Intervention de Gilbert Barbier

Réunion du 18 juin 2014 à 14h30
Procédure applicable dans le cadre d'une rupture du contrat de travail — Adoption définitive d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Gilbert BarbierGilbert Barbier :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, madame la présidente de la commission des affaires sociales, mes chers collègues, contrairement à ce que son intitulé pourrait laisser penser, la proposition de loi dont nos collègues députés sont à l’origine n’est pas destinée aux praticiens les plus chevronnés du droit du travail.

Déposée à l’Assemblée nationale par le député Thierry Braillard et les membres du groupe RRDP – Radical, républicain, démocrate et progressiste – en juin 2013, cette proposition de loi y a été adoptée le 27 février dernier.

Elle concerne potentiellement tous les salariés et employeurs puisqu’elle vise à accélérer le traitement, par les conseils de prud’hommes, d’un contentieux très spécifique : celui de la prise d’acte de la rupture de son contrat de travail par le salarié.

Ce texte nous incite à faire un bref rappel des différents modes de rupture du contrat de travail. Historiquement, ils étaient de deux ordres : soit à l’initiative du salarié, avec la démission, soit à l’initiative de l’employeur, avec le licenciement. Depuis 2008, cette rupture peut se faire également d’un commun accord des parties, en convenant d’une rupture conventionnelle, qui doit être homologuée par l’autorité administrative.

Par ailleurs, en dehors du cadre fixé par le code du travail, le contrat de travail est soumis aux règles du droit commun des contrats, qui figurent dans le code civil. Il s’agit d’un contrat synallagmatique, c'est-à-dire qu’il contient des obligations réciproques entre le salarié – la réalisation d’un travail – et son employeur – la rémunération. En application de l’article 1184 de ce code, sa résiliation peut donc également être demandée par le salarié au juge compétent, en l’occurrence le conseil de prud’hommes, chargé de régler les différends qui surviennent lors de l’exécution d’un contrat de travail.

À côté de ces types de rupture du contrat de travail, la Cour de cassation a progressivement bâti les contours d’un mode autonome de rupture supplémentaire sur l’initiative du salarié : la prise d’acte. Par des arrêts fondateurs du 25 juin 2003, elle a établi que, lorsqu’il reproche à son employeur des faits commis par celui-ci, le salarié peut prendre acte de la rupture de son contrat de travail, c’est-à-dire mettre un terme définitif et immédiat à leur relation contractuelle.

Il appartient alors au juge prud’homal de qualifier les effets de cette rupture. Si les faits invoqués la justifient, elle produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, c’est-à-dire que l’employeur est redevable de l’indemnité compensatrice de préavis, de l’indemnité de licenciement, de l’indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse – soit au minimum les salaires des six derniers mois – et, le cas échéant, de dommages et intérêts supplémentaires en cas de préjudice distinct. Si tel n’est pas le cas, la prise d’acte équivaut à une démission et l’ancien salarié peut être amené à verser l’indemnité compensatrice du préavis non effectué à son employeur.

La prise d’acte est donc la possibilité reconnue à tout salarié qui se trouve confronté à un employeur dont les actions sont de nature à faire obstacle à la poursuite du contrat de travail d’y mettre un terme. Construction prétorienne, elle s’est éloignée du « droit à l’autolicenciement » dont elle avait été qualifiée à ses origines pour devenir l’ultime recours en cas de manquement suffisamment grave auquel, du fait du lien de subordination qui unit le salarié à son employeur, le salarié ne pourrait pas se soustraire autrement.

C’est pour cette raison qu’aucune rétractation n’est possible ; de même, la réintégration ne peut être envisagée. Seul un salarié peut prendre acte de la rupture du contrat de travail ; l’employeur, lui, doit obligatoirement respecter la procédure de licenciement.

Bien que ce ne soit pas l’objet de la proposition de loi, il me semble important de préciser brièvement dans quelles circonstances la jurisprudence a établi qu’un salarié avait pu, à bon droit, prendre acte de la rupture de son contrat de travail : il en va ainsi d’une modification significative du contrat de travail imposée au salarié, du non-respect des clauses du contrat – non-paiement de la rémunération de base ou des primes – ou encore du manquement à l’obligation de sécurité de résultat à laquelle tout employeur est tenu envers ses salariés.

La prise d’acte de rupture du contrat de travail n’est pas une procédure sans risques pour le salarié. Cessant son activité du jour au lendemain, celui-ci ne peut prétendre à bénéficier de l’assurance chômage que s’il se trouve dans un cas de démission considéré comme légitime par Pôle emploi, c’est-à-dire en cas de non-paiement du salaire ou à la suite d’un acte susceptible d’être qualifié de délictueux, à condition qu’une plainte ait été déposée. Dans le cas contraire, c’est seulement si le juge estime, au terme de la procédure contentieuse, que la prise d’acte était fondée que la personne pourra bénéficier de l’indemnisation de sa période de chômage.

Par ailleurs, la charge de la preuve repose sur le salarié : c’est à lui de démontrer que les agissements de son employeur sont d’une telle gravité que l’exécution du contrat de travail est devenue impossible. En principe, le doute ne lui profite pas. Par trois arrêts rendus le 26 mars dernier, la Cour de cassation a renforcé son contrôle sur les motifs invoqués par le salarié à l’appui de sa prise d’acte, en écartant les motifs anciens n’ayant pas conduit à l’interruption immédiate du contrat de travail. Il ne semble donc plus possible de faire valoir des faits trop éloignés dans le temps, remontant à plusieurs mois, voire à plusieurs années. De même, le bien-fondé de la prise d’acte en cas de manquement à l’obligation de sécurité de résultat a perdu son caractère automatique.

