Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 15 octobre 2014 à 14h30
Lutte contre le terrorisme — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi dans le texte de la commission

Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux tout d’abord féliciter l’ensemble des sénateurs et sénatrices récemment élus ou réélus. Je me réjouis que nous commencions cette nouvelle session parlementaire par l’examen d’un texte qui a fait consensus à l’Assemblée nationale. Le présent projet de loi, extrêmement important pour la sécurité de nos compatriotes, s’inscrit dans un contexte international particulièrement difficile, chacun ayant à l’esprit les événements non seulement d’Irak et de Syrie, mais également d’Afrique du Nord.

Premièrement, je souhaite insister sur le contexte de développement et d’essaimage du terrorisme partout dans le monde, mais plus particulièrement dans la bande sahélo-saharienne, en Afrique du Nord, en Irak et en Syrie où les groupes terroristes, notamment Daech, effectuent une poussée importante. Cette dernière organisation est aux frontières d’un certain nombre de villes – je pense à Kobané, mais aussi à Bagdad, car elle est désormais non loin de cette dernière. Des minorités sont persécutées. Il a beaucoup été question des chrétiens d’Orient, mais ils ne sont pas seuls en cause. La communauté internationale est mobilisée pour stopper l’avancée de ce groupe, pour faire en sorte que ses exactions cessent et pour assurer la sécurité de nos compatriotes.

Ces groupes sont donc présents en Irak, en Syrie et dans la bande sahélo-saharienne. En Afrique du Nord, même s’ils ne sont pas toujours en relation les uns avec les autres, ils sont nombreux et présents dans beaucoup de pays. Ils circulent de part et d’autre des frontières et profitent parfois de la déréliction de certains États pour s’installer ; je pense, notamment, à la présence de nombreux groupes terroristes en Libye où ils s’implantent, prospèrent et se développent à la faveur de la disparition de l’État libyen et de son incapacité à assurer le contrôle de son territoire.

Qu’il s’agisse de Daech et du Jabhat al-Nosra en Syrie ou en Irak, de Boko Haram, d’Ansar al-Charia, d’AQMI, d’Al-Mourabitoun, ces nombreux groupes, qu’ils soient ou non franchisés à Al-Qaïda et qu’ils aient fait ou non allégeance à Daech, sont présents avec leur cortège d’exactions, de meurtres, de crimes, d’exécutions multiples, de décapitations, de crucifixions. Bref, ils sont à l’origine d’actes d’une absolue barbarie, d’une cruauté extrême que l’humanité a rarement connue et qui nous appellent à la responsabilité.

Ces actes suscitent une très grande émotion. L’exécution de notre compatriote Hervé Gourdel dans les conditions que l’on sait a uni les Français qui ont fait preuve de communion, et a suscité un même sentiment de dégoût et d’indignation.

Il faut par conséquent avoir conscience du risque que font peser ces groupes sur la sécurité du monde et, à l’intérieur de nos frontières, sur la sécurité de nos compatriotes.

Deuxièmement, je veux insister sur la forme nouvelle de terrorisme qui se présente à nous : elle nous met face à des défis que nous n’avons jusqu’à présent jamais connus.

Certes, par le passé, la France a déjà été confrontée à des actes de terrorisme, qu’il s’agisse d’actions de groupuscules d’extrême droite ou d’extrême gauche, mais aussi d’attentats perpétrés par des groupes radicalisés. Je pense au GIA, le Groupe islamique armé, composé de vétérans d’Afghanistan, dont les actions terroristes ont profondément endeuillé l’Algérie dans les années quatre-vingt-dix en faisant plusieurs centaines de milliers de victimes. Mais ces groupes étaient fermés, leurs connaissances étaient faibles. Ils intervenaient en France à partir de l’étranger et repartaient ensuite après avoir commis leurs exactions.

Aujourd'hui, nous sommes face à un nouveau type de terrorisme. Il s’agit d’un terrorisme en libre accès, car la numérisation de la société favorise la propagande de ces groupes, notamment sur internet. Il n’est qu’à voir les vidéos, à consulter les sites et les blogs appelant à l’engagement de nos concitoyens dans ces groupuscules, il n’est qu’à écouter le témoignage de ces parents désemparés quand, par le truchement d’internet, leurs enfants ont basculé dans le terrorisme pour comprendre la force de la propagande diffusée par l’intermédiaire de l’espace numérique à destination des plus vulnérables de nos ressortissants !

