Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des affaires européennes, mes chers collègues, vivons-nous une simple crise financière, économique, sociale, morale, née aux États-Unis et qui a déferlé sur le monde, en particulier sur l’Europe qui, n’ayant pas achevé sa construction, n’a pas eu immédiatement à sa disposition tous les instruments nécessaires pour y répondre ?
Ne sommes-nous pas plutôt à l’aube d’une grande mutation, caractérisée par l’explosion démographique, l’évolution climatique et l’émergence de nouvelles puissances sur fond de mondialisation, qui va, pendant plusieurs décennies, rebattre les cartes avant de retrouver une nouvelle stabilité et un nouvel ordre du monde, sans qu’aucune nation ne puisse dire aujourd’hui quelle place elle y occupera ?
Ou bien encore, troisième hypothèse, ce petit cap de l’Asie, l’Europe, qui, depuis plus de 2 000 ans, a forgé une civilisation en apportant au monde les valeurs de liberté, de progrès et de solidarité, cette Europe-là a-t-elle amorcé son déclin ? Autrement dit, le Bas-Empire européen a-t-il commencé ?
Ces interrogations, cette peur n’expliquent-elles pas confusément, en partie, la radicalisation du débat dont nous sommes les témoins à l’occasion de ces élections européennes ? N’expliquent-elles pas l’hostilité, le désamour ou l’indifférence que nous constatons à l’égard de l’Europe ?
Entre ceux qui, face à ce défi, veulent de nouveau se réfugier sur la seule nation et ceux qui sont partisans de la fuite en avant vers un super-État, ou encore ceux dont l’horizon se résume à une échéance électorale et qui s’efforcent, chacun en ce qui les concerne, de concilier des contraires, nous percevons bien le trouble profond que créent ces différents avenirs possibles.
Au cours des siècles, notre continent s’est organisé d’abord sous la forme de l’impérialisme, c’est-à-dire de la domination des peuples par l’un d’entre eux, puis, en réaction, a été inventée la nation, que l’on a parée de toutes les vertus, jusqu’à ce que l’on constate que le nationalisme avait aussi donné deux guerres mondiales, et le centième anniversaire de la première nous en rappelle les atrocités.
De ces horreurs répétées est née l’intuition historique des pères fondateurs de l’Europe qui, en proposant de transcender les nations sans les effacer, ont fait émerger l’idée d’une lente maturation vers une « Communauté de nations » fondée sur la libre adhésion, la démocratie, la solidarité, le progrès et la recherche constante de la paix.
Cette paix fut le premier défi, et il a été gagné : la paix règne au sein de l’Union européenne depuis presque soixante-dix ans !
Le deuxième défi a, lui aussi, été relevé : il s’agit de la réunification du continent, puisque les pays ayant décidé d’abandonner la dictature comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal, puis ceux qui ont été libérés par l’implosion de l’URSS, sont venus nous rejoindre. Auparavant, ceux qui doutaient de la pertinence et de la clairvoyance de cette démarche de dépassement, tels que les pays nordiques et le Royaume-Uni, en étaient venus à penser qu’en définitive il valait mieux être dedans que dehors…
Le troisième grand défi qui se présente maintenant à nous est celui de la mondialisation ou, plus précisément, celui de la façon dont nous allons aborder et gérer les profondes transformations et convulsions auxquelles nous devons nous attendre.
La tâche ne sera pas facile, mais la question est simple : vaut-il mieux aborder ce défi seuls ou à plusieurs ? Le contexte qui nous attend appelle la réponse.
En 1950, c’était hier, la population mondiale comptait deux milliards et demi d’habitants ; en 2050, elle dépassera neuf milliards. Il s’agit de la plus grande révolution de tous les temps, qui se développe presque dans l’indifférence. D’ici là, tous les continents verront leur population augmenter, sauf l’Europe, qui passera de 530 millions d’habitants en 2030 à 515 millions en 2050. À ce moment-là, aucun pays de l’Union européenne ne représentera 1 % de la population mondiale et, dès 2030, aucun pays de l’Union ne figurera plus dans les huit premières puissances du monde.
Devant de tels chiffres, on pense au proverbe touareg : « Seul, on va plus vite, ensemble, on va plus loin ».
Voulons-nous être encore demain des acteurs de l’organisation de la planète et y défendre nos valeurs, nos intérêts, notre niveau et notre qualité de vie, ou bien, usés, fatigués, désabusés, divisés, allons-nous nous contenter d’en être les spectateurs repliés sur chacune de nos nations livrées à la puissance d’États-continents ?
J’espère que nous sommes nombreux en France et en Europe à vouloir relever ce troisième grand défi, après celui de la paix et de la réunification : notre participation à l’élaboration du destin de la planète et la défense de nos valeurs et de nos intérêts !
Les résultats des élections du 25 mai prochain nous montreront certainement que, si ce défi n’est pas gagné, il n’est pas perdu non plus.