Deux arrêts rendus le 12 juin 2014, soit jeudi dernier, dont je ne pouvais par conséquent avoir connaissance lors de la présentation de mon rapport devant la commission, sont venus accentuer cette évolution de la jurisprudence. Dorénavant, la prise d’acte ne pourra plus être justifiée par la seule modification unilatérale du contrat de travail par l’employeur. Le juge du fond devra donc s’attacher à évaluer les effets de cette modification sur la poursuite du contrat afin de déterminer si la prise d’acte était justifiée, y compris lorsqu’il est question de la rémunération du salarié.

La prise d’acte de rupture du contrat de travail existe donc bien dans notre droit. À cet égard, la présente proposition de loi ne crée pas de nouveau droit. Mais, comme vous l’avez souligné, madame la secrétaire d’État, les salariés contraints de recourir à cette procédure doivent attendre que le conseil de prud’hommes statue sur ses effets, voire que les voies de recours – devant la cour d’appel, puis éventuellement la Cour de cassation – soient épuisées. Or chacun d’entre nous connaît la longueur des procédures prud’homales : si, en moyenne, un jugement est rendu en 13, 7 mois, il est rendu en plus de 25 mois lorsque le départage est nécessaire. Comme 58 % des décisions font l’objet d’un appel, la procédure peut être prolongée d’un an, voire de deux ans devant la cour d’appel de Paris.

Dans ce contexte, la proposition de loi vise à accélérer le traitement de ce contentieux devant le conseil de prud’hommes en transposant à la prise d’acte une procédure qui existe déjà pour la requalification d’un CDD en CDI et qui sera probablement très prochainement applicable aux demandes de requalification d’une convention de stage en contrat de travail. Son article unique prévoit qu’en cas de prise d’acte le bureau de jugement du conseil de prud’hommes devra statuer dans un délai d’un mois.

J’ai été interrogé, en commission, sur l’importance du contentieux concerné. S’il n’existe pas de suivi statistique aussi fin de l’activité des conseils de prud’hommes, il est possible d’extrapoler à partir des arrêts des cours d’appel pour obtenir un ordre de grandeur. D’après le ministère de la justice, 2 465 d’entre eux faisaient référence en 2013 à la prise d’acte. Comme environ 60 % des arrêts des prud’hommes sont frappés d’appel, on peut estimer que quelque 4 000 recours prud’homaux ont été déposés l’an dernier au titre de la prise d’acte. Cela représente à peine 2 % du contentieux prud’homal, ou moins de vingt affaires en moyenne pour chacun des 210 conseils de prud’hommes que compte notre pays. Quant à la chambre sociale de la Cour de cassation, elle a rendu, l’an dernier, 169 arrêts dans lesquels il est question d’une prise d’acte, ce qui correspond à environ 5 % de son activité totale.

Pour accélérer le traitement de ces affaires, la proposition de loi supprime l’étape de la conciliation dans la procédure prud’homale pour en saisir directement le bureau de jugement. Ce choix est aisément compréhensible puisque la prise d’acte traduit un désaccord irréconciliable entre le salarié et son employeur et, très souvent, un comportement en contradiction avec les principes fondamentaux de toute relation de travail. Qui plus est, avec un taux de succès qui a chuté en dessous de 10 %, la conciliation générale est devenue purement formelle dans la grande majorité des cas. Elle sert même parfois d’outil d’obstruction pour retarder l’instance.

Il est donc dans l’intérêt du salarié, mais aussi de l’employeur de prévoir la résolution de ce différend grave dans les meilleurs délais. L’employeur est soumis à de fortes incertitudes, notamment financières, tant qu’un jugement n’a pas été rendu. Il peut être amené à provisionner des sommes importantes pendant plusieurs années consécutives et être confronté, au fil des différentes étapes de l’instance, à des décisions contradictoires qui peuvent fragiliser son entreprise.

J’ai souhaité interroger les partenaires sociaux sur ce texte, car la justice prud’homale repose sur le paritarisme. Les organisations représentatives des salariés y ont apporté leur soutien, tout en déplorant le manque de moyens alloués aux juridictions prud’homales. Les organisations représentatives des employeurs m’ont fait part de leur opposition, en raison de la suppression de la phase de conciliation et de leur hostilité au principe même de la prise d’acte. Cependant, force est de constater que celle-ci existe dans notre droit : nous ne pouvons pas en faire abstraction. Au contraire, en tant que législateur, il est de notre devoir de faire en sorte que ses spécificités soient prises en compte de manière appropriée.

Il n’est pas ici question de débattre de l’organisation des conseils de prud’hommes ou des moyens dont ils disposent : le moment viendra peut-être lorsque nous examinerons la réforme du mode de désignation des conseillers prud’homaux. La présente proposition de loi ne vise pas à apporter une réponse à ces questions, qui doit s’inscrire dans le cadre d’une réflexion plus générale. Elle apporte un aménagement procédural spécifique, qui me semble bienvenu dans les cas où, malheureusement, le comportement imputé à l’employeur par le salarié ne permet pas à ce dernier de continuer à exécuter son contrat de travail dans de bonnes conditions.

Je vous invite donc, mes chers collègues, à suivre la commission des affaires sociales et à adopter ce texte sans modification.

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