J’ai à l’esprit le témoignage de cette jeune mère de famille, Mériam Rhaiem, dont nous avons accompagné le retour après qu’elle eut récupéré en Turquie sa fille enlevée par son père, parti en Syrie mener des opérations terroristes. Cette jeune femme, à plusieurs reprises, a évoqué dans ses témoignages l’enfermement de son conjoint sur internet jusqu’à ce que, autoradicalisé, il décide de se rendre avec sa fille sur les théâtres des opérations terroristes.

C’est donc un phénomène nouveau que cette forme d’endoctrinement, d’embrigadement, de basculement, non par la fréquentation des mosquées où œuvreraient des imams salafistes, mais par internet. Les éléments transmis par nos services pour expliquer le phénomène d’engagement de nos ressortissants dans le terrorisme montrent la place particulière prise par la société numérique, y compris par les acteurs du numérique même si c’est, bien entendu, à leurs dépens. Il nous faut prendre conscience de cette nouveauté au moment où nous nous apprêtons à légiférer pour protéger nos concitoyens.

J’ajoute que ce phénomène « de masse », en ce sens que la diffusion de l’information est accessible à tout le monde, ce terrorisme en libre accès a conduit un très grand nombre de nos ressortissants à s’engager dans des groupes terroristes, notamment en Irak et en Syrie.

Après avoir évoqué le contexte international, la forme nouvelle de terrorisme à laquelle nous sommes confrontés, je donnerai quelques chiffres concernant le nombre de ceux qui ont rejoint ces groupes.

On estime qu’entre 8 000 et 10 000 ressortissants de l’Union européenne sont engagés dans des organisations terroristes en Irak et en Syrie. Ces chiffres n’ont cessé d’augmenter. Pour ce qui concerne la France, depuis le début de cette année, le nombre de ses ressortissants présents en Syrie sur le théâtre des opérations terroristes connaît une hausse de l’ordre de 72 % à 80 %. Nous devons donc faire face à un accroissement exponentiel et nous devons tenter de juguler, d’enrayer, de stopper ce phénomène, non seulement pour assurer la sécurité de nos concitoyens, mais aussi pour protéger ceux qui, embrigadés, endoctrinés par la propagande précitée, trouvent la mort à l’étranger. Je rappelle que près de quarante Français ont été tués en Syrie dans les conflits ou dans les batailles menés par le Jabhat al-Nosra ou Daech.

Au début de cette année, on dénombrait un peu plus de 200 Français en Syrie. Ils sont dorénavant 350. L’augmentation est très significative. Aujourd'hui, près d’un millier de nos compatriotes sont concernés, soit qu’ils se trouvent sur le théâtre des opérations, soit qu’ils aient pris le chemin du retour – on parle d’à peu près 190 individus, dont certains sont déjà sur le territoire national, et, au total, 80 % des départements français sont concernés –, soit qu’ils soient en route vers la Syrie, quelque part en transit au sein de l’Union européenne – près de 185 –, soit qu’ils soient encore en France et aient matérialisé leur volonté de s’engager, l’aient confiée à leurs proches, les familles s’étant parfois rapprochées de la Direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, ou de la plateforme de signalement que nous avons mise en place pour exprimer leur inquiétude.

Par conséquent, il est important de prendre la mesure du phénomène : je le répète, un millier de nos compatriotes sont concernés soit parce qu’ils sont sur les théâtres des opérations, soit parce qu’ils sont sur le chemin du retour, soit parce qu’ils ont l’intention de partir, soit parce qu’ils sont en transit vers la Syrie. Le problème ne cesse de s’aggraver, ce dont vous devez être bien conscients, mesdames, messieurs les sénateurs, à l’heure où vous vous apprêtez à examiner le texte que le Gouvernement vous présente. C’est à l’aune de ce phénomène que doivent être appréciées les mesures de protection et de prévention que nous soumettons à la délibération de votre assemblée.

Voilà pour le contexte, voilà pour la nature du phénomène, voilà pour son ampleur.

J’entrerai maintenant dans le vif du sujet en évoquant les différentes dispositions de ce projet de loi.