Le désamour actuel à l’égard de l’Europe est réel, et en grande partie explicable : on peut lui trouver de nombreuses causes qui dictent autant de remèdes et d’inflexions. La crise financière née aux États-Unis de l’ultralibéralisme, d’un capitalisme non régulé, a provoqué beaucoup de chômage et beaucoup de souffrances, sans que l’Europe soit apparue comme protectrice face à cette vague.
Pendant longtemps, la plupart des chefs d’État et des hommes politiques n’ont pas osé dire à leurs peuples que les trente glorieuses étaient terminées et que l’on ne pourrait plus vivre tout à fait comme avant. Ils ont camouflé cette réalité en endettant leurs pays, ce qui rend beaucoup plus difficile, voire impossible au niveau de chaque État, une relance qui serait pourtant nécessaire.
Les bulles, financière en Irlande et immobilière en Espagne, ont prospéré jusqu’à leur éclatement et jusqu’à ce que l’Europe se dote, bien tard, de règles de régulation et d’une surveillance bancaire qui n’existait pas jusqu’ici. Quant aux règles budgétaires, elles ont été transgressées peu de temps après avoir été élaborées.
La facilité a consisté également, dans chaque État, à s’attribuer ce qui fonctionnait bien et à rejeter sur l’Europe, bouc émissaire commode, tout ce qui n’allait pas. L’évolution des pratiques de gouvernance n’est certainement pas allée non plus dans le sens d’une meilleure qualité.
Les horizons politiques se sont considérablement raccourcis – la prochaine élection plutôt que la prochaine génération ! –, et les pratiques politiques forment aujourd’hui un carré tragique fait essentiellement de sondages, de marketing, de tactique électorale et de communication, au détriment de la réflexion à long terme, des valeurs et du courage.
Les chefs d’État, qui prennent tous goût, et c’est légitime, à l’exercice du pouvoir, ont bien du mal à déléguer une partie de leur souveraineté. La politique de chacun d’eux devrait pourtant reposer sur deux piliers : le développement économique et la construction de l’Europe. Ce n’est malheureusement pas l’impression que nous avons en ce qui concerne le second pilier, et ce dans tous les pays de l’Union.
Les hommes politiques qui vantaient l’Europe il y a encore quelques années n’osent plus en parler, devant la montée du nationalisme, du populisme et du séparatisme, avec lesquels certains sont tentés de composer.
Les médias dans leur ensemble jugent que la question de l’Europe ne fait pas recette sur les antennes et, entre deux élections, ne s’y intéressent qu’au travers des dérapages de la Commission. À cet égard, je remercie Public Sénat d’avoir retransmis le débat entre les principaux candidats à la présidence de la Commission et j’appelle de mes vœux une telle émission tous les semestres.
Par ailleurs, la gestion de la Commission est apparue, souvent à juste titre, comme trop lointaine, trop tatillonne, trop technocratique et souvent maladroite, s’abandonnant à une inflation normative devenue parfois ridicule, parfois insupportable, alors que, par ailleurs, un travail important a été accompli, comme le prouve, par exemple, le bilan de l’action de Michel Barnier.
La politique commerciale a souvent donné l’impression d’une certaine naïveté à l’égard de nos concurrents. De même, l’absence d’une politique de change, qui contribue à un euro fort, lequel ne présente certes pas que des inconvénients, est surtout ressentie comme un obstacle à nos exportations.
La politique de concurrence dans l’Union apparaît aussi parfois comme une entrave à la constitution de grands groupes en mesure d’exister face aux géants de la concurrence internationale.
Surtout, la démocratie en Europe est largement inachevée. Le Président du Conseil européen est nommé et non élu, alors que l’Europe aurait besoin, comme toutes les grandes puissances, d’une voix, d’un visage et d’un patron. Le président de la Commission sera quant à lui désigné par le Conseil, certes en tenant compte du résultat des élections européennes, du moins l’espère-t-on, puis avalisé par le Parlement. Quant au mode d’élection des parlementaires, il conduit à ce que les électeurs ne les voient au mieux qu’une fois tous les cinq ans.
Le couple franco-allemand, qui a été le moteur de l’Europe, est aujourd’hui profondément déséquilibré, pour ce qui est tant des performances économiques que de la politique énergétique ou des perspectives démographiques.
La faiblesse du budget européen est également un grave handicap : 1 % du PNB européen, à comparer aux 25 % pour le budget fédéral des États-Unis. Certes, il ne s’agit pas de faire l’Europe sur le modèle américain, mais un budget représentant 1 % du PNB pose incontestablement un problème de crédibilité.
Cela est d’autant plus regrettable que, si une politique de désendettement est absolument nécessaire au niveau de chacun de nos États, elle ne l’est pas au niveau de l’Europe, puisque celle-ci, qui n’a pas le droit d’emprunter, n’est donc, par définition, pas endettée. C’est donc à cet échelon que l’on aurait dû faire la relance, mais les États ne l’ont pas voulu.