Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous célébrons aujourd'hui un anniversaire : il y a dix ans, Jean Bizet, Jean-Jacques Hyest et moi-même étions reçus par le président Chirac, qui nous disait tout l’intérêt et toute la passion qu’il vouait à la Charte de l’environnement. Même si certains d’entre nous n’y étaient pas tout à fait favorables, en particulier pour ce qui concernait son préambule, nous l’avons défendue et adoptée.
Aujourd'hui, nous examinons de nouveau une proposition de loi destinée à actualiser un texte adopté voilà quelques années. Selon moi, c’est une bonne méthode pour faire le point sur l’application d’une loi et la jurisprudence qui s’est développée. Je salue donc l’initiative de Jean Bizet et de ses collègues, qui nous permet de débattre d’un texte important, la Charte de l’environnement, en particulier de son article 5, qui met l’accent sur le principe de précaution.
Un précédent me revient toujours à l’esprit quand nous sommes amenés à réfléchir sur de tels principes. La loi Littoral, comme vous le savez, posait le principe de protection du littoral, à égalité avec un autre principe, celui du développement des activités économiques du littoral, notamment l’ostréiculture, la pêche ou le tourisme. Pendant dix-huit ans, les décrets d’application de cette loi n’ont pas été publiés. Par conséquent, nous avons laissé se développer la jurisprudence ; celle-ci a été notoirement excessive, en instaurant des zones de protection allant jusqu’à quinze kilomètres à l’intérieur des terres, et il a fallu que le Conseil d’État, après les cours administratives d’appel, mette le holà pour que le Gouvernement se décide enfin à prendre les décrets attendus depuis dix-huit ans. Dès lors, les deux objectifs fixés par la loi Littoral – la protection de l’environnement et le développement économique – ont pu être conciliés.
Il était donc bon d’évaluer dans quelle mesure le principe de précaution a néanmoins permis le développement de l’innovation et de la recherche. C’est en ce sens que l’initiative de Jean Bizet me paraît intéressante.
La Charte de l’environnement est un texte étonnant : elle énonce peu de droits en faveur des citoyens – deux articles seulement y sont consacrés – et beaucoup d’obligations. Tel est le cas de l’article 5, qui est en général mal interprété, non pas par les tribunaux – j’y reviendrai tout à l’heure –, mais par l’opinion publique. En effet, le principe de précaution est un principe de procédure et non un principe de fond : il énonce des règles que seule l’autorité publique doit respecter ; il ne s’impose pas aux entreprises privées ni aux associations, par exemple.
Le terme même d’« autorité publique » est intéressant, car la jurisprudence des tribunaux ne reconnaît pas aux maires la qualité d’autorités publiques ayant le devoir de respecter le principe de précaution. Cette jurisprudence est importante en ce qui concerne les antennes de téléphonie mobile : elle n’applique pas aux maires le principe de précaution, mais un autre principe, le principe de prévention. En l’occurrence, il s’agit pour les maires de respecter une recommandation de l’Association des maires de France, qui préconise de ne pas installer d’antenne à moins de cent mètres d’une école, d’une maison de retraite ou d’un hôpital.
Nous pouvons donc en tirer une première conclusion intéressante : nous devons étudier la jurisprudence. Indépendamment de la décision récente de la cour d’appel de Colmar contredisant complètement un jugement de première instance – ce qui va nous permettre de connaître la position de la Cour de cassation, puisque le procureur général l’a saisie –, il faut reconnaître que la jurisprudence des tribunaux administratifs et judiciaires est raisonnable. Elle respecte en effet l’esprit de l’article 5 de la Charte en vérifiant qu’un certain nombre de points ont bien été appliqués par l’autorité publique. Les tribunaux français respectent donc parfaitement l’esprit de la Charte, tel qu’il ressort notamment des travaux parlementaires d’il y a dix ans.
Cette jurisprudence va être confortée par celle du Conseil constitutionnel, qui a reconnu la valeur constitutionnelle du préambule de la Charte de l’environnement – ce qui ne veut pas dire qu’il soit d’application directe. On peut également constater que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne va dans le même sens, pour des litiges qui concernent essentiellement les entreprises ; cette jurisprudence à peu près constante est comparable à la nôtre. Il est intéressant de relever que la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas encore été saisie de l’application du principe de précaution, ce qui pourrait à terme se produire, notamment en ce qui concerne la protection de la santé.
En revanche, si l’on étudie ce qui se passe à l’étranger, on s’aperçoit que la France est en avance et qu’elle est allée plus loin que bien d’autres pays. Quelques constitutions mentionnent le principe de précaution, mais s’arrêtent là – tel est le cas des constitutions du Brésil, de l’Inde ou de l’Allemagne, mais l’application du principe n’est pas aussi poussée dans ces pays qu’en France.
Arrivés à ce stade, il était bon que nous nous interrogions sur le bien-fondé de la Charte de l’environnement et de son application. On constate que les choses se passent relativement bien dans notre pays, mais qu’une rupture existe entre la jurisprudence des tribunaux et la volonté du législateur, d’une part, et l’opinion publique, d’autre part. Malheureusement, les autorités publiques, investies du pouvoir de mettre en œuvre ce principe de précaution, ont souvent peur des réactions de l’opinion dans le cas où elles ne respecteraient pas une conception extrêmement étriquée de ce principe. On peut notamment constater que certaines autorités publiques prennent peur, après un débat public par exemple, et, au lieu de prendre les décisions prévues par l’article 5 de la Charte de l’environnement, comme la commande d’études ou la consultation d’experts, arrêtent le processus et paralysent l’initiative et la recherche.
Il était bon, par conséquent, de souligner cette situation, comme l’a fait notre collègue Jean Bizet en déposant sa proposition de loi. Évidemment, sa démarche témoigne d’une forme de naïveté constitutionnelle, si j’ose dire. En effet, vous savez comme moi qu’aucune proposition de loi constitutionnelle n’a abouti depuis 1958.