Notre premier objectif est de faire obstacle à ceux qui prennent un aller simple vers la mort, qu’elle soit physique – quarante de nos compatriotes ont perdu la vie en Syrie – ou psychologique – lorsque ces jeunes, souvent vulnérables, ont connu les exécutions en nombre, les décapitations, ont été les témoins d’actes barbares, voire les ont parfois commis eux-mêmes, ils reviennent dans notre pays sans plus aucune digue. Habités par les seuls instincts de la violence, ils représentent pour notre pays et pour nos compatriotes un véritable risque et un danger. Par conséquent – et c’est la première mesure –, il nous faut éviter les départs. À cet effet, nous avons déjà pris certaines dispositions.

Ainsi, avant même que ce projet de loi soit soumis à votre délibération, mesdames, messieurs les sénateurs, des mesures préventives ont été adoptées. Je pense à la mise en place de la plateforme de signalement, qui a conduit 450 familles à signaler le cas d’un ou de plusieurs de leurs enfants ou de leurs proches s’apprêtant à basculer.

Cette plateforme permet au ministère de l’intérieur de communiquer immédiatement aux préfets dans les territoires du ressort de résidence des parents ou des enfants les cas signalés. Par circulaire, prise avec le garde des sceaux, nous avons demandé que les procureurs de la République et les préfets organisent autour d’eux, dans tous les départements, un dispositif de suivi mobilisant toutes les administrations de manière à éviter ce basculement.

Cela peut se traduire par la mobilisation de compétences médicales et psychiatriques, par l’intervention de l’école lorsque le décrochage scolaire est à l’origine d’une perte de repères, par la mobilisation de la protection judiciaire de la jeunesse lorsque est en jeu un processus de rupture pouvant nécessiter un accompagnement précis, y compris de la prévention spécialisée. Cela peut se traduire aussi par la mobilisation de compétences sociales destinées à venir en aide à des familles qui sont en situation de décrochage pour des raisons de difficultés d’accès à l’emploi et d’absence de perspectives d’avenir.

Quoi qu’il en soit, et je l’affirme solennellement devant cette assemblée, rien ne peut excuser le basculement de nos jeunes dans les groupes susvisés. Il faut commencer par condamner avec la plus grande fermeté ces actes terroristes qui ne peuvent trouver aucune excuse légitime. Mais nous devons aussi, pour éviter que ce phénomène ne s’amplifie, mettre en place des politiques préventives, accompagner les familles, et c’est ce que nous faisons au travers de cette plateforme, dont l’institution, à la fin du mois d’avril dernier, a d’ailleurs permis d’éviter près de soixante-dix à quatre-vingts départs.

Mais cela ne suffit pas. Il est des cas pour lesquels les services dont c’est le rôle de prévenir et d’enquêter disposent de suffisamment d’éléments pour être convaincus que ces personnes partiront pour s’engager dans des groupes terroristes. Dans ces cas-là, nous proposons de mettre en place une interdiction administrative de sortie du territoire, afin d’empêcher ces départs.

Certains présentent cette mesure d’interdiction administrative de sortie du territoire comme une mesure d’exception et mettent en avant sa dimension liberticide, au motif qu’elle mettrait en cause la liberté d’aller et venir.

D’abord, cette mesure n’est en rien une mesure d’exception. Elle est une mesure de police destinée à prévenir un trouble grave à l’ordre public, comme il en est de toutes les autres mesures de police administrative. Elle n’entrera en vigueur que lorsque l’administration aura entre les mains suffisamment d’éléments témoignant du risque lié au départ non seulement pour celui qui s’apprête à partir, mais également pour nos concitoyens, dès lors que celui qui part pourrait revenir animé par les instincts violents dont j’ai parlé à l’instant.

Comme le présent projet de loi ne comporte aucune mesure qui ne soit assortie de dispositifs de contrôle ou de garantie, j’ai tenu à ce que cette interdiction administrative de sortie du territoire, qui relève d’une mesure de police destinée à prévenir un trouble à l’ordre public, soit assortie d’un contrôle du juge, et ce sans tarder, c’est-à-dire quarante-huit heures après que la mesure a été prise, en référé. Le juge administratif n’est pas – contrairement à ce que j’ai pu entendre parfois – le bras armé de l’État. Accompagnant les mesures d’empêchement que l’État prend pour des raisons supérieures qui relèvent notamment de la nécessité de protéger, face à des risques graves, nos concitoyens, il n’est pas, dans ce cas-là, je le répète, le bras armé de l’État ; il est le protecteur du citoyen, des libertés publiques et des libertés individuelles, auxquelles les citoyens sont attachés.

De l’arrêt Benjamin à l’arrêt Canal, tous ceux qui, dans cette enceinte, apprécient le droit administratif…

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