Intervention de Florence Montreynaud

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 27 février 2014 : 1ère réunion
Prostitution — Audition de Mme Florence Montreynaud historienne et M. Lucas Chuffart co-fondateur du réseau zéromacho des hommes contre la prostitution

Florence Montreynaud, historienne :

Merci de votre invitation.

J'aborderai en premier lieu la question des « prostitueurs », terme que je préfère à celui de « clients » qui valide implicitement une analyse économique de la prostitution, entendue dès lors comme un service comme un autre. Si le mot « prostituée » est d'usage courant, le mot « prostitueur » doit pouvoir désigner l'agent qui y a recours. Il y a plusieurs années, j'avais remarqué dans un article qu'en anglais le prénom « John », prénom le plus courant, est utilisé pour désigner le prostitueur, soulignant ainsi qu'il s'agit de « Monsieur tout-le-monde ».

La réflexion que je partagerai avec vous est formée par les travaux de Sven-Axel Månsson, le plus grand spécialiste mondial de la problématique des prostitueurs (terme que lui-même n'emploie pas) et de Kathleen Barry, dont le dernier ouvrage, qui n'a pas été traduit en français à ma connaissance, s'intitule « La prostitution de la sexualité ». Ce titre résume bien l'un des enjeux de la prostitution : la sexualité s'inscrit dans le domaine de l'intime et l'intime ne peut être vendu sans qu'il y ait aliénation de la dignité.

Sven-Axel Månsson a publié sa première étude sur les prostitueurs en 1985. Il distingue six profils types de prostitueurs, en fonction de la nature de ce qu'ils cherchent dans la prostitution. L'objet de leur recherche va définir leur identité, ce qui influera naturellement sur les mesures de prévention ou de sanction les plus efficaces. Veuillez m'excuser pour la vulgarité des termes que j'emploierai pour détailler ces profils types. J'estime que dans certains domaines, ces termes sont souvent plus adaptés que les circonlocutions.

Le prostitueur qui répond au profil dit « fast food » considère la prostituée comme un cloaque. Cet homme est infantile, il ne sait pas contrôler sa sexualité ; il pourrait peut-être commettre des viols.

Le second profil « cherche une pute » ; il a le fantasme de la « sale pute ». Il est excité, curieux, dans la séduction et le mépris à la fois. Il est imbibé de pornographie et projette son propre mépris de lui sur l'autre, en se purifiant de sa haine sur l'autre.

Le troisième profil cherche « un autre type de sexualité ». Il adopte le discours classique : « Ma femme ne veut pas ». Très adepte de pornographie, il se montre curieux de connaître « autre chose » que ce qu'il connaît avec sa femme.

Le quatrième profil, à la recherche « d'un autre rôle que le rôle traditionnel de l'homme », qui doit draguer et séduire, se situe dans un désir de passivité. Il cherche une inversion des rôles traditionnels, un abandon du contrôle, de la puissance, du rôle viril traditionnel. Ce type d'hommes demandera par exemple à être dominé dans les relations sexuelles (masochisme ou position de la femme sur l'homme).

Le cinquième profil recherche « un autre type de femme ». Il se sent menacé par le changement des rapports hommes-femmes dans la société, ce qu'il compense avec sa puissance sexuelle. Il s'agit d'un « pauvre type », qui fréquentera des prostituées dans d'autres pays où, enfin, il pourra retrouver un rôle traditionnel. Violemment antiféministes, les hommes répondant à ce profil fonctionnent en groupe d'hommes, qui se renforcent dans leur rôle traditionnel.

Le sixième profil adopte le discours « il n'y a pas d'autre femme pour moi ». Se percevant comme un perdant, moche, vieux, même si cela n'est pas vrai, il peut éventuellement devenir violent.

Dans un ouvrage fondamental paru en 2006, « Les clients de la prostitution : l'enquête », Claudine Legardinier et Saïd Bouamama décrivent les prostitueurs. Le point essentiel à retenir est le suivant : tous les hommes interrogés se disent déçus.

J'ai moi-même rencontré et écouté de nombreux prostitueurs. Je retrouve globalement la classification fine proposée par Sven-Axel Månsson. Pour certains d'entre eux, le risque constitue l'élément essentiel du plaisir et du choix d'aller voir une prostituée. L'interdiction ne fera que les exciter davantage. Inversement, une majorité de prostitueurs sont des « trouillards » : s'ils jouissent aujourd'hui d'un sentiment d'impunité, ils ne prendraient pas le risque de recevoir une amende à leur domicile conjugal. La notion de sanction, plus que l'importance du montant de l'amende, est pour eux déterminante.

