Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Réunion du 26 novembre 2010 à 9h30
Loi de finances pour 2011 — Défense

Photo de Jean-Pierre ChevènementJean-Pierre Chevènement :

Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, mes chers collègues, la loi relative à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014 et portant diverses dispositions concernant la défense est évidemment remise en cause par la crise des finances publiques et les engagements, pris à Bruxelles par le Gouvernement, de ramener le déficit public à 3 % du PIB en 2013.

La mission « Défense » voit ses crédits réduits de 3, 6 milliards d’euros, réduction partiellement compensée par la croissance aléatoire de recettes exceptionnelles. Les trois rapporteurs spéciaux de la commission des finances évaluent la perte de ressources potentielle à ce titre à 5 milliards d’euros pour la période 2009-2014. Ils évoquent également un risque de « cannibalisation » des dépenses d’équipement par les dépenses de fonctionnement, un tel dérapage, à hauteur de 1, 2 milliard d’euros, ayant été observé en 2009. Ce n’est pas une petite encoche !

À cela s’ajoute le surcoût lié aux opérations extérieures, qui n’est pris en compte que partiellement par la réserve de précaution interministérielle. Au total, selon les rapporteurs spéciaux de la commission des finances, il pourrait manquer entre 10 milliards et 35 milliards d’euros sur l’ensemble de l’enveloppe prévue par la loi de programmation militaire.

Enfin, le risque n’est pas mince de voir les crédits du ministère de la défense servir de gisement d’économies, si les prévisions de croissance du Gouvernement – 2 % du PIB pour l’an prochain – devaient s’avérer trop optimistes, comme l’annonce l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, qui table sur une progression du PIB de 1, 6 % seulement. Vous devrez donc vous battre, monsieur le ministre d’État, défendre bec et ongles vos crédits ! Dans une enveloppe de plus en plus contrainte, vous êtes en effet affronté à des choix de plus en plus difficiles.

Vous recevez un héritage et vous allez exercer, du moins je l’espère, votre droit d’inventaire. Cependant, j’observe que l’argument industriel est passé avant l’argument militaire dans un certain nombre d’arbitrages. C’est ainsi que le « bourrage » de votre budget par l’acquisition de treize Rafale supplémentaires se fait au détriment des soixante-dix-sept Mirage 2000-D que le chef d’état-major de l’armée de l’air qualifiait, le 7 octobre 2009, d’« élément central de notre stratégie de modernisation de l’aviation de combat ».

La dégradation de notre capacité en matière d’aviation de transport militaire, consécutive au retard de l’Airbus A400M et à l’obsolescence des Transall, va se traduire par une baisse de notre capacité de projection. Alors qu’il est prévu que celle-ci soit forte de 30 000 hommes, cet objectif ne serait plus atteint qu’à hauteur de 95 % en 2011 et de 90 % en 2013.

J’observe que les effectifs, en exécution budgétaire, sont inférieurs de 4 000 équivalents temps plein travaillé aux prévisions. La modification brutale et injuste du régime de retraite des personnels non officiers est très mal ressentie. S’il est un arbitrage que vous auriez pu corriger, c’est bien celui-là ! Il est nécessaire de trouver une solution pour maintenir le minimum garanti, d’environ 600 euros par mois, après quinze ans de services. Un contrat de confiance a été passé avec nos soldats !

Il y a ainsi dans l’héritage que vous avez reçu, monsieur le ministre d’État, quelques mesures que votre autorité pourrait permettre de revoir. Elle en sortirait, croyez-le, renforcée.

Le diable se niche, dit-on, dans les détails. Le lance-roquettes unitaire, le LRU, devait remplacer le lance-roquettes multiples, le LRM, depuis l’interdiction des armes à sous-munitions, respectée par la France mais non par la Russie, les États-Unis, la Chine, le Pakistan, Israël ou l’Inde. Notons que, sur deux régiments LRM, l’un, celui d’Haguenau, a été supprimé, tandis que l’autre, celui de Belfort, devait être converti en régiment LRU, afin de permettre à l’armée de terre de conserver une capacité de frappe tout temps vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce que ne peut faire l’arme aérienne, beaucoup plus coûteuse.

Le chef d’état-major de l’armée de terre soulignait, en octobre 2009, la valeur dissuasive de ce système d’armes, dont sont dotés Américains et Britanniques, qui permet d’emporter une charge de soixante-dix kilogrammes à soixante-dix kilomètres, avec un écart décamétrique. Or la mise en place du LRU est décalée. Jusqu’à quand ? Peut-être nous le direz-vous, monsieur le ministre d’État. Les crédits de paiement, qui étaient de 25 millions d’euros en 2010, sont ramenés à 7, 8 millions d’euros pour 2011. Cela signifie que nous n’avons quasiment plus d’artillerie.

En effet, la loi de programmation militaire prévoyait par ailleurs la livraison, pendant la période 2009-2014, de soixante-neuf automoteurs à roues Caesar dotés d’un système d’artillerie de 155 millimètres. Quatre seulement seront livrés en 2011, contre vingt-cinq en 2010, tandis que les autorisations d’engagement tombent de 30 millions d’euros en 2010 à 1, 97 million d’euros en 2011. Est-ce bien sérieux ?

