… savent à quel point le juge administratif est protecteur des libertés individuelles. Il a constamment protégé les citoyens contre les risques attentatoires aux libertés individuelles et aux libertés publiques.
Pour que le principe du contradictoire soit plein et entier et qu’il ait un sens, dès lors que le juge administratif sera saisi en référé, l’État produira à l’avocat l’ensemble des éléments dont il dispose et qui ont présidé à l’interdiction. Il le fera d’ailleurs dans son propre intérêt, car plus l’État fournira d’éléments qui ont justifié l’interdiction, plus il sera garanti de voir le juge reconnaître la décision – si elle est légitime – qu’il a prise d’interdire la sortie du territoire.
L’interdiction de sortie du territoire est donc une mesure de police administrative destinée à prévenir un départ dont les conséquences pourraient s’avérer funestes pour celui qui veut partir et pour ceux qui pourraient être atteints à terme par les actes de celui qui serait parti. Elle s’effectue sous la protection du juge administratif dans le cadre d’une procédure contradictoire garantissant absolument les droits de celui qui se sera trouvé empêché de quitter le territoire.
Cette première mesure est complémentaire d’autres dispositions que nous avons prises, qui ne figurent pas dans le présent projet de loi et qui sont des mesures préventives mobilisant les services de l’État, à l’instar de la plateforme dont je viens de parler.
La deuxième mesure qui pourrait résulter de nos échanges, du projet de loi modifié à la faveur de ce débat au Sénat, est l’impossibilité pour ceux qui sont à l’étranger et qui sont convaincus d’avoir commis des actes terroristes de revenir en France dès lors qu’ils n’ont pas la nationalité française.
L’introduction de cette mesure, que ne comportait pas le texte initial, a été souhaitée sur de nombreux bancs lors des discussions qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale. À cette occasion, j’avais indiqué que l’ajout de cette disposition ne me paraissait pas incohérent avec l’esprit et la lettre du projet de loi si nous voulions resserrer les mailles du filet et être plus efficaces encore. J’ai repris cette idée des députés à mon compte en proposant que le débat au Sénat soit l’occasion de la mettre en œuvre. Je forme donc le vœu que le débat souhaité sur ce sujet par de nombreux parlementaires soit possible, afin que nous puissions compléter le projet de loi.
La troisième mesure du présent texte concerne la régulation que nous souhaitons mettre en place sur internet.
La semaine dernière, plusieurs de mes collègues ministres de l’intérieur de l’Union européenne et moi-même avons rencontré à Luxembourg les responsables des grandes plateformes internet que sont Google, Twitter, Facebook et Microsoft. Nous avons débattu avec eux du rôle que jouent ces hébergeurs, ces éditeurs, bien malgré eux, dans la diffusion de vidéos, d’images, de blogs, de sites qui font l’apologie du terrorisme, voire le provoquent, et qui sont des outils puissants de persuasion en vue de faire basculer nos ressortissants.
À ce propos, ce matin même, une vidéo était diffusée sur Youtube : c’était un véritable appel à commettre des crimes sur notre territoire, émis à partir de la Syrie par un combattant étranger.
Doit-on considérer que ces appels aux crimes, aux meurtres, que cette incitation à la barbarie relèvent de ce que l’on peut dire, de ce que l’on a le droit de dire ou, au contraire, d’un délit qui, en tant que tel, doit être sanctionné ? Si ces appels se produisaient sur un autre espace public, un autre espace de liberté, et non sur la Toile, l’espace numérique, je suis convaincu que tous ceux qui siègent dans cet hémicycle me demanderaient les raisons pour lesquelles je ne fais pas cesser le trouble à l’ordre public, et ils auraient toute légitimité à le faire. Mais dès lors qu’il s’agirait d’internet, il ne serait plus possible de procéder ainsi parce que la prévention du risque et la mesure de police en vue de rétablir ou d’assurer l’ordre public seraient liberticides !
Les opérateurs internet nous ont indiqué qu’eux-mêmes procédaient à cette régulation, au retrait d’un certain nombre de vidéos, de sites, de blogs, et qu’ils n’étaient pas choqués que l’État propose d’alerter sur ces sites afin qu’ils puissent encore aller plus loin dans ce travail, même s’ils reconnaissaient que cela pouvait justifier la montée en puissance d’un certain nombre de moyens humains ou de modalités technologiques.