Je souhaite aborder à présent un sujet plus original que je suis la seule à avoir étudié en France : celui des hommes qui refusent la prostitution. Sven-Axel Månsson, avec qui j'ai eu l'occasion de discuter de mes recherches, m'a indiqué que mes conclusions rejoignent celles d'une équipe danoise ayant également travaillé sur ce sujet dans un cadre universitaire.

Les hommes qui refusent la prostitution sont majoritaires, même si l'on ne dispose pas de données précises à ce sujet. Même si on peut imaginer qu'un homme sur deux a déjà payé pour cela, surtout parmi les générations qui ont effectué leur service militaire, il n'en demeure pas moins qu'un homme sur deux n'a jamais eu recours à la prostitution. Le chiffre d'affaires global de la prostitution n'est d'ailleurs généré que par une toute petite minorité d'hommes, pour qui le recours à la prostitution est lié à un comportement addictif. En m'appuyant notamment sur les travaux de Suzanne Képès, médecin psychothérapeute, je distingue deux types d'hommes qui refusent la prostitution.

Pour le premier groupe d'hommes, majoritaire, diverses peurs sont à l'origine de leur rejet de la prostitution. Pourquoi refusent-ils la prostitution ? Ils répondent « Je ne peux pas ». Parmi ces peurs on peut citer la peur des maladies (syphilis puis sida), la peur de la police (en raison d'un cadre légal ambigu sur la question) ou encore la peur pour sa réputation. Ces peurs motivent les campagnes lancées régulièrement par les municipalités pour décourager les prostitueurs. Ces campagnes sont efficaces d'ailleurs pour déplacer le problème, mais moins pour le résoudre. Les raisons du type « Je ne peux pas » ne s'appuient nullement sur un sentiment d'empathie envers les personnes prostituées.

Le second groupe d'hommes, que j'étudie maintenant depuis dix ans, rassemble les hommes qui refusent la prostitution pour des raisons psychologiques ou idéologiques centrées sur l'autre. Je distingue deux catégories d'hommes dans ce groupe :

- ceux qui n'ont « pas envie » de ce type de rapports, et qui réservent les rapports intimes à des personnes qui leur plaisent et à qui ils plaisent : ils ne conçoivent pas de rapports sexuels sans un désir réciproque ;

- ceux qui ne « veulent pas » contribuer au système prostitueur, en vertu d'un raisonnement politique ou idéologique qu'ils ont construit, car depuis vingt ans, grâce aux médias attirés par les informations « sensationnelles » - dont j'ai pu d'ailleurs déplorer les démarches -, personne ne peut plus ignorer les tortures et les horreurs que subissent les personnes prostituées et s'exonérer de sa responsabilité en recourant à la prostitution.

La prostitution est toujours abordée sous l'angle de la personne prostituée. Or, il s'agit d'un problème d'hommes. Je me suis donc intéressée à ces hommes, j'ai interrogé mon entourage, des connaissances, des inconnus. Ayant été élevée dans l'idée que tous les hommes avaient payé ou pouvaient payer pour une femme, j'ai constaté, à ma grande surprise, que de nombreux hommes avaient résisté à cela. J'ai donc cherché à savoir ce qui conduit un homme à résister à cet environnement où tout les pousse à « consommer de la femme » sous différentes formes. Pour cela, j'ai rencontré et je continue de rencontrer ces « résistants », à raison de quatre ou cinq personnes par mois, que j'interroge longuement pour comprendre ce qui, dans leur enfance, leur formation, leur histoire, les a conduits à refuser la prostitution. Cette analyse est l'objet de mon prochain ouvrage. Les éléments que je vous livre aujourd'hui ne sont à ce stade que des hypothèses étayées sur de très nombreuses rencontres.

À chaque homme que j'interroge, je pose la question suivante : « Quand avez-vous compris en quoi consiste la prostitution et quelle a été votre réaction à l'époque ? ». Je constate que la décision de ne pas payer pour un acte de prostitution prend son origine très tôt dans l'adolescence, entre douze et quatorze ans. Deux types d'hommes se distinguent : ceux qui pensent tout de suite « Moi jamais ! » et ceux qui pensent « Pourquoi pas ? ». J'en déduis qu'il faut intervenir à l'école, avant la puberté. Les hommes qui, dans leur enfance, ont lu le passage sur Fantine dans « Les Misérables » en ont été marqués à vie. De manière opposée, le film « Pretty Woman » a inculqué à toute une génération une vision glamour de la prostitution et du prostitueur.

