sont blessées.

Le phénomène prostitutionnel a par ailleurs des incidences dans la vie intime des couples. Pour certaines des femmes rencontrées, il peut être source de pression, voire de chantage : « Si tu ne me fais pas ce que je demande, je vais au club ». Une jeune femme interviewée a quant à elle décidé de prendre les devants : « Je fais tout ce qu'il faut pour qu'il n'y aille pas », nous indique-t-elle. L'idée que les personnes prostituées ont une connaissance, un savoir, conduit à rechercher une équivalence dans les « performances ».

Nous pouvons également retenir de leur discours la volonté, pour se rassurer, de se distinguer davantage des personnes prostituées : « Il va au club, cela me blesse, mais moi, je suis une fille bien » ou encore « Moi, je ne pourrais pas ! ». Nous observons que ces jeunes femmes s'identifient presque systématiquement aux personnes prostituées, que ce soit pour s'y comparer, en tant que femmes, ou pour s'en distinguer. Les jeunes hommes, quant à eux, ne se mettent jamais dans la peau des femmes qui se prostituent dans les clubs.

Enfin, lorsqu'elles parlent de sexualité, les jeunes femmes n'évoquent jamais leur propre plaisir ou désir. À travers les discours sur la prostitution, seul le plaisir des hommes est diffusé et valorisé.

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