Le dispositif qui vous est proposé, mesdames, messieurs les sénateurs, est précis. Il conduit, sous le contrôle d’une personnalité qualifiée désignée par la Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL, à appeler l’attention des éditeurs et des hébergeurs sur le risque qui s’attache à la diffusion d’un certain nombre de messages, à leur demander de bien vouloir les retirer, à leur laisser vingt-quatre heures pour le faire d’eux-mêmes – ce qui n’est pas choquant, puisqu’ils le font déjà –, et si, au bout de vingt-quatre heures, rien n’est fait, à procéder au blocage du site.
Ce blocage peut requérir des modalités techniques et technologiques différentes, plus ou moins intrusives. J’ai précisé à l’Assemblée nationale quelles étaient les modalités possibles et indiqué que le Gouvernement ferait le choix des dispositifs les moins intrusifs. En effet, au travers de ces dispositions, nous souhaitons appeler l’attention des éditeurs et des hébergeurs, et non mettre en place des dispositifs attentatoires aux libertés publiques.
C'est la raison pour laquelle nous avons, une fois de plus, pris des précautions, d’abord le contrôle par la personnalité qualifiée dont je viens de parler, mais également la possibilité pour le juge d’être saisi en référé de cette décision de blocage et de se prononcer dans des délais rapides sur son opportunité.
Un certain nombre d’entre vous ont souhaité, lors des travaux qui ont eu lieu en commission des lois, allonger la durée que nous donnons aux éditeurs et hébergeurs pour procéder au retrait en la passant de vingt-quatre à quarante-huit heures.
Je comprends parfaitement l’esprit de cette proposition, puisqu’il s’agit de ne mettre en œuvre le blocage que s’il est vraiment nécessaire, après avoir laissé le temps aux éditeurs et aux hébergeurs de se retourner. Mais j’y vois une difficulté technique : quarante-huit heures est un délai suffisant pour dupliquer des sites et pour en assurer le transfert. Je ne voudrais pas que nous entrions dans une chaîne infinie de création de sites miroirs qui justifierait de notre part une litanie de mesures de blocage dans une sorte de cercle vicieux sans fin. Je propose donc que notre débat soit l’occasion d’aller au fond de la réflexion engagée par le Sénat dans un dialogue ouvert avec le Gouvernement, afin de s’assurer que la mesure que nous arrêterons sera bien la bonne.
La quatrième mesure que nous prenons est la création d’une infraction d’entreprise individuelle terroriste.
Cette mesure se justifie pour une raison : l’association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, qui existe depuis 1986, ne couvre pas à elle seule – les juges antiterroristes nous l’ont dit à plusieurs reprises à l’occasion de nos rencontres – la totalité des cas de figure impliquant des personnes en situation de commettre des actes criminels.
En effet, nombre de ces personnes s’auto-radicalisent. Comme je l’ai souligné tout à l’heure, certains de nos concitoyens particulièrement vulnérables basculent dans la fréquentation exclusive d’internet et s’y livrent seuls. C’est pourquoi les juges ont souhaité pouvoir disposer d’une nouvelle incrimination au plan pénal, et c’est celle de l’entreprise individuelle terroriste.
Bien entendu, cette incrimination pénale doit être très précisément définie dans la loi. Là aussi, contrairement à ce que j’ai entendu, il ne suffit pas de fréquenter des sites internet djihadistes pour se voir incriminer de participation à une entreprise individuelle terroriste ou même être soupçonné de vouloir participer à une telle entreprise. Il faut aussi détenir des armes ou avoir fabriqué des explosifs en vue de commettre un attentat. Sous l’effet cumulatif et articulé de ces éléments objectifs, l’on peut alors relever de cette incrimination.
Je tiens à apporter ces précisions, car certains, en présentant de façon biaisée les mesures que contient ce texte, voudraient faire accroire qu’il remet en cause un certain nombre de libertés. Ainsi, il m’est arrivé d’entendre que l’entreprise individuelle terroriste reposait sur un seul critère qui, dès lors qu’il était constaté, justifiait l’incrimination. C’est faux ! Des critères cumulatifs devront être réunis pour que l’incrimination pénale soit possible.
Cinquième mesure prévue dans ce texte, des techniques nouvelles sont mises à disposition des services pour leur permettre d’être plus efficaces encore au cours des enquêtes qu’ils conduisent.
Nous leur donnons ainsi la possibilité de perquisitionner des « clouds » ou d’intervenir sur les forums sous pseudonyme. C'est la raison pour laquelle nous demandons une augmentation de la durée de conservation des interceptions de sécurité de dix à trente jours. En effet, un certain nombre d’interceptions visent des personnes parlant des langues étrangères rares et nécessitent donc un processus de traduction qui peut prendre du temps.