En 2004, j'ai eu l'idée de constituer un réseau d'hommes qui refusent la prostitution. J'ai rédigé un premier manifeste. Disponible sur le site Internet du réseau « Encore féministes ! », il a été signé par 220 hommes, pour la plupart assez connus.

Il y a quatre ans, avec Lucas Chuffart et d'autres amis, nous avons eu l'idée d'un autre manifeste, portant une parole d'hommes disant « Non à la prostitution » et « Oui à la liberté sexuelle, au désir et au plaisir partagés ». Ces deux phrases sont inséparables, car si la première peut facilement rassembler une majorité de la population française, la seconde génère davantage de débat. Le manifeste demande aux pouvoirs publics :

- de cesser de pénaliser les personnes prostituées ;

- de réprimer le proxénétisme ;

- d'instaurer ou de renforcer, dès l'école, une éducation sexuelle et affective non-sexiste, dans le respect de l'autre, de sa liberté, de ses choix et de ses désirs ;

- d'instituer une sanction contre les prostitueurs. Force est de constater que ce dernier point a recueilli beaucoup moins de suffrages que les précédents.

Nous sommes heureux de constater que ces demandes sont aujourd'hui reprises dans la proposition de loi en discussion.

Pour des raisons d'efficacité, nous avons souhaité que le manifeste ne soit signé que par des hommes. Environ 2 400 hommes de 54 pays l'ont signé. Ces hommes ne s'estiment pas meilleurs que les autres, mais se différencient des machistes par leur volonté de travailler sur eux-mêmes, par leur respect des femmes et par leur conception de la sexualité comme quelque chose d'intime qui exclut des rapports marchands. Ils identifient le « zéromachisme » comme un idéal vers lequel ils souhaitent tendre.

La prostitution et les réseaux ignorent les frontières. La résistance doit donc faire de même. Aussi, j'ai souhaité envisager Zéromacho comme un réseau international. J'ai visité jusqu'ici une quinzaine de pays pour y rencontrer des « zéromachos ». En Allemagne, la publication, hier matin dans le « Spiegel Online », de l'interview d'un zéromacho, a permis de recueillir 85 signatures en vingt-quatre heures dans ce pays. J'ai eu l'occasion d'échanger avec ces nouveaux signataires, pour qui la France est devenue un modèle depuis le vote de la proposition de loi à l'Assemblée nationale. Dans un pays où les bordels foisonnent et où l'air du temps est à la marchandisation de la sexualité, tous me demandent de les aider à organiser des rencontres et des actions collectives. J'ai par ailleurs été contactée par le magazine « Emma », principal magazine féministe en Allemagne et seule opposition publique à la politique allemande favorable à la prostitution. Extrêmement intéressé par notre démarche, le magazine souhaite développer des actions comparables en Allemagne, s'appuyant sur des hommes.

À mon sens, la solution à la prostitution proviendra des hommes. L'opposition à la prostitution est bien plus audible lorsqu'elle provient de jeunes hommes, tels que les trois porte-parole de Zéromacho. Leur refus de la prostitution suffit à faire s'effondrer tous les arguments que certaines personnes prostituées nous opposent habituellement au titre de leur liberté et de leur « métier ».

La prostitution associe deux mondes qui n'ont aucun rapport : la misère, les déplacements de populations et la torture du côté de l'offre ; le malaise et le mal-être du côté de la demande. La rencontre de ces deux malheurs ne produit rien de bon : elle n'aide pas les femmes à sortir de la précarité et ne résout pas les problèmes psychologiques et sexuels des hommes avec leurs femmes. Agir sur la demande des hommes permettra de battre en brèche cette conception erronée que la sexualité est un service comme un autre.

Face à un sujet extrêmement lourd, nous agissons sur le mode de l'humour. Nous avons par exemple produit un autocollant « Osons la masturbation » contre la prostitution. Le message est le suivant : si vous en avez vraiment besoin, Messieurs, vous avez tous un instrument à disposition !

Je laisse à présent la parole à M. Lucas Chuffart, cofondateur du réseau Zéromacho et rédacteur du manifeste, qui détaillera les actions que nous menons contre la prostitution et pour l'égalité.

1 commentaire :

Le 19/03/2015 à 00:27, LeSage a dit :

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La classification par profil est très orientée "anti prostitution".

Il existe aussi des "prostitueurs" qui viennent chercher de l'affection, qui ne sollicitent pas de rapports sexuels, qui tombent amoureux de leur "pute" avec laquelle ils entretiennent des rapports basés sur le respect.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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