Intervention de François Rebsamen

Réunion du 30 avril 2014 à 14h30
Don de jours de repos à un parent d'enfant gravement malade — Adoption définitive d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de François RebsamenFrançois Rebsamen :

Monsieur le président, madame la présidente de la commission, madame la rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, il revient à la Haute Assemblée d’examiner aujourd’hui la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, visant à permettre le don de jours de repos à un parent d’enfant gravement malade.

Déposé par le député UMP de la Loire Paul Salen, ce texte tend à autoriser un salarié à renoncer, anonymement et sans contrepartie, avec l’accord de son employeur, à des jours de repos, au profit d’un autre salarié de l’entreprise ayant la charge d’un enfant de moins de 20 ans atteint d’une maladie grave ou d’un handicap ou victime d’un accident rendant nécessaire une « présence soutenue ».

Il est vrai qu’il n’est de plus grande injustice que de voir son enfant frappé par une maladie grave.

Tous les types de jours de repos sont concernés par le dispositif de cette proposition de loi – RTT, jours de récupération ou congés payés ordinaires –, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Cependant, pour les congés annuels ordinaires, seuls peuvent faire l’objet d’un don les jours au-delà du vingt-quatrième.

D’emblée, je veux dire que je comprends tout à fait les motivations louables, humaines, qui ont présidé au dépôt de ce texte. Le député Paul Salen s’est inspiré de l’initiative de salariés de sa circonscription : en 2009, touchés par le drame que vivait l’un de leurs collègues, ils avaient mobilisé 170 jours de RTT pour lui permettre de rester au chevet de son enfant atteint d’un cancer en phase terminale.

Cette démarche est empreinte d’un grand humanisme. Le don est un acte suffisamment rare, dans notre société où beaucoup de choses s’achètent ou s’échangent, pour être souligné. Le don n’appelle rien en retour, il s’agit d’un acte gratuit, de pure générosité.

Cette proposition de loi appelle toutefois une position nuancée de la part du Gouvernement.

Mais avant d’aborder la question au fond, je voudrais dire ma compassion pour les parents qui subissent la terrible épreuve de la maladie d’un enfant. Cette tragédie et la douleur qu’elle provoque s’accommodent mal des contraintes administratives et légales. Comment ne pas comprendre que des parents veuillent accompagner leur enfant gravement malade, parfois jusqu’à la mort, en restant auprès de lui ? Comment accepter que la loi soit un frein à ce qui semble légitime ?

Le code du travail permet déjà à un parent d’un enfant gravement malade de s’absenter, au titre d’un congé de présence parentale, d’une durée de 310 jours sur une période maximale de trois ans. Cependant, un temps imparti est par nature arbitraire. Le passage d’un seuil à l’autre a systématiquement quelque chose d’injuste, et même, dans certaines situations dramatiques, de profondément injuste.

Pour autant, nous devons tout de même nous interroger sur l’opportunité de légiférer en la matière, alors que beaucoup estiment qu’il y a trop de lois, que les règles du code du travail sont déjà suffisamment lourdes et complexes, et qu’un effort de simplification est demandé sur toutes les travées.

Je voudrais émettre des réserves, tenant d’abord au fait que les jours de repos répondent à un impératif de protection de la santé des salariés. Le droit du travail dans son ensemble s’est construit autour de ce principe : aux sociétés d’entraide, inspirées par la solidarité, a succédé la codification par la loi, le règlement, pour protéger les salariés, assurer leur sécurité, leur permettre de préserver leur santé. Les jours de repos, conquis progressivement et de haute lutte, répondent, dans l’histoire du droit du travail, à un impératif de protection des salariés. Ils doivent donc être préservés autant que possible. En tant que gouvernants et législateurs, nous sommes aussi les gardiens d’un ordre public social qui ne peut être défait, même pour les motifs les plus honorables.

Un autre élément doit nous pousser à nous interroger : le congé est non pas un capital ou un patrimoine, mais un droit. En ce sens, il ne peut, a priori, s’échanger ; de la même manière, on ne peut échanger d’autres droits tels que ceux aux indemnités de chômage ou de maladie. Le congé a vocation à être pris, pas à être échangé, fût-ce dans le cadre d’un aussi beau geste que le don.