Comme nous n’avons pas voulu que cette possibilité nouvelle donnée aux services ne soit assortie d’aucun contrôle, nous avons proposé que la CNCIS, la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, puisse, en contrepartie de cet allongement, disposer de pouvoirs de contrôle accrus. L’idée est toujours la même : de même que, lorsque des mesures de police sont prises, elles doivent se faire sous le contrôle du juge, de même, les nouveaux moyens donnés aux services justifient un renforcement des pouvoirs de contrôle de la CNCIS.
Nous tenons à ce que cet équilibre soit scrupuleusement respecté. En effet, il est dans l’esprit de la loi et dans la volonté du Gouvernement d’apporter la démonstration que rien de ce que nous engageons contre le terrorisme ne se fera au détriment des libertés individuelles et collectives. Car, si tel était le cas, nous consacrerions alors l’une des premières victoires du terrorisme sur la démocratie, lequel entend partout faire reculer les libertés pour que partout s’installe la terreur. Nous souhaitons, pour notre part, que les libertés jamais ne reculent, que nulle part la terreur ne s’installe. Nous entendons donc combattre les terroristes sur notre propre terrain, celui des valeurs de la démocratie, celui des règles et principes généraux du droit qui fondent notre architecture constitutionnelle.
Voilà ce que je voulais dire dès à présent sur le texte du projet de loi. Je n’ai pas tout évoqué, mais j’ai parlé de l’essentiel, et le reste sera abordé au cours de nos débats.
Je voudrais conclure en évoquant d’abord l’organisation de nos services, ensuite nos actions au plan européen.
Sur l’organisation de nos services, j’étais ce matin devant la commission de la défense de l'Assemblée nationale et la semaine dernière devant la commission des affaires étrangères, lesquelles s’interrogeaient sur la capacité de nos services à faire face à la situation, et par « capacité », il fallait entendre les effectifs, les moyens, les organisations.
La Direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, qui ici est en première ligne, a connu une évolution dans son organisation.
Je rappelle que la DGSI, quand elle était encore la DCRI, a perdu 150 effectifs sur la période 2007-2012, que ses budgets ont été étals et que le Président de la République et le Premier ministre, conscients de la situation, ont souhaité qu’elle soit dotée des moyens dont elle a besoin pour faire face à la réalité de la situation nouvelle que nous rencontrons.
Cela se traduit concrètement par la création de 436 emplois au sein de la DGSI – 127 ont déjà été recrutés depuis le début de l’année 2014 – et par une augmentation de 12 millions d’euros par an jusqu’à la fin de la période triennale, c'est-à-dire jusqu’en 2017, des crédits dits « hors titre 2 », c’est-à-dire les crédits de fonctionnement dont disposent ces services pour remplir leur mission dans un contexte difficile.
Cette augmentation annuelle du budget de 12 millions d’euros permettra de faire le bond technologique nécessaire pour rendre les services plus performants. Quant aux emplois supplémentaires, ils permettront d’aider ces services à accomplir leur mission, dans un contexte où 50 % des effectifs sont concentrés aujourd’hui sur la lutte antiterroriste.
Néanmoins, cela ne suffit pas. Certaines affaires de terrorisme intervenues depuis les années 2010 ont montré que le fonctionnement de nos services, « en tuyaux d’orgue », c'est-à-dire vertical, sans qu’il y ait nécessairement de communication entre eux, n’était pas la meilleure manière d’échanger de l’information et d’assurer l’efficacité de l’intervention commune pour prévenir et lutter contre le terrorisme.
Les réunions qui se tiennent autour des préfets, avec les clauses de confidentialité qui s’y attachent, les réunions hebdomadaires de tous les services qui dépendent du ministère de l’intérieur autour de l’UCLAT, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste, les échanges d’informations entre ces services autour du ministre de l’intérieur à l’occasion des réunions d’état-major hebdomadaires, tout cela permet d’assurer la circulation de l’information.
Le pilotage très fin de l’action de nos services face à une réalité nouvelle et mouvante garantit, par-delà la loi, par-delà la prévention et les moyens budgétaires alloués, une bonne coordination du fonctionnement de l’administration sur ces sujets.
En matière de terrorisme, mesdames, messieurs les sénateurs, si zéro précaution, c’est 100 % de risque, 100 % de précaution ne signifie pas un risque zéro ! C’est la raison pour laquelle il faut, sans rien cacher à nos compatriotes, leur dire la vérité sur la réalité.