Les arbitrages financiers peuvent-ils se substituer à l’appréciation politico-militaire que nous vous demandons de porter, monsieur le ministre d’État ? Je souhaite que vous puissiez vous pencher sur ce dossier du LRU. Là aussi, votre autorité serait bien nécessaire.

Bien entendu, une loi de programmation militaire vaut aussi par la perspective politico-stratégique dans laquelle elle s’inscrit. En 2009, nous avons réintégré la structure militaire de l’OTAN, au prétexte de faire avancer la défense européenne. Il n’en est évidemment rien résulté de tel, bien au contraire ; jamais l’effort de défense des pays européens, en dehors de la Grande-Bretagne et de la France, n’a été aussi faible, puisqu’il a à peine atteint 1 % de leur PIB.

Vous ferez valoir, en sens inverse, les accords franco-britanniques. Mais chacun sait qu’ils s’inscrivent dans une logique strictement bilatérale et répondent à des considérations essentiellement budgétaires.

La France a accepté, par le traité de Lisbonne de 2008, que l’OTAN soit, pour les pays qui en sont membres, l’instance d’élaboration et de mise en œuvre de leur politique de défense. La réintégration du commandement militaire de l’OTAN par la France qui s’est ensuivie a un coût, en personnels et en crédits. Nous aimerions que vous l’évaluiez. Rappelons que l’OTAN accuse cette année un déficit de 650 millions de dollars, qui pourrait atteindre 1, 4 milliard de dollars en 2011.

Mais l’OTAN, ce n’est pas seulement une organisation, c’est aussi une politique. D’abord, c’est notre participation à la force internationale d’assistance à la sécurité, la FIAS, en Afghanistan. Celle-ci représente plus de 50 % du surcoût des opérations extérieures. Le sommet de l’OTAN de Lisbonne a semblé fixer le cap vers un retrait, sans préciser de calendrier, alors qu’il eût fallu réviser à la baisse les objectifs trop ambitieux arrêtés au sommet de Bucarest : nous n’exporterons pas la démocratie à l’occidentale en Afghanistan.

En refusant de nous fixer le seul objectif réaliste, à savoir dissocier les Pachtounes du terrorisme international d’Al-Qaïda, nous nous mettons dans un engrenage dont nous ne pourrons pas sortir honorablement.

À cet égard, la déclaration finale du sommet de Lisbonne ne signifie rien d’autre qu’un alignement sur les positions américaines à venir, quelles qu’elles soient. Nous n’avons d’autre moyen de peser sur les décisions, qui seront prises le moment venu par le président américain, que l’influence que peut-être vous pourrez exercer sur les responsables militaires et politiques américains. La politique de contre-insurrection, on le sait bien, ne peut réussir que si elle est menée par une force autochtone. Aucune autre n’a jamais réussi.

La décision la plus grave prise au sommet de Lisbonne est évidemment le ralliement de la France, sans tambours ni trompettes, à une défense antimissile à l’égard de laquelle nous avions toujours marqué les plus extrêmes réserves. La déclaration finale précise que cette défense antimissile sera partie intégrante de notre posture générale de défense. Nous n’avons pas obtenu qu’il soit précisé que cette défense antimissile ne saurait être qu’un complément à la dissuasion, et non un substitut. Bien au contraire, l’OTAN endosse la posture de défense américaine, qui repose sur une triade : nouvelles armes conventionnelles, défense antimissile et armes nucléaires, dont le rôle est appelé à se réduire. La déclaration de Lisbonne est claire à cet égard : elle vise « à réduire notre dépendance dans la stratégie de l’OTAN à l’égard des armes nucléaires ».

Cette orientation est néfaste, monsieur le ministre d’État. Elle contribuera à saper la crédibilité et la légitimité de notre dissuasion. Or celle-ci reste nécessaire. La France n’est pas menacée que par le terrorisme. L’évolution rapide de la géographie des puissances en Asie et au Moyen-Orient comporte des risques bien supérieurs, comme en témoignent les récents événements de Corée. Que seront demain les relations entre la Russie et les États-Unis ? Ne soyons pas naïfs, un monde sans armes nucléaires n’est pas pour demain. Les États-Unis et la Russie détiennent respectivement 9 000 et 13 000 têtes nucléaires, soit plus de 90 % du total mondial.

Pour les stratèges du Pentagone, les arsenaux russe et chinois sont « dimensionnants ». Si nous avons calibré notre dissuasion en fonction du principe de stricte suffisance, nous voyons qu’en Asie les arsenaux nucléaires se développent, que ce soit en Chine, en Inde, au Pakistan ou en Corée du Nord. Le Pakistan refuse l’ouverture d’une négociation sur un traité d’interdiction de production de matières fissiles à usage militaire. La Chine refuse un moratoire. Aux États-Unis, le président Obama ne trouve pas les soixante-sept sénateurs qui lui seraient nécessaires pour ratifier le traité d’interdiction des essais nucléaires signé en 1992.

De toute façon, pour des raisons industrielles, le démantèlement des arsenaux existants, à supposer qu’il soit décidé, prendrait trente ans. Nous n’avons pas, comme les États-Unis, les moyens de mener des guerres conventionnelles à longue distance, qu’un monde sans armes nucléaires rendrait aussi possibles.

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