Je ne trouve pas souhaitable que la solidarité résulte de l’assemblage de dons individuels, de jours de congés en l’occurrence ; elle est d’abord collective et mutualisée : c’est la seule qui ne soit pas aléatoire. Si l’on y réfléchit plus avant, la mise en œuvre concrète de ce genre de dons serait nécessairement imparfaite et risquerait d’être inégale entre salariés, selon le mode d’aménagement du temps de travail –nombre de parlementaires sont opposés aux RTT, ce régime peut donc être amené à évoluer –, les durées différentes des congés, la taille de l’entreprise ou le pouvoir décisionnaire de l’employeur.

Je mesure combien ce que je suis en train de dire pourra sembler iconoclaste à l’extérieur de cet hémicycle, mais je suis obligé de tenir ces propos, parce que, en tant que gouvernants et représentants de la nation, l’une de nos missions est de maintenir les conditions de l’égalité.

Pour autant, il ne s’agit bien évidemment pas de briser les élans de solidarité. Si de telles pratiques de don venaient à l’emporter, on ne pourrait que se féliciter de la mobilisation, de l’altruisme d’hommes et de femmes qui décident de perdre – je ne dirai pas « sacrifier » – une partie de leurs droits par solidarité face à une situation humainement insupportable et déchirante.

Mais ne pas interdire signifie-t-il généraliser ? Je pose la question aux législateurs que vous êtes. Je le crois, l’instrument de la loi n’est pas le bon. Lorsque d’autres modes de régulation existent et qu’ils sont plus pertinents, il est inutile et superfétatoire de légiférer.

Des entreprises ont souhaité s’engager dans cette voie. L’une d’entre elles a signé avec certains syndicats un accord d’entreprise sur l’« absence enfant gravement malade », dispositif ouvrant la possibilité de dons de congés entre collègues de travail venant compléter un congé de vingt jours rémunéré à 75 % du salaire. Après le recours à ces vingt jours de congé, une période de recueil de dons de congés, limitée à deux semaines, peut être ouverte.

D’autres exemples pourraient être cités. Je pense à Casino : un accord d’entreprise a institué un fonds dénommé « plan congé de l’aidant familial », dont l’objet est de financer le maintien de la rémunération de salariés absents au titre d’un tel congé. Ce fonds est alimenté par des dons de RTT ou de congés, plafonnés à un certain nombre de jours.

Par ailleurs, un décret, paru au Journal officiel le 20 janvier 2013, a élargi aux fonctionnaires le bénéfice du congé de solidarité familiale, ceux-ci pouvant également être confrontés, en tant que parents, à des situations dramatiques. Le Gouvernement promeut donc, lui aussi, des avancées sur ce sujet, corrigeant l’inégalité qui existait entre salariés du public et salariés du privé afin de permettre à tous d’accompagner au mieux la fin de vie d’un être cher. Le droit du travail évolue ainsi pour mieux répondre aux besoins des salariés et des familles.

Enfin, le droit du travail se construit aussi sur des accords passés entre les partenaires sociaux. À cet égard, je dois dire que deux organisations patronales et deux organisations syndicales, parmi les plus représentatives, sont très réservées à l’endroit d’une telle initiative législative – je dis bien « législative » – en la matière.

Attaché au dialogue social à la française, je plaiderais plutôt pour une concertation préalable avec les organisations syndicales et patronales, en vue de faire évoluer nos pratiques et notre droit.

Telles sont donc, mesdames, messieurs les sénateurs, les réserves que je voulais exprimer au nom du Gouvernement sur cette proposition de loi. À mon sens, le législateur doit savoir prendre la distance nécessaire et surtout faire confiance aux partenaires sociaux, à leur capacité à conclure des accords quand le besoin s’en fait sentir. La loi, je l’ai dit, n’est pas le seul instrument de régulation ; on peut aussi faire appel à l’intelligence collective des forces sociales, qui savent passer des accords dans les entreprises.

Par-delà les complexités que l’adoption du présent texte risque de susciter et les contentieux qui pourraient émerger par la suite, notamment à propos de la définition précise de ce qu’est un accident grave, légiférer pour instaurer un don de congés individuel revient, je le dis comme je le ressens, à renoncer à un choix collectif de solidarité qui fonde notre société et, au-delà, les valeurs de la gauche, pour le remplacer par une somme de choix individuels qui, aussi généreux soient-ils, restent individuels et ne sauraient constituer les fondements de notre vie en commun.

Vous l’aurez compris, le Gouvernement considère que la loi ne peut répondre à ces situations de détresse. Mais, face à des épreuves aussi douloureuses, il n’existe pas de bonne solution ; aussi le Gouvernement s’en remettra-t-il à la sagesse du Parlement.

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