En revanche, dès lors que les propos tenus entrent dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, seule cette dernière est applicable. C’est notamment le cas en matière de provocation à la haine raciale ou d’apologie de crimes contre l’humanité, qui inclut l’apologie du génocide arménien.
Là aussi, les voies de recours existent.
J’en viens maintenant aux trois difficultés majeures que nous paraît soulever cette proposition de loi.
Tout d’abord – on ne peut le nier –, l’examen de ce texte s’inscrit dans le cadre du débat actuel, plus large, sur la légitimité des « lois mémorielles », notion utilisée pour désigner sept lois, adoptées au cours des vingt dernières années, par lesquelles le législateur a, au nom du devoir de mémoire, porté une appréciation sur des périodes ou des acteurs de l’histoire.
Je citerai à ce titre la loi du 21 mai 2001 sur la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation en faveur des Français rapatriés.
Ces lois soulèvent une question de principe : nous appartient-il à nous, législateur, de qualifier juridiquement le passé et d’assortir ces qualifications de sanctions pénales ? La commission des lois considère qu’il s’agit là d’un domaine dans lequel il importe d’être extrêmement prudent.
D’ailleurs, s’agissant des massacres commis en 1915, un important travail de recherche historique reste à accomplir sur la compréhension des causes du génocide, la détermination des auteurs ou encore le rôle joué par d’autres minorités dans la perpétration de ces actes, par exemple. Or la crainte de faire l’objet de poursuites pénales pourrait entraver la tâche des historiens qui travaillent pourtant de bonne foi sur ces sujets complexes.
Avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, nous pouvons désormais prendre position sur des sujets importants par le biais de résolutions, sans recourir à la loi, qui a vocation à édicter des normes invocables devant les tribunaux. C’est tout à fait autre chose !
En tout état de cause, la commission des lois partage pleinement les conclusions de M. Bernard Accoyer dans son rapport de 2008 sur les lois mémorielles, où il est préconisé de renoncer désormais à la loi pour porter une appréciation sur l’histoire ou la qualifier.
La deuxième difficulté soulevée par ce texte est qu’il ne nous paraît pas possible d’ignorer les répercussions que serait susceptible d’entraîner l’adoption de cette proposition de loi dans la société turque.
Force est en effet de constater que la question du génocide arménien est encore largement taboue en Turquie, même si un début d’évolution semble se manifester au sein de la société civile et du monde universitaire.
À cet égard, comme l’ont affirmé plusieurs intellectuels turcs favorables à une évolution des autorités sur ce sujet, l’adoption de la présente proposition de loi ne pourrait que contrarier ce mouvement, à rebours de l’objectif poursuivi.
Cette proposition de loi ne contribuerait pas non plus à encourager le timide réchauffement des relations entre la Turquie et l’Arménie, engagé depuis l’été 2008.
Comme on l’a rappelé, ces deux États ont signé le 10 octobre 2009 à Zurich deux protocoles sur l’établissement de relations diplomatiques et le développement de relations bilatérales, en présence notamment du ministre français des affaires étrangères et européennes.
Sans doute la mise en œuvre de ces protocoles est-elle lente et difficile. Mais précisément, l’adoption de la présente proposition de loi ne pourrait que nuire aux efforts réalisés par la France pour soutenir ce processus.
Là aussi, soyons très clairs : la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui ne doit pas être envisagée comme un débat pour ou contre la Turquie.
La véritable question est la suivante : appartient-il au juge pénal français de s’immiscer dans une question qui regarde avant tout les Turcs et les Arméniens ?
Non seulement nous ne le pensons pas, mais nous estimons en outre que la proposition de loi pose de réels problèmes constitutionnels. Il s’agit là de la troisième difficulté posée par ce texte.
J’en viens en effet au cœur du dispositif de la proposition de loi et aux raisons juridiques qui ont conduit la commission des lois à proposer au Sénat de lui opposer une motion d’irrecevabilité.
La proposition de loi nous paraît en effet présenter le risque d’être contraire à plusieurs principes constitutionnels : risque de contrariété avec le principe de la légalité des délits et des peines, d’une part, risque d’atteinte excessive au droit à la liberté d’expression et d’opinion, d’autre part.
Je développerai plus largement ces deux arguments au moment de défendre la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Pour l’instant, je souhaiterais attirer l’attention sur le fait que la proposition de loi diffère très sensiblement de la loi Gayssot.
En effet, la pénalisation de la contestation de la Shoah a fait l’objet de conventions internationales et de décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée. Rien de tel – oserais-je dire : hélas ! – s’agissant du génocide arménien.
Mettons-nous à la place d’un tribunal correctionnel qui serait saisi d’écrits ne niant pas frontalement l’existence du génocide arménien, mais le minimisant, affirmant qu’à tel ou tel endroit, il n’a pas eu lieu ou que telle ou telle personne n’y a pas participé. Sur quelle base solide s’appuiera-t-il pour décider si les écrits en question entrent ou non dans le champ de l’infraction pénale que l’on veut créer par cette proposition de loi ? Il y a là une difficulté majeure sur laquelle le Conseil constitutionnel ne manquerait pas de se pencher.
J’attire par ailleurs votre attention, mes chers collègues, sur le fait que le droit européen admet les infractions pénales tendant à limiter la liberté d’expression dès lors que celles-ci se rattachent à un objectif « actuel » de lutte contre la haine raciale et contre les discriminations.
En l’espèce, on ne peut pas dire qu’il y ait aujourd’hui en France, à l’encontre de nos compatriotes d’origine arménienne, un discours de rejet et de haine qui soit comparable à l’antisémitisme de la fin des années quatre-vingt.
Dans ces conditions, la création d’une infraction pénale serait très certainement considérée par le juge constitutionnel et par la Cour européenne des droits de l’homme comme portant une atteinte excessive à la liberté d’opinion et d’expression.
C’est pour ces deux raisons principales que la commission a décidé – à l’unanimité ! – d’opposer une motion d’irrecevabilité à la proposition de loi.
J’espère, mais la tâche était peut-être impossible, avoir dissipé les malentendus qu’a pu susciter chez certains la position adoptée par la commission des lois. En aucun cas il ne s’agit de minimiser l’importance des massacres commis en 1915, ni de prendre position en faveur de la Turquie au détriment de l’Arménie.
Nous considérons simplement que l’intervention du juge pénal dans le jugement de l’histoire soulève des problèmes de droit qui ne manqueraient pas d’être invoqués devant le Conseil constitutionnel.
Aussi la commission des lois vous propose-t-elle d’opposer à la présente proposition de loi l’exception d’irrecevabilité dans les conditions prévues par l’article 44 du règlement du Sénat.