La menace est réelle et sérieuse, et nous nous organisons pour y faire face. Nous le faisons en préservant toujours l’équilibre entre la nécessaire protection des Français et la non moins nécessaire protection des libertés publiques. Mais tout ce que nous faisons en France pour atteindre cet objectif serait inefficace si nous ne faisions pas coopérer nos services avec ceux d’autres pays et si nous ne renforcions pas la dimension européenne de nos actions. Ce qui m’amène à mon second point.
Mesdames, messieurs les sénateurs, sur la question de la lutte contre le terrorisme, l’Europe n’est pas le problème, elle est la solution. Qu’adviendrait-il si la France ne disposait pas du Système d’information Schengen, qui est un fichier partagé par l’ensemble des pays de l’Union européenne en raison de la circulation de leurs ressortissants sur tout l’espace européen ? Je rappelle que les combattants étrangers en provenance de Syrie traversent l’Union européenne et ses frontières en tous points…
Nous avons vu au travers d’exemples souvent médiatisés que certains mineurs ou certaines familles qui quittent la France pour aller s’engager dans des opérations terroristes ne partent pas des aéroports français, mais plutôt d’aéroports européens, en vue d’échapper à la vigilance des forces de sécurité françaises.
Si nous n’avons pas un dispositif partagé par les pays de l’Union européenne qui permette à tout aéroport européen d’avoir un signalement « combattant étranger » dans le fichier SIS ou le fichier des personnes recherchées inclus dans le SIS, alors, la France est aveugle !
C’est la raison pour laquelle, au mois de juin dernier, j’ai demandé, avec mon homologue belge, à l’Union européenne que l’on insère un signalement spécifique « combattant étranger » dans le Système d’information Schengen. C'est la raison pour laquelle aussi nous avons souhaité que soit mis en place à l’échelle européenne un passenger name record, un PNR européen, c'est-à-dire un système d’enregistrement des passagers permettant de connaître précisément les personnes dangereuses impliquées dans des opérations terroristes qui transitent par des aéroports européens. L’échange d’informations doit permettre à tous les services de l’Union européenne de neutraliser ces personnes de façon efficace et ainsi de prémunir les peuples d’Europe contre ce risque terroriste.
Le Conseil Justice et affaires intérieures qui s’est tenu jeudi dernier à Luxembourg a fait de ces propositions belges et françaises ses conclusions. C’est donc un projet significatif. Nous avons décidé, avec tous les ministres de l’intérieur mobilisés sur ce sujet – et nous réunirons le G6 à Paris le 6 novembre prochain –, d’avoir une démarche conjointe devant la commission Libertés du Parlement européen, afin de sensibiliser celle-ci à la nécessité de mettre en place ce PNR. Cette démarche pourrait d’ailleurs être assortie de progrès sur la directive « protection des données », car, là aussi, un équilibre doit être trouvé.
Je suis absolument convaincu que nous pouvons également, dans le cadre du code Schengen actuel, mettre en place dans nos aéroports, y compris à destination de ceux de nos ressortissants qui sont en partance pour un certain nombre de pays, des mesures particulières de contrôle qui renforceraient la sécurité. Nous réfléchissons, notamment avec nos homologues allemands, à une démarche qui pourrait permettre de progresser rapidement en ces matières.
Mesdames, messieurs les sénateurs, voilà le sujet qui se présente à nous. Il a sa part de complexité, et sa part d’émotions, aussi. Il nous engage collectivement pour assurer la protection des Français et préserver les libertés auxquelles tous ici nous tenons viscéralement.
Comme devant l’Assemblée nationale, je forme ici le vœu, compte tenu de la gravité de ce risque et de la réalité de la menace, que la représentation nationale puisse témoigner de son unité autour des objectifs de cette loi. L’unité est un vecteur de force dans les démocraties, lorsque celles-ci sont attaquées au cœur de leurs valeurs par des groupes dont la barbarie témoigne de la volonté de remettre en cause tout ce à quoi nous tenons.
Face à cette barbarie terrible, abjecte, immonde, dont on voit à quel point elle diffuse partout où elle agit des souffrances et des tragédies funestes, nous devons faire montre d’unité et trouver notre force dans cette unité. Nous devons faire en sorte qu’à la faveur de ces débats nous matérialisions cette unité, ce qui suppose, au-delà de l’écoute mutuelle, responsabilité et volonté. Mais la responsabilité, la volonté et l’unité ne sont-elles pas souvent les attributs du Sénat ?